Je suis à l’aube de mes vingt ans de pratique comme designer/chevrière au sein de notre entreprise et, de cette passion, naissent des motivations dont celle qui m’amène à poursuivre mon travail de recherche à la Maîtrise, volet Création. Cette reconnaissance du milieu des arts est une opportunité et une occasion de valider que le travail accompli jusqu’ici mérite d’être poursuivi, d’être dépassé et, ainsi, d’encourager la relève à en faire autant. Découvrir de nouveaux horizons, approfondir mes connaissances, maîtriser davantage mes propres techniques et développer de nouvelles façons de communiquer mon langage plastique sont là des buts que je souhaite atteindre.
Séduite par la complexité de la forme et la symbolique fondamentale qui enveloppent le vêtement, celui-ci est rapidement devenu le centre de mes intérêts. Le vêtement a d’abord été un mystère qui m’a amenée à vouloir découvrir ses multiples secrets. C’est en m’interrogeant sur l’essence même de sa création, en voyageant au cœur de son histoire et en m’immisçant jusqu’au plus profond de ses secrets que je trouverai des réponses pertinentes et les raisons qui m’ont amené à le choisir comme un support et un médium de création.
Dans cet essai, j’aborderai le vêtement à travers certaines facettes de son histoire, j’établirai des rapports à la théorie qui s’y réfère et j’élaborerai des stratégies de production en lien avec ces théories. Je voyagerai dans l’univers du vêtement tout en m’y inscrivant. Je ferai, de cette forme en mouvement, le support et le médium favorisant la communication de mes intentions, afin d’exprimer mon langage plastique, et ainsi démontrer que le vêtement se prête avantageusement à l’exploration artistique. Notre entreprise, Le Chevrier du Nord, fut fondée par Régis (agronome), Marjolaine (tricoteuse), Camille (agriculteur et mécanicien) et moimême, Annie Pilote (créatrice vestimentaire et chevrière) en 2000 sur le site de la ferme familiale, acquise en 1960. C’est une entreprise agricole où l’on élève la chèvre angora pour satisfaire un besoin de matière textile qui, une fois transformée, prend la forme de vêtements griffés avec les initiales de mon nom. Constitué d’une cinquantaine de chèvres angoras, notre élevage est aujourd’hui le plus gros élevage de ces productrices textiles au Québec. La récolte du mohair, poil de nos chèvres angoras, assure une abondance de matière noble présente dans toutes les créations vestimentaires que notre entreprise propose.
LE VÊTEMENT : NOTRE PLUS PROCHE PARENT
Le vêtement est empreint d’une histoire des plus anciennes, et c’est d’abord pour cette raison que je l’ai choisi comme sujet de recherche. Je m’aperçois, à travers le discours qu’émet Nicole Renau dans son livre « L’étoffe au fil des civilisations », que le vêtement est notre plus proche parent, qu’il connaît tout de nos rêves, de nos chagrins les plus secrets. En ce sens, je veux que mes créations vestimentaires partagent nos vies et qu’elles soient ce que j’ai défini : un vêtement mémoire du temps. Ces vêtements seront le résultat d’une symbiose entre la matière et la forme en regard de la transmission de ma culture propre et de mes savoirs. J’explorerai ainsi le vêtement comme une matière textile qui sculpte le corps à travers une pratique artisanale empreinte d’une vision artistique. Je récupérerai des méthodes anciennes de fabrication et je les traduirai de manière contemporaine en utilisant des outils adaptés pour les besoins techniques nécessaires à la confection du vêtement. Ces méthodes renouvelées auront pour but de ponctuer le caractère intemporel des vêtements que je créerai. En effet, les résultats obtenus sur la matière et la forme par l’utilisation de ces méthodes marqueront l’histoire du vêtement, de ma culture propre et de mon langage plastique. Je cite en exemple les chapeaux feutrés que je crée à partir de fibres brossées. Ceux-ci sont modelés dans une pièce de feutre, l’un des textiles les plus anciens du monde, afin de former un chapeau aux formes et aux coloris revisités.
