L’expérimentation dans une classe de CP
à Châtellerault (Vienne)
Nous devons maintenant réfléchir à la mise en œuvre d’un dispositif permettant de mettre en relation les œuvres et les enfants afin de permettre une rencontre telle que nous avons tenté d’en définir l’idéal. Nous commençons par discuter du choix des œuvres. Ce choix devra être minutieux afin de suivre les deux principales recommandations apportées par notre cadre théorique à savoir la possibilité pour l’enfant de se reconnaître en tant qu’individu dans les problématiques soulevées par l’œuvre et la possibilité de poser les grandes questions existentielles et universelles. De la rencontre de ces deux contraintes émergera la philosophie, autrement dit la discipline qui amène à s’interroger sur soi, les autres et le monde et qui développe la réflexion. Nous allons donc analyser les quatorze œuvres choisies en essayant d’en dégager les principaux enjeux psychologiques, philosophiques et existentiels. Puis, à la suite de chaque analyse, nous proposerons une préparation adaptée à la classe avec un questionnement permettant d’amener les élèves à se centrer sur ce qui fait tension dans l’œuvre. A) Analyse des œuvres Une œuvre littéraire, parce qu’elle met en tension plusieurs niveaux d’interprétation, donne de la profondeur à la réflexion. Dans la partie précédente, nous avons présenté les œuvres du corpus et avons souligné les tensions qu’elles mettaient au jour. Dans les analyses qui vont suivre, il s’agira de prendre en considération ces mêmes tensions à la lumière de la connaissance des enfants de CP dont nous avions la charge, des problématiques affectives traversées par les enfants de 6/7 ans et de la configuration qu’implique un groupe classe dans le but de mettre l’accent sur les questions existentielles soulevées. Pour donner une cohérence à ses analyses, la subdivision des œuvres en trois grandes catégories a été gardée. Ainsi, une première série d’œuvres permettra de discuter de la naissance dans ses diverses acceptions, une seconde amènera une réflexion plurielle sur ce que signifie l’acte de grandir et enfin, une troisième et dernière série discutera de la mort. Enfin, à l’intérieur de ces trois grandes catégories, nous avons fait le choix d’analyser les œuvres seules, par deux ou par trois afin de rendre compte de la complexité du phénomène traité. Par exemple, L’arbre sans fin1 et Quand je ne serai plus là2 sont analysées en même temps afin de mettre en évidence la complexité du thème de la mort, la première œuvre prenant en charge la mort symbolique et la nécessité de mourir à soi pour grandir, la seconde montrant que le souvenir permet de faire perdurer les défunts après leur mort. De plus, le couple infini/finitude peut être abordé grâce à cette analyse comparative, ce que n’auraient pas permis deux analyses séparées. Vrrr…1 , quant à elle, sera analysée à deux reprises car elle intéresse plusieurs thématiques : avec Bébés chouettes2 pour aborder la question Qu’est-ce que grandir ? sous l’angle de l’apparition du langage et de la pensée et avec La première fois que je suis née3 et cet été-là4 pour aborder l’émergence des relations avec autrui et l’influence des premières relations avec l’environnement familial. Enfin, Bébé5 sera analysée seule.
Naître
La question des origines est, pour chacun, une question cruciale tant une constellation d’autres mystères rayonne autour d’elle. Ainsi, chercher à savoir d’où l’on vient est le plus puissant stimulant du désir de savoir. L’enfant puis l’adulte par la suite, enquête activement à apporter des éléments de réponse. Cette investigation le mène naturellement vers ses parents dont il cherche à comprendre le désir qui les attire l’un envers l’autre. Il comprend alors que c’est ce désir qui les a poussés à avoir un enfant. Puis, comprenant qu’il ne peut faire partie de ce désir, il saisit alors qu’il est lui-même un être désirant. Finalement, naissance et désir sont intimement liés à condition de ne pas considérer la naissance seulement comme un évènement biologique et de donner droit de cité aux dimensions psychiques et symboliques de ce même évènement. D’ailleurs, la société est confrontée à la même problématique dans le sens où elle doit être attentive à ne pas expliquer le monde de façon univoque comme elle peut avoir tendance à le faire actuellement avec le discours scientifique rationnel. En effet, le risque est de voir d’autres discours resurgir d’une manière peu souhaitable. Finalement, la naissance, aussi bien au niveau individuel que collectif, est également une naissance à soi par et grâce au langage. En effet, ce dernier représente un tiers qui court-circuite la fusion dans le cas du petit d’homme ou la pensée unique et sclérosante concernant la culture. Et de cet arrachement naît le désir et la possibilité de penser. D’ailleurs, paradoxalement, cette naissance au langage et à la pensée permet à la fois de se différencier d’autrui et à la fois d’entrer en relation avec lui. De cette autonomisation peut alors émerger la possibilité de penser son origine et, à travers elle, la naissance du désir qui nous a fait naître. Car en effet, c’est bien le désir d’un homme et d’une femme l’un envers l’autre et leur envie de concrétiser leur amour qui a permis notre naissance. Ce désir est un désir sensoriel, charnel qui replonge dans les premiers temps de la vie parfois au risque de se perdre dans l’autre, soulignant ainsi la fragilité du désir qui peut alors se dissoudre comme il est né. Finalement, d’une manière générale, la question des origines et du désir interroge les échanges entre le monde intérieur de l’individu et le monde extérieur. Les analyses qui suivent vont s’attarder à discuter de cette notion en tentant de rendre compte de toute sa complexité.
