L’Homme : un individu social par excellence
Il est aujourd’hui considéré que toute forme de vie, des bactéries aux mammifères, est « sociale » dans le sens où – pour chacune d’elles – le comportement d’organismes isolés est influencé par le comportement environnant des organismes de la même espèce (Frank, 2007). D’impressionnantes capacités permettant le développement d’interactions sociales adaptées se sont développées au sein de nombreuses espèces animales (Hecht, Patterson & Barbey, 2012) bien que celles-ci soient très distantes les unes des autres du point de vue phylogénétique. Ainsi, il a été observé, par exemple, de remarquables capacités de communication chez les abeilles (Leadbeater & Chittka, 2007) et l’existence de comportements de coopération pour l’entretien d’une même toile chez certaines espèces grégaires d’araignées (Jackson, 2007). Même au sein d’espèces dites « non-sociales » (où les individus vivent majoritairement isolés les uns des autres), on observe une influence du comportement des congénères sur les comportements individuels. Chez la tortue charbonnière à pattes rouges (Wilkinson, Kuenstner, Mueller & Huber, 2010), par exemple, il a été démontré que l’observation du comportement des congènères bénéficiait aux comportements individuels de navigation. Par comparaison à la vaste majorité des espèces animales, les humains occupent une place particulière en ce qui concerne la complexité de leur vie sociale (Wilson, 1975). Nous nous distinguons notamment des autres espèces par une tendance remarquable à la coopération (Richerson & Boyd, 1998) pouvant être dirigée envers des personnes inconnues et pouvant mener à la réunion de millions d’individus pour le soutien d’une cause commune. Pour Tomasello (2009), cette étonnante disposition humaine aux comportements altruistes serait la conséquence évolutive du mutualisme. La survie de l’espèce humaine, notamment à travers les comportements de chasse et de défense, aurait induit une mise en commun des ressources personnelles et aurait donné lieu à l’émergence de phénomènes de coopération spontanée entre individus. Aujourd’hui, il est ainsi possible d’observer chez l’humain la manifestation de comportements sociaux spectaculaires du point de vue de leur rareté au sein du règne animal comme, par exemple, la prise en charge des individus souffrant de handicaps physiques ou mentaux mais aussi comme la réalisation d’actions conjointes par des individus séparés de milliers de kilomètres et ne s’étant jamais rencontrés (via internet par exemple). Etant donné que les humains passent la plupart de leur temps à s’engager dans des actions coopératives (Richerson & Boyd, 1998) ou à interpréter le comportement des autres (Barresi & Moore, 1996) même en l’absence d’intentions d’interagir (Frith & Frith, 2006), on peut s’attendre à ce que des influences interpersonnelles sustantielles existent au sein de l’espèce humaine. Evoluant dans un environnement social extrêmement riche, composé de centaines d’individus, les humains ont développé un système cognitif capable de comprendre les comportements de leurs congénères et de pouvoir les anticiper afin d’interagir efficacement avec eux. Soutenant cette idée, Castiello et al. (2010) suggèrent l’existence de prédispositions innées à accorder un statut privilégié à nos congénères au sein de notre environnement. A travers l’étude par échographie de jumeaux durant la gestation, ces chercheurs ont mis en évidence des différences cinématiques dans les mouvements des fœtus 29 selon qu’ils bougent vers la paroi intra-utérine ou vers leur jumeau et cela dès la quatorzième semaine de vie.
Définition et émergence de la cognition sociale
Un certain nombre de processus, regroupés sous le terme générique de « cognition sociale », permettent à l’individu d’interagir efficacement avec ses congénères et de développer des relations d’affiliation. Galloti et Frith (2013) définissent la cognition sociale comme « les processus qui supportent la compréhension des autres et les interactions que nous avons avec eux » (p. 1). Ainsi, ce terme fait référence à l’ensemble des processus cognitifs grâce auxquels un individu perçoit et conceptualise les actions de ses congénères et y réagit, que ce soit au niveau du groupe ou au niveau des relations inter-individuelles (Blakemore, Winston & Frith, 2004). Derrière ce concept très général, sont regroupés des mécanismes sociaux aussi variés que la détection du regard, la capacité d’empathie, l’imitation, les processus de communication, la détection des émotions et la théorie de l’esprit (Goldman & De Vignemont, 2009). Ces différentes compétences s’organisent conjointement et reposent sur les caractéristiques sensori-motrices de notre organisme, elles-mêmes sensibles au contexte social. Ainsi, pour Knoblich et Sebanz (2006) les processus de perception et d’action sont sociaux par nature et représentent les fondements du développement des interactions sociales et des capacités à comprendre le comportement des congénères. Nous allons aborder dans les paragraphes suivants la manière dont notre perception et nos comportements permettent d’optimiser les interactions entre individus en contexte social.
Ancrage social de la perception
Le regard d’un individu est un signal extrêmement important du point de vue du bon déroulement des interactions sociales (Wu, Bischof & Kingstone, 2014). Il peut traduire des informations à propos de ses états internes, comme les émotions ou les intentions, mais aussi renseigner sur les connaissances qu’il possède sur son environnement (Emery, 2000). Cette sensibilité au regard ne concerne pas seulement les relations entre humains, mais egalement entre humains et autres espèces animales. Par exemple, Watve et al. (2002) ont rapporté que les guêpieds (oiseaux insectivores de taille moyenne) rentraient significativement moins souvent dans leur nid lorsqu’un individu regardait dans leur direction par comparaison à une situation où cet individu regardait dans une autre direction. Ainsi, dans le monde animal, l’analyse du regard d’autres individus permet d’identifier des objets d’intérêts et d’anticiper le fait d’être soi-même un objet d’intérêt, éventuellement une proie pour un prédateur, et revêt de ce fait un caractère adaptatif. Comme le souligne Hecht, Patterson et Barbey (2012) « si quelque chose attire l’attention d’un congénère, il mérite également la mienne puisque l’on partage les mêmes sources de nourriture, les mêmes prédateurs, proies, et potentiels partenaires sexuels » (p.6). Le fait d’être sensible à l’endroit où est dirigé le regard d’un congénère peut donc être déterminant dans l’orgnisation de nos propres réponses comportementales. A ce jour, cette disposition a été observée chez les reptiles (Wilkinson, Mandl, Bugnyar & Huber, 2010), les oiseaux (Bugnyar, Stowe & Heinrich, 2004; Kehmeier, Schloegl, Scheiber & Weiss, 2011; Loretto, Schloegl & Bugnyar, 2009; Schloegl, Kotrschal & Bugnyar, 2008) et les mammifères (Range and Viranyi, 2011 ; Teglas, Gergely, Kupan, Miklosi & Topal, 2012) dont la majorité des études concerne les primates non-humains (Rosati & Hare, 2009). Chez certaines de ces espèces, toutefois, les individus se montrent davantage sensibles à l’orientation générale de la tête (Emery, Lorincz, Perrett, Oram & 31 Baker, 1997), alors que chez les chimpanzés par exemple, les individus montrent une nette capacité à suivre la direction du regard, isolément de la posture du corps (Tomasello, Hare, Lehmann, & Call, 2007). Par rapport aux autres espèces de primates, la sclérotique de l’œil de couleur blanche chez l’humain est particulièrement visible (Kobayashi & Kohshima, 1997), ce qui rend la direction du regard encore plus saillante et pourrait faciliter les comportements d’actions conjointes et de coopérations, tout en réduisant son efficacité comme prédateur (voir Figure 1).