L’HOMME ET LA MORT
Quelques arguments sur la mort dans la sagesse antique
SOCRATE
Avec Socrate et ses contemporains les sophistes nous assistons à un tournant de la pensée philosophique. La pensée libre prend place car les sophistes découvriront que toutes les opinions sont relatives qu’aucune n’est certaine ou absolue. Toutes également peuvent se prouver. Mais les anciennes croyances n’en sont pas pour autant abandonnées, en témoignent les dialogues de Platon. Néanmoins ces croyances ne vont pas déterminer la pensée nouvelle qui avec SOCRATE va affronter la mort dépouillée de l’espérance surnaturelle. Socrate ne nie pas l’immortalité, il ne rejette pas la possibilité de la mort-renaissance, la mort-sommeil. Dans l’Apologie de Socrate comme dans le Phédon ou de l’âme on note l’idée que la mort est peut –être le passage de l’âme dans une autre vie. Dans le Phédon, Socrate s’adressant à celui qui lui donna le poison (la ciguë) dit : « Mais on peut du moins et l’on doit même prier les dieux pour qu’ils 18 favorisent le passage de ce monde à l’autre ; c’est ce que je leur demande moi-même et puissent-ils m’exaucer ! ». Socrate en affrontant la mort reste simplement indifférent. Si l’âme est immortelle, tant mieux, c’est un beau risque à courir. Ne sachant si la mort est un bien ou un mal, un rien ou un tout, pourquoi craindre. Ainsi face à une mort inévitable Socrate a bu la ciguë « aussi naturellement que le vin du banquet ».16. Socrate a donc voulu la mort parce qu’on ne peut vouloir contre la mort. Amoureux de la connaissance pour l’universel, il ne va pas se borner à ignorer ou craindre la mort. Socrate veut mesurer la mort d’après l’esprit humain, la raison humaine. Cependant il se révèle que à mesurer la mort, on ne mesure que l’ignorance humaine. La seule chose que l’esprit puisse mesurer, juger, corriger, c’est l’attitude insensée de l’homme devant la mort. Ce qu’il peut déterminer, c’est une conduite rationnelle qui surmonte la crainte et l’angoisse. Socrate oppose au traumatisme de la mort une sagesse, une philosophie vécue, totalement indifférente. L’intelligence apparaît ici comme dominant la mort. Socrate va plus loin quand il affirme que la sagesse rationnelle peut seule réprimer les angoisses de la mort. C’est cette conduite de l’intelligence par rapport à la mort que s’efforcera de préciser le Stoïcisme tandis que l’Epicurisme, lui, portera son effort sur le concept de mort.
LE STOÏCISME ET L’EPICURISME
Le Stoïcisme et l’Epicurisme dont les leçons s’opposent procèdent pourtant de la même intention : rendre l’homme heureux, lui procurer un état purifié de toute angoisse, de tout trouble. Dans les deux doctrines l’Esprit est porté à son paroxysme éliminant du coup les croyances. Non pas que les dieux par exemple n’existent pas mais que tout est Dieu (Stoïcisme) ou que les dieux ne s’occupent jamais du monde et des hommes (Epicurisme).
LE STOICISME
La sagesse stoïcienne repose sur une acceptation héroïque de la nécessité. Il est des choses qui dépendent et d’autres qui ne dépendent pas de nous comme la santé, la mort etc. C’est ainsi que la sagesse stoïcienne méprise la mort en méprisant la vie et se forge une méthode d’indifférence qui conduit jusqu’à considérer son propre corps comme un objet parmi les autres. En atteste le propos d’Epictète19 qui dit à son maître qui lui tord le bras : « Attention, tu vas le casser ». Le stoïcisme vise donc à séparer totalement l’esprit du corps qui est le siège de la sensation. La douleur est étrangère à l’esprit. En demandant à l’individu de se détacher de tout ce qui ne dépend pas de sa conscience, le stoïcisme affirme en fait cette conscience individuelle comme réalité suprême qui provient de l’universel. La sagesse stoïcisme est donc un exercice permanent de préparation à la mort. L’individu y apprend à mépriser sa condition particulière et s’affirme comme conscience souveraine qui connaît ses limites et ses faiblesses. Il assure alors lui-même la fonction inévitable de la mort. Maîtresse de sa vie et de sa mort, la conscience acquiert une puissance cosmique, retrouve son unité cosmique. Notons que dans la physique stoïcienne le monde est totalement dominé par la Raison et tout rentre dans l’ordre universel.
