Le droit de grève, catalyseur traditionnel des aspirations professionnelles de son temps, procède d’un exercice intrinsèquement singulier en ce que la juxtaposition entre son régime juridique et son orientation pratique illustre une indissociable complémentarité. Alors que le droit détermine le cadre d’exercice, parallèlement l’exercice lui en octroi une consistance juridique. Cette interaction juridico-factuelle légitime ainsi une interprétation du droit de grève à travers le prisme de son exercice pratique.
Ce rapport, du droit au fait, ne cesse de partager traditionnellement la doctrine. Pour une partie d’entre elle le droit s’impose aux faits, à travers son autorité naturelle et dirigiste ; alors que pour une autre le droit n’est présent que pour traduire fidèlement ce qui est pratiquement observé. Loin d’être aussi simpliste, une solution médiane transparait en empruntant aux deux conceptions, prônant que « le droit doit être tout à la fois normatif, de manière à obliger à des comportements conformes à une norme, et empirique, de façon à être proche de la réalité des rapports sociaux et économiques ».
Toutefois, même si les corrélations entre le droit et le fait ne sont pas l’apanage de la grève, force est de constater qu’elles s’imposent avec d’autant plus de pertinence à l’encontre des concepts tirés du Droit économique, lui-même défini comme « le droit de la concentration ou de la collectivisation des biens de production et de l’organisation de l’économie par des pouvoirs publics ou privés ». Or, qu’est le droit de grève sinon une « cessation collective et concertée du travail en vue d’appuyer des revendications professionnelles », matérialisant de facto la désorganisation de la production d’une entreprise grâce au pouvoir d’acteurs privés, c’est-à-dire les salariés?
Ainsi qualifiée d’émanation du droit économique, le droit de grève gagne à se voir appliquer « l’analyse substantielle » propre à cette catégorie normative. Consistant à « analyser, à qualifier, ou à critiquer des institutions, des concepts juridiques ou des faits à partir d’hypothèses produites par le droit » celle-ci permet « de dégager ce que nous appelons : droit substantiel ou ‘matériel’ »,
L’intérêt de recourir à de telles « notions juridiques substantielles » consiste à appréhender les « faits au sens vulgaire du terme, des valeurs d’abord extra-juridiques qu’elles ‘transcendent’ en quelque sorte ». Ces « faits pertinents » n’équivalent en aucun cas à l’essence d’une règle ou d’une institution, mais renvoie au contraire à une substance intrinsèquement évolutive. Dans ces conditions, les faits ne sont « pas uniquement synonyme de réalité concrète. Ils englobent aussi les systèmes de pensée ». Cette interprétation extensive des faits demeure capitale pour cerner l’essence du droit de grève puisqu’il procède d’un exercice matériel tout autant qu’intentionnel, traditionnellement évolutif.
C’est la raison pour laquelle au-delà du simple droit de grève, c’est son exercice qui attire le regard de ses observateurs. A la fois droit et fait, la grève trouve alors sa définition logiquement dans l’œuvre prétorienne ; non seulement parce que constituant et législateur brillent par leur absence, mais aussi et surtout car seule la jurisprudence est à même de capter l’essence évolutive du conflit collectif .
Ce dernier, loin de matérialiser un concept stable et clair, ne cesse de voir son exercice enrichi – voire concurrencé – par de nouvelles modalités d’actions. Le « vieux conflit industriel », reliquat de l’ère ouvrière, se trouve aujourd’hui renouvelé par les grèves tournantes, les débrayages, l’externalisation croissante du conflit hors des limites de l’entreprise … Autant de questions auxquelles le juge se trouve confronté et au regard desquelles lui incombe l’obligation de juger, de par la nature constitutionnelle du droit de grève . Face à des faits substantiels subversifs, les magistrats les interprètent de façon à les faire rétroagir sur leur propre création normative. Le fait, au sens large, devient ainsi une source à part entière du droit ; tout autant que le droit continue en parallèle d’influencer les comportements pratiques des grévistes.
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