« Les légendes : la première légende raconte qu’au IIe siècle, Saint Clément aurait découvert le feutre par hasard lorsqu’il était moine errant en rembourrant ses chaussures de laine pour éviter les blessures aux pieds. Il aurait remarqué que le mélange laine – sueur – chaleur – frottement formait un tissu compact : le feutre était né. Saint Clément devenu pape par ailleurs, est le saint patron des marins, des marbriers, des chapeliers et, par extension, des feutriers (fêté le 23 novembre). La deuxième légende raconte que Gengis Khan (roi mongol du XIIIe siècle) aurait placé une toison de laine de mouton sous sa selle pour chevaucher plus confortablement. Arrivé à destination, il remarqua que cette toison s’était transformée en feutre à cause de la chaleur, du frottement et de l’humidité de la sueur » .
SON HISTOIRE : UNE HISTOIRE D’IDENTITÉ
« On peut lire l’histoire du monde dans les textiles : l’essor des civilisations, la chute des empires y sont tissés dans les fils de chaîne et de trame, comme les grandes aventures de la conquête, de la religion et du commerce. La Route de la Soie ne voyait pas passer l’or ou les armées, mais comme son nom l’indique, le produit le plus luxueux et le plus désirable qui soit. L’étude des textiles traditionnels du monde entier révèle parfois une stupéfiante diversité technique et stylistique, tandis qu’à d’autres moments on se demande comment des cultures très éloignées les unes des autres ont pu donner aux problèmes de conception et de fabrication des solutions aussi étonnamment semblables. Les possibilités en ce domaine sont parfois restreintes, mais les similitudes de technique, comme de choix des motifs et des symboles, amènent à s’interroger : cela témoignera-t-il des contacts commerciaux très anciens, ou bien Jung avait-il raison d’affirmer l’existence d’un inconscient collectif ? » .
Cet inconscient collectif s’avère tout autant d’actualité dans notre ère contemporaine qu’elle l’était à une époque ancienne. Leroi-Gourhan, ethnologue, à l’intérieur de son concept fondamental de tendance et de méthode d’étude de la morphogenèse des objets techniques, a nommé ce type de mémoire la troisième mémoire du règne. C’est une mémoire transmissible de génération en génération que conservent spontanément les organes techniques de notre corps. Ces techniques transmissibles sont conçues pour garder la mémoire « mnémotechniques – art de mémoire » et pour nous permettre d’accéder à la mémoire des civilisations les plus anciennes. La mnémotechnique, ou mnémonique décrit l’ensemble des applications pratiques de la recherche en psychologie sur la mémoire, et des techniques, parfois très anciennes, augmentant la mémorisation de l’information. À titre d’exemple, il existe des textiles à armure complexe que seuls des maîtres peuvent analyser et bâtir et je cite l’un d’eux, le tissage Jacquard. Pour réaliser un tissage de ce type, qui fait référence à des concepts anciens, cela demande une forme de mémoire photographique, car il faut d’abord monter sur le métier les fils de chaîne et, ensuite, tisser les motifs auxquels on a préalablement réfléchi.
LE VÊTEMENT : UNE FORME QUI S’AJUSTE À NOTRE CORPS
Je veux analyser le pouvoir esthétique que contient le vêtement à travers sa forme et son médium, c’est-à-dire sa matière. C’est d’ailleurs ce que les œuvres d’Elsa Schiaparelli, couturière française des années 1930, m’ont inspiré. « Pour Schiaparelli le stylisme était un art, et les éléments décoratifs de ses modèles contenaient souvent des références surréalistes » . Certes, je veux soustraire le vêtement de ses fonctions d’origine, outil de protection et de parure, mais uniquement pour me réapproprier ces fonctions. J’y arriverai donc en préservant l’aspect intemporel perceptible que contiennent les vêtements que je construis et ferai en sorte qu’ils puissent s’inscrire dans une universalité socioculturelle. De plus, par la combinaison de formes géométriques simples, je créerai des pièces vestimentaires ayant une dimension sculpturale qui demeurera, commercialisable en termes de collection de prêt-à-porter. Dans la réalisation de patrons et gabarits de base, l’utilisation de formes géométriques assemblées entre elles me permet de concevoir des vêtements pouvant couvrir plusieurs types de silhouettes.
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