« l’exil professionnel » à l’exil comme expérience
L’exil, que nous avons détaché comme « expérience » centrale de la pratique scriptive des écrivains que nous considérons, nécessite d’être conceptualisé de nouveau après nos propos liminaires. En effet, dans cette partie conclusive nous aimerions revenir sur deux points essentiels. L’écrivain n’est-il pas un exilé permanent du simple fait que pour écrire il se retire de la société ? L’exil est-il un fondement identitaire ou une expérience ? Nous pensons que la définition de ce mouvement est essentielle puisque l’exil agit comme un facteur de catégorisation. Nous aimerions donc dans ce chapitre nous interroger sur la définition qu’en donnent les auteurs et ainsi percevoir la façon dont ils font de l’exil un mouvement relationnel et non un mouvement d’exclusion. Edward Saïd, exilé des impérialismes coloniaux, dans ses Reflections on exil reprend à son compte les propos de Georges Steiner, exilé juif, pour proposer ce constat : displaced person, mass immigration.701 Si le XXe siècle est l’âge des « displaced person », il est également celui de la mutation sémantique du sens de l’exil. En effet, si le sens premier de celui-ci consiste en un bannissement d’un individu par le système politique, notre réflexion a étendu ce concept à l’ensemble des personnes ayant choisi de quitter une terre, qu’ils se représentent comme infernale, pour en rejoindre une autre.
Face à ce constat, le philosophe polonais Leszek Kołakowski note la difficulté de désigner les populations migrantes à la fin du XXe siècle. Puisque cette expérience semble être devenue mondiale, il est important de revenir sur le sens qu’attribuent les auteurs à cette notion. De plus, il s’agira de comprendre la façon dont cette notion est mise en œuvre par les auteurs, afin d’observer la façon dont ceux-ci l’usent et lui accordent un rôle singulier au sein de leur formation identitaire. Face à l’inflation des discours exiliques, il est important de voir comment les auteurs s’inscrivent dans cette interdiscursivité exilique : ainsi nous pourrons voir comment ils se distinguent de la communauté des exilés pour exister comme singularité. Cette analyse nous permettra d’étudier la particularité d’un mouvement qui constitue un seuil identitaire fondamental de leur visage relationnel. « l’affaire Tanase » qui éclate au cours de l’été 1982703 est reprise par l’ensemble des médias français, si bien que le président de la République, François Mitterand, annule son voyage en Roumanie après l’éclatement de cette « affaire ». Virgil Tanase possède une image d’auteur forte au sein du champ littéraire français en 1982, cependant celui-ci se refuse à jouer de son identité d’exilé politique, pour continuer d’exister comme auteur. Le premier facteur que donne Tanase pour expliquer sa volonté de ne pas « jouer à l’exilé » consiste en une réfutation de la mythologie angélique de l’exil :
Je me suis, surtout, refusé à croire que l’exil est une condition où se retrouvent des gens moralement ou intellectuellement au-dessus de ceux ayant choisi de rester en Roumanie. Le fait de passer la frontière ne transforme pas un salopard en héros, ainsi que certains voulaient nous le Tanase revient sur l’image qui voudrait que l’exilé soit un ange, il préfère montrer la complexité du phénomène. Selon lui, l’exil est un choix individuel, mais n’est pas une mutation éthique et ne transforme pas un fou en sage. L’exil est, pour lui, une manière de refuser à faire le choix entre un compromis avec le régime ou une mort physique ou sociale705. L’idée que formule Tanase est, elle aussi, dépendante de la conception de l’exil que nous avons mis en exergue auparavant : il est un choix fait selon une conception singulière de la liberté. Ainsi, pour que cette liberté soit conservée, elle ne doit pas se transformer en habitus. On pourrait plus simplement dire qu’il y a deux catégories d’exilés. Ceux qui réussissent à vivre et à se réaliser professionnellement dans leur pays d’accueil (tout en pensant, bien sûr, à la Roumanie) et ceux qui se servent de l’idée de l’exil pour donner un alibi à leur échec. […]L’écrivain doit vivre dans son milieu naturel, comme un animal sauvage. Il doit pouvoir se battre, déchirer et être déchiré, se nourrir et se cacher, guetter son public, le séduire l’agresser. Sa liberté, c’est ça ! L’exil est un zoo, une forme de perte de mouvement décrit par F. Jullien dans Vivre en existant707. Ce chercheur se propose d’identifier deux façons de se conduire au sein du monde. Selon lui, l’homme peut adhérer à son quotidien ou s’en détacher et, par-là, accéder à l’existence. C’est selon le motif de la « désadhérence » qu’un processus réflexif peut avoir lieu.