L’EPICURISME
L’Epicurisme emprunte à Démocrite sa physique matérialiste. Pour ce dernier l’univers est composé d’atomes qui sont éternels. L’atomisme élimine du coup la croyance au Dieu créateur (puisque les atomes sont éternels) et aussi au Dieu qui intervient dans le monde. En effet les dieux se gardent bien de pénétrer dans le monde car ils seraient en butte aux mouvements incessants des atomes. Armé d’une telle physique, Epicure soutient que l’âme humaine comme tout ce qui existe ici-bas est formée d’atomes matériels. Mais si les atomes sont éternels l’âme, elle, est un groupement fugitif d’atomes. Ces agrégats d’atomes se dispersent à la mort « comme une fumée » pour rentrer dans la masse flottante de l’univers. L’âme inséparable du corps meurt avec lui. Cependant l’Epicurisme s’efforce de nous faire comprendre que la crainte de la mort est insensée. La mort en décomposant notre âme, nous prive de toute sensation, et ainsi tant que nous vivons, la mort est absente ; quand la mort sera là, c’est nous qui ne serons plus. La rencontre de 20 Démocrite d’Abdère (avant 460- 370 av JC, philosophe grec matérialiste. Il identifie l’être à la matière composée d’atomes qui se déplacent dans le vide et non être au vide l’homme et de la mort n’aura jamais lieu2. La connaissance que la mort n’est rien pour nous doit donc exorciser toute crainte de la mort et de jouir de la vie. La mort est réduite à un simple rien. Dans la même veine Feuerbach (1804-1872), écrira plus tard que : « la mort est un fantôme, une chimère, puisqu’elle n’existe que quand elle n’existe pas » L’Epicurisme tente du coup de lutter contre le traumatisme psychologique que cause chez les vivants l’idée de mort. « La mort est la mort de la mort »dit encore Feuerbach. La mort est donc anéantie par l’entendement méprisée par la vie. En définitive, le Stoïcisme prône la disponibilité et la résignation à mort tout en dévalorisant la vie, alors que l’Epicurisme revalorise l’existence pour dévaloriser la mort et garantit ainsi le refoulement de l’idée de mort.
Quelques arguments sur la mort dans la période moderne
On note une survivance des arguments de la sagesse Antique dans la période moderne. Le Stoïcisme par exemple s’entrevoit chez Spinoza pour qui Dieu c’est la nature dans sa totalité. Par la pensée, l’homme s‘identifie à cette totalité. Si Spinoza refuse de penser la mort, Blaise pascal emploie la pensée de la mort à la disqualification de la vie terrestre.
Spinoza (1632-1677)
Spinoza proclame que le vrai philosophe ne pense jamais à la mort et que « sa sagesse est méditation non de la mort mais de la vie »24. Mais pour répudier de façon cohérente la pensée de la mort, il faut se placer à un niveau supérieur à celui de l’existence sensible. Certes l’homme est une minuscule partie de l’univers, simple mode fini de la substance infinie mais l’entendement nous permet de nous placer au niveau de la vérité, de l’être absolu où la mort n’a plus de sens. Par ailleurs la mort paraît inscrite inéluctablement dans le rapport entre chaque individu et la substance infinie dont nous ne sommes qu’un fragment dérisoire. Pour Spinoza le philosophe refuse la pensée de la mort parce qu’il refuse de se placer au niveau du sensible, de l’imagination et de la passion. C’est pourquoi le salut chez Spinoza consiste à affirmer notre être dans et par l’exercice de notre entendement. En comprenant par exemple l’enchaînement des causes qui nous font souffrir et nous détruisent, l’entendement affirme sa puissance intellectuelle. Le Dieu étant la nature en sa totalité, il est l’Etre auquel rien ne peut arriver puisqu’il n’y a rien d’extérieur à lui. Dès lors si par la pensée l’homme s’identifie à cette totalité, s’il se fond en elle par l’amour intellectuelle, il devient comme elle indestructible et donc éternel. Ainsi avec Spinoza, penser des idées vraies c’est accéder à un monde où la mort, d’une certaine façon, perd son pouvoir. La mort est la crainte de l’ignorant qui n’a pas appris à penser l’être en sa plénitude. Cependant on peut noter que Spinoza ne distingue pas l’idée vraie indestructible et éternelle du moi éphémère qui participe quelque temps à la vérité des idées mais ne se confond pas avec elles.
