L’homme et le fleuve
L’histoire de la ville commence, comme celle de nombreuses de ses homologues, quand se rencontrent un fleuve et une mer. La Daugava et la Baltique, Baltijas jūra, ou la « mer blanche » . Là s’arrêtent les terres d’Europe de l’Est qui s’étendent depuis la mer noire. Antonymes de fait ? Les deux mers cernent des paysages à la mémoire commune, d’anciennes républiques soviétiques aujourd’hui membres de l’UE. Les pays baltes sont trois états riverains de la mer dont ils héritent le nom, situés au point de rencontre entre les trois grands Empires scandinaves allemand et russe, qui se les disputent au cours de l’Histoire. Le fleuve, lui, est le symbole de leur unification, bien avant leur passé soviétique. Ce même fleuve qui, en trouvant son embouchure, sépare en deux la ville, Rīga, et avant elle le pays, Latvija. Il trouve sa source quelque part dans les immenses terres russes, et au même moment qu’il attise la convoitise, il emmène au-delà, vers l’orient.
Lors de mes premières découvertes sur le sol letton, je suis stupéfaite par les étendues naturelles qui s’ouvrent devant moi. La Lettonie semble si peu urbanisée à travers des yeux occidentaux. Je n’ai pas encore lu « les villes invisibles » à ce moment-là. Pourtant en 2h30 de vol depuis la Belgique, j’aurais aussi bien pu traverser les 8siècles ou tout l’empire qui nous séparent du Khan. En effet, la majorité de la population lettone se concentre dans les villes alors que 52% de la superficie du pays est occupée par la forêt et 27% par l’agriculture. Riga concentre à elle seule presque la moitié de la population du pays et par extension un tiers de toutes les activités culturelles et sociales. Déjà, dans les villes et campagnes, une succession d’événements semblent donner raison à cette situation. Ce sont les vides. Des bâtiments industriels, blocs de logements sont laissés vacants, à l’abandon, et ils abondent, s’enchainent le long des routes. Alors que plus loin elles sortent déjà de terre comme des petits champignons, les banlieues pavillonnaires.
Maxime Sebileau dans « Riga, capitale délaissée ? » étudie la polysémie et la valeur des vides dans la capitale. Il montre que ceux-ci sont d’ores et déjà investis par des collectifs d’art et d’évènementiel, leur prodiguant un nouvel affect au sein de certaines parties de la société. Maxime définit ces vides comme ceux d’une « ville à la frontière entre un lourd passé et un nouveau mode de vie […] Vides d’appropriation mais pleins de sens, ils sont le produit d’une société, symboles d’un traumatisme ou d’un imprévu. Ils possèdent quelque part en eux la réserve de la ville de demain ».
Depuis son indépendance retrouvée la Lettonie se vide chaque jour un peu plus de ses habitants, le résultat d’un cadre de vie et d’une santé économique inhérents à son attractivité. L’exode touche essentiellement la partie la plus jeune de la population partie travailler ou étudier à l’étranger. Pendant ce temps-là, pendant que les campagnes subissent une forte décroissance démographique, fruit entre autres d’une négligence en termes d’infrastructure – de transport notamment – la périphérie de Riga observe quant à elle une croissance antagoniste. Au débat sur la ville se greffe un tout autre débat qui semble depuis longtemps l’y subordonner ; celui de l’identité ethnolinguistique nationale. En 2017 le pays comptait 62% de Lettons, 25,4% de Russes, et 14,6% de Biélorusses, Polonais, Ukrainiens etc. Riga quant à elle comptait 55% de Russophones en 2016. Ainsi que son Histoire lui a appris, la grande ville et son cosmopolitisme dissolvent la culture autochtone à la base de l’identité nationale. La peur d’une nouvelle russification anime les débats politiques et sociaux. En outre, capitale de la culture en 2014, ce sont les cent ans de mémoire nationale qui occupent le centre de l’affiche plutôt que l’histoire huit-centenaire de la ville. Traditions folkloriques, diaspora ayant fui la seconde guerre mondiale, la consécration de la Nation semble parfois surplomber la culture dans son sens large, et fut à son tour souvent mobilisée afin de faire valoir ou oublier des ambitions de transformation de l’espace.
Or la capitale de la culture raconte autre chose à ceux qui tendent l’oreille. La ville de Cēsis avait elle aussi été proposée pour accueillir les évènements. Elle fut rapidement écartée car inapte à absorber la cohue, et plus difficilement accessible depuis l’aéroport de Riga. Célébrer et remémorer l’ensemble de la nation par le medium d’une ville à la plus grande visibilité, c’est peut-être un moyen pour ne pas négliger toutes les villes et villages de campagne, qui, vieillissants, semblent tous les jours depuis l’indépendance et l’entrée dans l’Europe, un peu plus tomber dans l’oubli.
