L’évolution du mythe bizarre et fantasmatique de la
femme fontaine
Le mythe de la femme fontaine
“Puisque le mythe est une parole, tout peut être mythe, qui est justiciable d’un discours” indique Roland Barthes dans Mythologies. C’est dans cette dynamique que je souhaite m’intéresser au mythe de la femme fontaine, cette créature dont on parle peu, mais qui pourtant nous concerne toutes. Lors de ma réflexion, je suis partie du postulat que la femme fontaine a été mythifiée, à différentes époques, grâce à des représentations diverses (écrits, images) autrement dit, grâce à des traces laissées comme moyen de communication. Puisque ces représentations sont des paroles (cf. Barthes), la femme fontaine, objet de désir dont on parle, est un mythe. S’arrêter à cette simple constatation m’apparaît peu pertinent, aussi j’approfondirai le sujet du mythe, afin de comprendre en quoi il s’applique au cas de la femme fontaine. Dans cette première partie, je tâcherai de comprendre comment se forme un mythe : a-t-il des caractéristiques spécifiques ? Peut-il se transformer, vieillir, ou mourir ? Existe-t-il des récits de la femme fontaine ? Sous quelles formes ? Pour répondre à ces questions, je mènerai dans un premier temps des recherches, afin d’identifier les caractéristiques du mythe, ses spécificités, que je mettrai en perspective dans un second temps avec le sujet de la femme fontaine, pour comprendre en quoi les éléments constitutifs du mythe lui sont applicables. Enfin, je mettrai en évidence le caractère grotesque de l’imaginaire fantasmatique créé autour de ce sujet. Le mythe de la femme fontaine 2019/2020 Soizic Thiébaud Page 10 I. Les caractéristiques du mythe Le terme “mythe” évoque spontanément dans l’imaginaire collectif, aussi bien l’idée de héros, de personnage spectaculaire, que l’idée de mensonge, de leurre, ou de farce. Ces évocations sont relatives à l’histoire du mythe, à ce qu’il véhicule ou transmet. Dans les différents cas de figure auxquels il s’expose, le mythe se construit et vit de la même manière. Il transmet et inculque par le biais de la narration, une narration dont “on ne peut vérifier empiriquement l’authenticité”2 .
Le mythe : production intellectuelle et culturelle de l’homme
Selon le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales3 , le mythe est une “expression allégorique d’une idée abstraite ; exposition d’une théorie, d’une doctrine sous une forme imagée.” Autrement dit, le mythe est un discours qui emploie une image pour transmettre. Guy Gibeau, chercheur indépendant et professeur d’anthropologie, a réalisé de nombreuses études d’ethnologie chez les Tsimshian et les Mohawks4 , peuples autochtones des Amériques. Il s’intéresse aux coutumes, religions, et mœurs véhiculées. Le mythe est un élément récurrent dans ses travaux de recherches, aussi, il cherche à comprendre ses caractéristiques et ses fonctions dans un article scientifique “La construction du mythe” paru dans les Religiologiques en 1994, revue de sciences humaines qui s’intéresse aux manifestations du sacré dans la culture. 2 Gibeau Guy, « La construction du mythe », Religiologiques n°10, automne 1994, p.7-26 3 Définition du mythe selon le Centre National de Ressources Textuelles https://www.cnrtl.fr/definition/mythe 4 Lehuen Agnès, “Tsimshian”, Encyclopaedia Universalis [en ligne], consulté le 9 juillet 2020, URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/tsimshian/ Le mythe de la femme fontaine 2019/2020 Soizic Thiébaud Page 11 Dans cet article, Guy Gibeau tente de comprendre les constructions et compréhensions du mythe, de Platon jusqu’à nos jours. A travers le temps, les mythes développent une idée commune : ils sont constitutifs de la pensée humaine. Le mythe est une production intellectuelle et culturelle de l’homme qui tend à développer une réflexion autour d’un sujet donné. Les religions l’utilisent de façon récurrente pour transmettre. La Genèse, premier livre de la Bible, en est un exemple concret, car elle présente la création du monde et la création du premier couple humain comme œuvre de Dieu. Pour Platon, il ne faut toutefois pas surestimer les pouvoirs du mythe, inférieur à la réflexion philosophique, car il est “mensonge dont la cité peut éventuellement se passer”. Ce dernier reconnaît le mythe comme “une forme non négligeable de persuasion qui peut, à l’occasion, alimenter l’enseignement”. A travers l’enseignement, le mythe cherche à transmettre une “charge émotive” comme l’indique Guy Gibeau. L’emploi de cette charge émotive permet de toucher l’auditoire, individuellement ou collectivement. C’est en utilisant sa fonction de charme que le mythe suscite l’adhésion collective. De par cette fonction, il est reconnu comme un “instrument privilégié” de la culture et des modèles valorisés. Cet instrument privilégié, sert, selon Platon, à transmettre des vérités difficilement accessibles à l’entendement. On le distingue donc du discours rationnel, il apparaît comme une “construction narrative négligée, tout juste bonne à destiner aux enfants ou aux naïfs”. Platon ne considère pas le mythe comme une forme d’apprentissage noble. Pourtant, il est un système idéologique reconnu. Ce système idéologique entretient un rapport au temps qu’il m’apparaît important de mettre en évidence. “Il faut d’abord remplacer le porche de tout édifice […] par d’autres conceptions du “phénomène” […] que celles qui furent élaborées par les ‘physiciens’ classiques” indique Gilbert Durand, professeur de sociologie et d’anthropologie, dans L’Alogique du mythe5 . Cet article scientifique paru dans les Religiologiques en 1994, met notamment en lumière le rapport au Temps dans notre conception de l’univers, et plus spécifiquement du mythe. 