L’HYPOTHESE DE LA FOLIE

L’HYPOTHESE DE LA FOLIE

L’argument de la folie ne trouve pas d’écho dans la succession des réfutations des raisons de douter auxquelles procèdent les cinq dernières Méditations. En ce sens, son intégration dans une lecture déflationniste des raisons de douter, fondée sur le principe selon lequel la force de chaque raison de douter se mesure à la place qu’occupe sa réfutation dans l’ordre des Méditations, peut paraître problématique.

LA CONTROVERSE FOUCAULT/DERRIDA

On a tenté d’expliquer l’absence de reprise de l’argument de la folie, soit par son caractère supposé avorté, soit par la thèse de son amplification par l’argument du rêve qui, d’une certaine façon, consisterait à le réendosser. Ces deux interprétations sont restées célèbres dans la controverse qui opposa, au sujet de l’évocation de la folie par Cet épisode du commentaire cartésien comprend trois pièces versées au dossier du rapport à la folie dans la Méditation première : i) trois pages de Michel Foucault dans M. FOUCAULT, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961, pp. 54-57, ii) une conférence de Derrida intitulée « Cogito et histoire de la folie », publiée, en 1964, dans la Revue de métaphysique et de morale et reprise dans L’écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967, pp. 51-96, iii) une réponse détaillée de Foucault à Derrida intitulée « Mon corps, ce papier, ce feu » publiée, à titre de postface, dans la seconde édition de l’Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972, pp. 583-603. La querelle entre Foucault et Derrida nous semble relever, du moins initialement, d’un dialogue de sourds. M. Foucault lit la Méditation première selon le principe d’une mise en perspective dans une histoire de la folie, alors que J.

Derrida procède à à un acte d’exclusion de la folie. Alors que la tradition sceptique faisait de la folie une raison de douter, un moyen dans la quête de la vérité, Descartes l’évincerait de sa fonction dans le cheminement du doute. M. Foucault comprend l’évocation par Descartes de la folie comme son rejet brutal, sa réduction au silence et son exil obtenu au prix d’un coup de force de la raison. Il n’y a plus, selon M. Foucault, de compromis ni de collaboration possible, pour Descartes, entre la folie et la raison dans l’entreprise de la recherche de la vérité par la lumière naturelle de notre entendement. Si le sujet se qualifiait de fou, il se disqualifierait immédiatement comme sujet méditant capable de vérité par la raison. M. Foucault voit dans ce supposé rejet, dans ce divorce entre folie et raison, une pétition de principe et le symptôme d’un nouveau rapport à la folie qui voit le jour au XVIIe siècle et annonce son grand renfermement, sa mise à l’écart et sa mise sous contrôle qui conduit à l’institution de procédures d’internement. L’internement est la forme institutionnelle que prend la grande coupure qu’instaure l’âge classique entre la raison et la déraison, dont le traitement par Descartes dans la Méditation première serait, selon M. Foucault, l’expression ou l’écho philosophique. M. Foucault réfère le texte des Méditations métaphysiques à un contexte relevant de transformations sociales, culturelles, politiques, institutionnelles, juridiques et judicaires dont il se ferait l’expression, avec lesquelles il entrerait en résonance. J. Derrida, quant à lui, affirme que l’argument de la folie n’a pas la force suffisante pour remettre en cause la totalité de la valeur objective de nos perceptions. Descartes, selon J. Derrida, trouvera cette force indispensable au doute radical dans l’argument du rêve, qui serait l’exaspération hyperbolique de celui de la folie. Bref, dans cette lecture inflationniste des raisons de douter, le rêveur serait, chez Descartes, plus fou que le fou.

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UNE HYPOTHÈSE À PRENDRE AU SÉRIEUX

Nous pensons que ces deux lectures, celle de Michel Foucault et celle de Jacques Derrida, doivent être renvoyées dos à dos. Elles sont, en effet, l’une et l’autre contestables sur le point fondamental qu’elles ont en commun d’admettre une disqualification, qui n’est pas si évidente, par Descartes de l’argument de la folie. Aussi débouchent-elles, en admettant une disqualification de l’hypothèse de la folie, sur une aporie : pourquoi Descartes aurait-il conservé la présentation de cette raison de douter s’il l’avait estimée si inconcevable, selon M. Foucault, ou si inadéquate, si faible, si peu soutenable, si inconsistante, selon J. Derrida ? Pourquoi ne l’aurait-il pas supprimée si elle n’était, à ses yeux, ni un instrument valable, ni une étape sérieuse de mise en œuvre du doute comme le soutient M. Foucault ? si elle n’était que l’ébauche ratée de l’argument du rêve comme l’affirme J. Derrida ? Quel serait l’intérêt de son maintien dans le processus de déploiement du doute si elle ne parvenait effectivement qu’à l’affaiblir ? Comment encore justifier sa place dans l’ordre la Méditation première si l’on souscrit aux analyses de M. Foucault ou de J. Derrida ? Aussi, proposons-nous de changer de point de vue et de nous tourner vers une autre possibilité de compréhension du texte. Notre hypothèse de lecture consiste, conformément à l’interprétation déflationniste des raisons de douter que nous défendons ici, à considérer que l’argument de la folie, comme celui des sens, est un argument parfaitement sérieux, assurément plus sérieux et plus inquiétant que ceux qui le suivent dans l’ordre de la Méditation première et qui tomberont les premiers sous les coups de la raison (argument du rêve, hypothèse d’un Dieu trompeur, fiction du malin génie). Comment s’autoriser, en effet, à penser que l’hypothèse de la plus totale folie se trouve dépassée comme le suggère J. Derrida ou qu’elle est, plus simplement encore, mise hors-jeu par Descartes, comme le soutient M. Foucault ? Rien ne permet de l’affirmer. Certes Descartes s’exclame qu’il serait aussi extravagant que les plus fous s’il se réglait sur leurs exemples, c’est-à-dire s’il se considérait comme eux, s’il s’inspirait de leurs exemples pour s’appréhender lui- même .

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