Quatre ans se sont écoulés depuis 2014. Alors que 2018 fête le centième anniversaire de sa première indépendance, la Lettonie présente à l’occasion de la biennale d’architecture à Venise son pavillon « Together and apart » . Le regard y est concentré sur l’immeuble à appartement, plus qu’iconique dans le paysage alors qu’il loge presque deux-tiers de la population. Héritages du XXème siècle, dont une importante proportion de l’occupation, ces blocs représentent à mes yeux l’image la plus marquante du paradoxe Letton dans son ensemble. Stigmates du passé difficile de la société, ils incarnent à la fois ses idéaux contemporains et cherchent à influencer les valeurs communes des générations à venir. Comment vivre ensemble au sein de notre société croissante de complexité ? Une question qui glisse au cœur de l’actualité, ainsi que le fait le pavillon présenté lors de la précédente édition par les trois états baltes réunis ; «Architecture deals not anly with form. It is about data and material flows, the organization of resources, the mobilisation of capacities ; it organizes not only static things, but it is also a design of processes.» .
LES FRAGMENTS D’UNE HISTOIRE
L’ère du transport s’étend sur la surface de la planète. La citoyenneté ne représente plus aujourd’hui ce qu’elle représentait sous Napoléon, et le passé particulièrement cosmopolite de la Lettonie nuance d’autant plus la question. Les migrants russes sont déjà là, et ceux de l’Europe frappent à la porte. La question de l’immigration est plus que jamais au cœur de l’actualité mondiale. Pendant ce temps, la jeune génération fait ses valises et part chercher de meilleures qualités de vie, ailleurs. Elle laisse en creux des vides derrière elle, dans la ville, et dans les campagnes. Progressivement autours de Riga, et autours de la banlieue de Riga, les terres plates lettones s’aplanissent un peu plus. Comprendre l’histoire d’une société permet de comprendre qui elle est, quels sont ses enjeux, et quelle est la base sur laquelle se pose son projet social à venir, déjà en cours.
LES TERRES AVANT L’HOMME
Situés à l’extrémité nord-ouest de l’ensemble continental russe, les pays baltes forment un ensemble géomorphologique relativement homogène. La forme que nous leur connaissons aujourd’hui est essentiellement conditionnée lors du grand refroidissement climatique du Quaternaire. Les glaciations du pléistocène entrainèrent la formation de glaciers dans les régions septentrionales d’Europe. Lors de fluctuations périodiques de température, les glaciers se sont transformés, générant de fortes activités d’eaux de fonte. Ces eaux entrainèrent le ravinement des sols et la dislocation de débris rocheux, transportés et déposés sous diverses formes et amas géomorphologiques (moraines). En se retirant les glaciers ont élargi les sillons et rempli les dépressions ainsi formées, laissant derrière eux dans le bassin baltique une série de lacs et de marécages ainsi que des croupes allongées et de faibles altitudes. Le relief letton est aujourd’hui caractérisé par une vaste plaine. Parfois elle rencontre une butte ou une colline, due au caractère accidentel de la différenciation des dépôts postglaciaires. Ce caractère accidentel lègue également aux paysages européens leur extrême diversité géomorphologique. Le paysage lacustre letton contribue à cette richesse, formé de près de 4000 lacs, des 370km franchis par la Daugava et d’une façade maritime de 496km.
Le caractère morainique des sols les rend assez pauvres, et donc peu propices à l’agriculture. Acides, ils accueillent essentiellement de larges forêts de conifères qui couvrent plus de 40% du territoire. La présence abondante de bouleaux traduit également de leur acidité.
Bien qu’aujourd’hui la sylviculture occupe une part principale dans l’agriculture, la composition des espèces, leur répartition et structure verticale résulte encore de conditions et processus essentiellement naturels.
La présence de la mer Baltique adoucit la rigueur des hivers, et engendre un climat continental tempéré (zone de transition entre le climat maritime et le climat continental). Les précipitations sont contenues entre 600 et 1000mm et sont régulièrement réparties sur l’année. Les étés frais observent des températures moyennes contenues entre 15 et 20°C, tandis que les mois les plus froids peuvent atteindre une température moyenne de -10°C. Ainsi, malgré la difficulté d’établir des cultures, c’est essentiellement l’hydrographie et la relative clémence du climat qui attireront sur la Lettonie et essentiellement sur Riga, l’intérêt des hommes.
I. INTRODUCTION |