Pascal Blaise (1623-1662)
Pascal s’intéresse au sens de la méditation sur la mort car celleci est inévitable. Et c’est en tant que croyant qu’il pense la mort. Pour Pascal Dieu est et il ne se confond pas au monde comme le veut le Stoïcisme ou Spinoza. Ainsi l’âme est immortelle. Même s’il dévalorise la vie en prônant la mortification, c’est en vue du salut de l’âme. Il écrit : « Il ne faut pas avoir l’âme fort élevée pour comprendre qu’il n’y a point de satisfaction véritable et solide, que tous nos plaisirs ne sont que vanité, que nos maux sont infinis, et qu’enfin la mort, qui nous menace à chaque instant, doit infailliblement nous mettre dans peu d’années dans l’horrible nécessité d’être éternellement ou anéanti ou malheureux »25. Pascal emploie donc la pensée de la mort à la disqualification de la vie terrestre. Celle-ci est absurde car devant la mort d’autrui on voit toujours notre propre condition de mortelle. Devant ce doute d’être éternellement ou anéanti ou malheureux, Pascal se fait le devoir de chercher. Or l’athée se dit que « je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à chercher ce qui doit m’arriver ».26 En somme, penser la vie (Spinoza) et penser la mort (Pascal) semblent bien complémentaires. Louis Vincent Thomas le souligne bien quand il écrit que « Si on aime la vie et qu’on n’aime pas la mort, c’est qu’on n’aime véritablement pas la vie »
La mort dans la philosophie idéaliste
La question de la mort n’est certes pas au cœur de la pensée Kantienne et Hégélienne. Cependant leur philosophie centrée sur la raison, l’Esprit nous conduira à la conclusion de l’inexistence de la mort chez Kant et chez Hegel, la mort devient une nécessité du devenir du monde et de l’humanité.
Kant Emmanuel (1724-1804)
Kant va opérer une rupture avec les philosophies antérieures qui présupposaient que l’homme, par son intelligence ou son intuition pouvait atteindre la vérité28. C’est-à-dire la structure même du réel. Dans sa critique de la Raison pure Kant démontre le contraire. Le monde tel que nous le sentons, le représentons, le concevons, est un produit humain. Notre représentation du monde reflète les structures du Moi. C’est lui qui crée toute intelligibilité. En ce sens la mort n’existe pas, puisque nous ne faisons que la penser, la représenter. Et du coup, l’immortalité est réfutée. Néanmoins dans sa morale défendue dans la critique de la raison pratique, l’individualité est reconnue comme fin. Ainsi pour réaliser cette exigence éthique, Kant pose le droit et même la nécessité d’admettre une vie future. L’immortalité est ici revendiquée comme un besoin de l’homme pour régler sa vie pratique. Par exemple le devoir prescrit de réaliser une certaine perfection morale que je ne parviens pas à atteindre dans ma vie présente. Pour Kant on n’arrive pas toujours à purifier les déterminations de nos mobiles. C’est ainsi qu’il postule l’immortalité 28 cf les philosophies rationalistes tels que Descartes 25 de l’âme qui me donnera le temps de réaliser la perfection morale que je n’ai pu atteindre ici-bas.
HEGEL Friedrich (1770-1831)
Si pour Kant le monde extérieur tel qu’il est senti et représenté est un produit de l’homme, pour Hegel il est produit pour l’homme. Hegel intègre tout dans le devenir historique et c’est le progrès humain qui donnera son sens au devenir du monde. C’est dans ce devenir que la mort aura une grande signification même si Hegel ne médite pas particulièrement sur la mort. Cette dernière ne sera plus le « rien » des philosophes antiques mais elle devient une nécessité du devenir du monde et de l’humanité. La mort est donc une réalité qui arrive, transforme et joue un rôle dans le processus de la vie. A la limite la mort est une loi de la vie des espèces et des sociétés, régimes, institutions etc. Par rapport aux conceptions philosophiques qui fuient la réalité de la mort soit en la niant purement et simplement soit en se ménageant une porte de sortie vers l’immortalité, Hegel affronte la mort. C’est ainsi qu’il écrit « la vie de l’esprit n’est pas la vie qui s’effraie devant la mort et se garde pure de la dévastation, mais celle qui la supporte et se maintient en elle ». La mort est donc comme un besoin. Hegel l’assimile à la négation qui est le moteur même du devenir en même temps la démarche de l’Esprit, l’expression de sa liberté et de sa vérité. En effet toute finitude demande à se nier ; toute particularité demande à s’universaliser. On retrouve dans cette perspective dialectique du particulier et de l’universel l’idée stoïcienne et spinozienne de la nécessité de la mort de l’être particulier pour la satisfaction de l’universel. « Eh quoi, disait Epictète, je ne serai donc plus ? si, tu seras encore, mais quelque chose d’autre dont l’univers a besoin .»30 Notons que chez Hegel l’universel par rapport à l’individu animal, ce n’est pas le cosmos indéterminé, mais l’espèce. Ainsi la mort apparaît comme une victoire de l’espèce sur l’individu. L’individu est donc à la fois « nié » et « dépassé ». En définitive la mort est toujours dépassement, une affirmation supérieure. Si dans la perspective idéaliste de la mort Kant trouve une issue vers l’immortalité, Hegel fait de la mort une nécessité ; idée que l’on retrouve dans l’existentialisme.
INTRODUCTION |