Un cas de résistance professionnelle frontale, l’inspection du travail
Une logique professionnelle
En 1950, la convention n°81 de l’organisation internationale du travail (OIT) exige que les inspecteurs du travail soient placés « sous le contrôle d’une autorité centrale » et que leur indépendance soit garantie pour veiller à « l’application appropriée de la législation nationale du travail aux fins de la protection des travailleurs et de l’amélioration des conditions de travail ». La convention précise que les agents de contrôle sont libres de l’organisation de leurs contrôles et des suites à leur donner. Il est écrit notamment dans l’article 17 : « il est laissé à la libre décision des inspecteurs du travail de donner des avertissements ou des conseils au lieu d’intenter ou de recommander des poursuites judiciaires ». Les agents de l’inspection du travail, qui ont une culture beaucoup plus « professionnelle » qu’ « organisationnelle », prennent prétexte de leur statut d’indépendance pour résister à certains volets managériaux du plan de modernisation de l’inspection du travail.
Ils considèrent que les velléités d’animation de la politique du travail définissant des actions programmées prioritaires violent les dispositions de l’OIT garantissant l’indépendance de fonctionnement de l’inspection du travail. Ils manifestent également une forte défiance vis-à-vis de changement dans l’organisation susceptible de remettre en cause, à leurs yeux, la fonction généraliste de leur métier. C’est le cas des sections spécialisées sur une thématique, ou articulées autour d’un bassin d’emploi. C’est aussi le cas des propositions de certains directeurs de mettre en place des équipes renforts chargées de venir en aide aux sections, ou des les assister sur de nouvelles thématiques émergentes et complexes (temps de travail, lutte contre les discriminations…).
Une bonne illustration de l’attachement « qui fait corps » des agents de l’inspection à ce statut d’indépendance est le malaise qu’ils expriment collectivement face à la politique de leur employeur en matière de lutte contre le travail illégal. Les agents de contrôle craignent que leur action ne soit détournée par le gouvernement vers un rôle de police des étrangers. Ils peuvent, au contraire des policiers, pénétrer comme bon leur semble, dans toutes les entreprises, de jour, de nuit, les jours fériés. Leur identité de communauté de travail qui les place du côté de la défense des salariés victimes de leur employeur induit chez nombre d’entre eux une répulsion pour des opérations de « contrôle » des salariés, qui laissent, d’après eux, largement impuni l’employeur délinquant, quand ils ne soupçonnent pas l’employeur d’être de mèche avec les « flics ».
L’expression de la « résistance » : l’exemple de CAPSITÉRE
Les sections d’inspection du travail dans les directions départementales du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle partagent depuis le début des années 2000 un nouveau système d’information baptisé CAPSITÈRE qui permet d’assister la rédaction de documents. La diffusion de cet outil se heurte à une véritable résistance. Dans certaines sections d’inspection, les agents boycottent l’instrument. De leur point de vue, l’accès à l’information sur le détail de leur travail par leur supérieur hiérarchique ou leurs collègues fait peser le risque de porter atteinte à leur indépendance qui est au cœur de leur identité de groupe professionnel. Du point de vue de la ligne managériale du ministère, CAPSITÈRE n’est qu’un outil parmi d’autres pour professionnaliser la politique de contrôle du droit du travail.
Il ne s’agit pas de « fliquer » les agents de contrôle via le partage de l’information sur le réseau. Du point de vue des responsables de la mise en œuvre du plan de modernisation de l’inspection, l’identification des actions collectives prioritaires ne peut émerger que de la connaissance de « terrain » des agents de contrôle, de leur diagnostic sur l’évaluation des risques les plus souvent constatés en entreprise. Les outils de capitalisation des informations, à condition qu’ils soient renseignés avec fiabilité, et qu’ils soient complétés par un dialogue de qualité entre cadres et agents, poursuivent cet objectif. Les membres des équipes de direction considèrent qu’il n’est pas incompatible de garantir au fonctionnaire son indépendance dans le choix de ses interventions en entreprise tout en disposant d’un outil plus professionnel permettant des échanges entre pairs pour débattre collectivement des outils, méthodes et priorités.
La vocation des directeurs du travail n’est pas d’observer derrière leur écran qu’un inspecteur a mis en demeure telle ou telle entreprise, pour essayer ensuite de l’influencer dans sa décision de dresser procès-verbal ou non. Elle est de réunir les inspecteurs pour dialoguer avec eux autour des statistiques, de leurs constats sur le « terrain », ou des priorités fixées par l’administration centrale. L’objectif poursuivi est de combler un déficit de pilotage et de programmation. La volonté affichée par les promoteurs de la réforme consiste à mieux encadrer la programmation des contrôles, tout en maintenant une marge d’autonomie aux agents pour auto-programmer des contrôles qu’ils jugent nécessaires. Il s’agit de générer de la créativité pour sortir du « cercle vicieux bureaucratique » décrit par Michel Crozier.