C’est une histoire d’amour de Thierry Lenain et Irène Schoch
Freud dans Trois essais sur la vie sexuelle écrit : « Alors que la vie sexuelle de l’enfant connaît sa première floraison, de la troisième à la cinquième année, apparaissent également chez lui les débuts de l’activité attribuée à la pulsion de savoir ou pulsion de chercheur… Ses relations avec la vie sexuelle sont particulièrement importantes, car la psychanalyse nous a appris que la pulsion de savoir des enfants est attirée avec une précocité insoupçonnée par les problèmes sexuels, voire qu’elle ne peut être éveillée que par eux seuls. L’enfant en vient alors à s’occuper du seul Grand Problème de la vie : Comment naissent les enfants2 » ? De la sorte, il semblerait pertinent d’aborder avec les élèves une œuvre qui questionne le désir entre un homme et une femme. Cette question est, de plus, intimement liée à celle de la naissance et des origines. Enfin, aborder le désir dans toute sa complexité nécessitait de trouver une œuvre illustrant ce changement social inhérent à notre modernité : le divorce. En effet, de plus en plus d’enfants vivent cette expérience pouvant être vécue avec beaucoup d’angoisses et remettant en question les imagos parentales de manière parfois pénible. De plus, il est toujours tentant de culpabiliser cette séparation, car la réalité vient rejoindre un désir inconscient que l’on s’efforce de mettre à distance (par exemple, avoir sa mère ou son père rien que pour soi). C’est une histoire d’amour3 est une œuvre dans laquelle le narrateur est un homme qui raconte à sa fille la naissance de son idylle avec une femme (qui deviendra la mère) puis leur désir mutuel d’avoir un enfant et enfin, le déclin de leur désir l’un envers l’autre sans remettre en question leur amour pour leur enfant. L’auteur, à travers cette œuvre, plonge le lecteur dans un univers sensoriel et onirique rassurant comme il s’agira d’en rendre compte. En effet, l’Amour et le désir de deux êtres l’un envers l’autre y sont décrits et montrés avec douceur et pudeur, invitant le lecteur à ressentir, c’est-à-dire à utiliser ses sens pour aborder cette épineuse question permettant de la sorte une mise à distance tout comme le ferait un rêve. En outre, à travers la subjectivité des personnages visibles dans leur environnement, l’auteur et l’illustratrice proposent une identification à bonne distance pour évoquer des sentiments douloureux tout en illustrant un mécanisme omniprésent dans une vie humaine : la projection dont on sait qu’elle est d’une importance cruciale pour se constituer en tant que sujet individuel et culturel. Le texte et les illustrations traitent de cette notion et créent par làmême un espace intermédiaire permettant de faire avec la virulence des sentiments exprimés sans se laisser submerger par eux. Monde interne et monde extérieur sont en constant échange le plus souvent inconsciemment. Ainsi, C’est une histoire d’amour 1 décrit-il un premier mouvement allant du monde intérieur vers le monde extérieur lorsque l’on se rend compte que la subjectivité des personnages, leurs angoisses et leurs sentiments coïncident avec le monde extérieur par le mécanisme de projection décrit par la psychanalyse. L’œuvre décrit aussi un autre mouvement, inverse celui-là, qui consiste à considérer les effets que peuvent avoir des évènements extérieurs sur le monde subjectif et psychique. C’est le cas, implicitement, lorsqu’elle aborde la question du divorce et son retentissement sur la fillette. Enfin, Thierry Lenain exprime au jeune lecteur, à travers cette œuvre, une temporalité pleine d’espoir qui transcende la pénibilité du thème traité soulignant ainsi que la vie continue malgré un divorce ou, plus généralement, un obstacle. En outre, à l’aide de symboles évoquant une certaine cyclicité, il insiste sur la nécessité pour se construire d’évoquer la question des origines et surtout, il encourage à la prise de conscience de la nature mouvante du désir .
Désir et sensorialité
Dès les premières pages, l’on comprend que le récit émane d’un père qui s’adresse à sa fille pour lui raconter l’histoire de sa naissance. Cette fillette est néanmoins endormie ; l’auteur plonge ainsi le lecteur dans l’univers du rêve et en emprunte les caractéristiques. Sur la première double page, l’œuvre décrit un homme dont le désir est inassouvi : les couleurs, bien que vives, sont des couleurs froides et viennent souligner et renforcer le texte : « J’habitais un petit appartement, au dernier étage d’un immeuble gris. J’étais seul, je m’ennuyais. Les journées s’étiraient sans jamais se terminer. Les nuits étaient glacées1 ». De plus, l’illustration amène d’autres informations non décrites par le texte mais allant dans le même sens : le quartier dans lequel se trouve l’immeuble gris paraît mal famé : un homme ivre et apparemment menaçant se promène au milieu de bâtiments industriels, seul et probablement bruyant, dérangeant. Ce doit être l’hiver si l’on en croit la fumée qui s’échappe de la cheminée. Ainsi, il semblerait que dès cette première double page, l’auteur indique au lecteur le mode sur lequel considérer ce qu’il a à lui dire : ses sensations. Ce n’est pas l’intellect qui est convoqué mais la sensorialité : les couleurs, les termes utilisés (« glacées », « petit, je m’ennuyais ») et la prévalence de l’image sur le texte concourent à cette idée. Néanmoins, de ce sombre tableau, émerge également l’espoir : cette lune, à portée de vue du narrateur et la mer, porteuse de bateaux et synonyme de possible renouveau laissent présager d’un changement dans la vie de cet homme.