5 Durand Gilbert, « L’alogique du mythe », Religiologiques, n°10, automne 1994, p.22-47 Le mythe de la femme fontaine 2019/2020 Soizic Thiébaud Page 12 Selon Durand, il ne faut plus considérer le mythe comme une “étape historique” mais comme une composante à part entière de la conscience et de la structure humaine. Notre rapport au temps est issu de “l’historiographie christique” qui met en avant ce que doit être le vrai temps, le bon temps comme l’indique Jean Guitton dans son ouvrage Justification du temps. Le temps linéaire, tel qu’il nous est enseigné dès notre plus jeune âge, ne doit pas être l’unique façon de percevoir le monde. Se défaire de cette temporalité à sens unique, c’est accepter d’interpréter le temps comme caractéristique intuitive. Selon Durand, le mythe vit, se déplace et se transforme à travers le temps et les civilisations. Ce dernier met le mythe en perspective avec la philosophie kantienne liée au temps : temps et espaces du mythe sont vécus intuitivement. C’est dans cette logique d’interprétation non-linéaire, que Roland Barthes, philosophe du 20e siècle, tente de réactualiser le mythe. Il ne faut plus le percevoir comme un récit romanesque destiné à impressionner son auditoire, mais comme un réel outil pour analyser le contemporain.
Le mythe réactualisé par Roland Barthes
Pour Roland Barthes, sémiologue, le mythe n’est pas une parole anodine. Il a des conditions et caractéristiques spécifiques qui le définissent. Dans son œuvre Mythologies6 Barthes considère le mythe comme « un système de communication, […] un message ». Il faut dépasser la simple représentation d’objet, de concept, d’idée pour l’associer à ce qu’appelle Barthes « un mode de signification, une forme ». L’usage social qui est fait du mythe est probablement l’un des éléments le plus important à considérer dans la définition de ce dernier. En effet, on peut considérer n’importe quel objet comme mythe à partir du moment où celui-ci est utilisé, instrumentalisé, détourné, complété. Un arbre est un arbre, mais si l’on reprend l’exemple de Roland Barthes, un arbre vu par Minou Drouet « ce n’est déjà plus tout à fait un arbre, c’est un arbre décoré, adapté à une certaine consommation, investi de 6 Barthes Roland, « Mythologies », Editions de Seuil, 1957, p.230-267 Le mythe de la femme fontaine 2019/2020 Soizic Thiébaud Page 13 complaisances littéraires, de révoltes, d’images, bref d’un usage social qui s’ajoute à la pure matière. » Cet exemple illustre également le propos introductif de Barthes à ce chapitre : le mythe est une parole qui est justiciable d’un discours. La nature de cette parole est considérée comme une « matière » par Barthes. Les différents supports ne sollicitent pas les mêmes types de conscience, aussi la matière est primordiale dans l’interprétation d’un mythe. Cette matière, cette parole peut être de nature différente : écriture ou représentations diverses (discours écrit, cinéma, reportage, sport, spectacle, publicité). Si la matière est primordiale, elle en est tout autant indissociable de l’objet du mythe. Cette matière corrélée à cet objet en fait un outil indispensable pour analyser le contemporain. Le sémiologue soutient déjà cette idée dans la construction de Mythologies. En effet, la première partie du livre introduit divers mythes, puis la deuxième partie est consacrée, en postface, à la démarche intellectuelle de Barthes. De par la construction de son œuvre, le philosophe nous invite à constater, puis à interpréter scientifiquement. Selon lui, le mythe ne renvoie pas ou plus à des croyances, mais à des formes circulantes qui parlent du contemporain. Le mythe est destiné à vivre, à voyager, à s’inscrire mais aussi à se défaire du temps qu’il occupe, et surtout à porter toutes les significations du message qu’il cherche à nous faire passer. Roland Barthes, dans la préface de son œuvre, explique d’ailleurs avoir ressenti un sentiment d’impatience face à “l’abus idéologique” de la presse, de l’art, de la pensée commune face à ce qu’il appelle “le naturel”. Barthes, lassé de voir les sens laissés sans interprétation, cherche à comprendre ce que le mythe du catcheur ou d’une exposition de plastique, cherche à dire de notre société contemporaine. Dans un entretien consacré à Pierre Desgraupes7 en 1957, Roland Barthes rétorque que ces lectures de mythe n’offrent rien d’autre “qu’une collection de matériaux, d’analyses de la vie quotidienne, à nous Français”.
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