L’évolution du lexique dans les romans de San-Antonio durant les 50 ans de la publication de son oeuvre
Étude comparative des résultats des analyses
Nous allons procéder à présent à la comparaison des résultats enregistrés dans les différents romans dans le but de définir, dans les détails, l’évolution de l’activité néologique de San-Antonio au long des cinquante ans de ses aventures. Outre les chiffres enregistrés en eux-mêmes, ce sont les similitudes et les contrastes des résultats des différents romans qui sont importants et instructifs. À chaque fois, un tableau récapitulatif des résultats des six romans est fourni dans l’analyse de chacune des onze colonnes correspondant aux onze types d’analyse menés systématiquement pour chaque lexie. Les pourcentages contiennent un seul chiffre après la virgule et sont arrondis à la décimale la plus proche ce qui explique que dans bien des cas, leur somme n’est pas exactement 100%. La catégorie nominale est de loin la catégorie la mieux représentée avec une moyenne de 66,7% du corpus. Cela dit que deux néologismes sur trois appartiennent à cette catégorie grammaticale. Les pourcentages des noms dans les différents romans sont assez proches de la moyenne générale, variant entre 58,1% (LTF) et 67,1% (APL). Un seul chiffre sort de cet intervalle est celui enregistré dans SPG avec 85,7% de noms. Viennent ensuite, en seconde place, les verbes avec une moyenne de 16,6% puis, en troisième, les adjectifs avec 6,6%. Cet ordre nom- verbe- adjectif reste le même dans chacun des six romans et ne sera pas remis en cause si l’on rajoutait les participes, passés et présents, à la catégorie des verbes. Tous les romans sont caractérisés par une surreprésentation des noms au détriment des verbes et des adjectifs. On constate à titre d’exemple que, dans la plupart des romans, on trouve de 4 à 5 fois plus de noms que de verbes. Dans SPG, le nombre des noms est neuf fois plus grand que celui des verbes. La supériorité numérique des noms pourrait être imputable au fait que San-Antonio a plus besoin de dénommer des objets concrets ou des objets abstraits de la pensée que de comportements et des qualités désignés par des verbes et des adjectifs. Le fait que la proportion des verbes soit plus importante que celle des adjectifs, dans tous les romans de San-Antonio, va à l’encontre de l’ordre établi par Sablayrolles dans son étude des néologismes du français contemporain (2000) qui est plutôt : nom – adjectif – verbe. Cette forte proportion des verbes est due à ce que, dans la littérature, les œuvres traitent souvent les comportements des humains et leurs manières d’agir ce qui implique un usage abondant de ces unités. Sablayrolles (2000 : 319) dit à ce propos : « La forte proportion de verbes dans des chroniques et dans le roman vient de ce que ces œuvres prennent pour sujet les comportements humains en général ». Quant à l’usage des adjectifs qui reste non négligeable dans les romans de San-Antonio, l’on pourrait le corréler avec la subjectivité du narrateur en la personne du commissaire ou celle des personnages qui sont, souvent, amenés à s’exprimer avec des adjectifs dans leurs évaluation pour les choses ou lorsqu’il parle de qualités qu’ils ont perçues. Les adverbes représentent une moyenne de 3,6% de la totalité des lexies. Les pourcentages enregistrés dans les différents romans présentent tout de même des disparités par rapport à cette moyenne où l’on peut aller du simple au triple dans les romans SPG (1,6%) et LTS (4,8%). Il s’agit de la quatrième catégorie grammaticale la plus concernée par la néologie dans tous les romans sauf dans MLC où elle a été devancée par les interjections. La proportion de chacune des catégories grammaticales qui restent ne dépasse jamais les 2% de notre corpus. Les formes participiales, représentent regroupées 2,6% de l’ensemble des lexies dont 1,6% de participes passés. Ceux-ci sont présents dans tous les romans avec des proportions proches de la moyenne variant entre 1,1% et 2,3% des lexies des différents romans. Nous ne les trouvons pas dans SPG seulement. Ils sont souvent employés avec une valeur d’adjectifs ce qui explique leur supériorité numérique par rapport aux participes présents. Outre les formes participiales, nous avons enregistré les moyennes suivantes : 2% d’interjections, 1% de prépositions, 0,6% de conjonction et 0,4% de pronoms. Ces catégories ne sont pas relevées systématiquement dans tous les romans comme c’est le cas des quatre premières catégories (nom, verbe, adjectif, adverbe). Leurs proportions dans les différents romans n’atteignent que rarement les 3% excepté les 5,5% ‘interjections enregistrées dans MLC.
Type de lexie (colonne 3)
Un peu plus de la moitié des lexies de notre corpus sont des lexies correspondant à ce que l’on désigne souvent par « mot ». Nous parlons ici des lexies simples et complexes, construites et non construites, qui représentent 51,7% des néologismes que nous avons recueillis. 48,1% des lexies qui restent sont des lexies dites longues. La moyenne des lexies néologiques simples est importante (17,8%) et tous les chiffres enregistrés dans les différents romans tournent autour de cette moyenne. Il s’agit de mots dont le signifiant existait déjà dans la langue mais dont le sens a changé (néologismes sémantiques par métaphores, métonymies ou autres figures de style comme l’exemple de « capot » pour dire « crâne »), des mots dont la construction a changé (changement de schéma d’argument, on parle ici de néologismes de combinatoire syntaxique et lexicale comme « j’engage » au lieu de « je m’engage ») ou dont la fonction a changé (« tout le monde intertie » du nom inertie). Il peut s’agir également d’un néologisme de flexion comme (« il t’en veuille » pour « il t’en veut »), de déformation morphologique (« mortifler » pour « morfiler »), de création totale (le cas de quelques onomatopées comme flaouc) ou d’emprunt (padding pour lit). Le nombre important des lexies simples est dû au fait que San-Antonio aime bien transgresser le code en multipliant les emplois déviants syntaxiquement ou lexicalement, les déformations morphologiques, les paronymies (minerai pour minaret, lusc pour luxe, etc.) ainsi que les emprunts gratuits. Ces créations conscientes et délibérées sont un pied-de-nez pour les institutions ainsi que pour l’ordre traditionnel établi. Elles sont également des signes de connivence entre San-Antonio et ses lecteurs. Les lexies complexes représentent 33,9% du corpus. La part des construites avec processus réguliers (23,1%) représente un peu plus que le double de celle des non construites (10,8%). Nous avons souligné précédemment la difficulté de distinguer de façon sûre entre ces deux types de lexies, dans tous les cas, ce qui nous a conduits à opter pour une conception restreinte des lexies construites contre une conception plus large des unités non construites. Nous n’avons considéré, en effet, comme construites que les unités fabriquées par des règles de construction des mots (RCM) comme les règles de dérivation définies par D. Corbin. Par contre, toute lexie qui ne semble pas être créée par une règle productive est considérée complexe non construite comme les mots-valises (varicreuse, oto-rhéno-céros, etc.). Ce qui est frappant dans la néologie de San-Antonio du point de vue des types de lexies, c’est la proportion importante des synapsies et des expressions. Les synapsies représentent en effet à elles seules 39,9% de notre corpus. C’est le type de lexies le plus employé dans chacun des romans avec des chiffres relativement proches de la moyenne et variant entre 30,2% dans LTF et 50,8% dans SPG. Ce type de lexie est souvent employé par l’auteur afin d’éviter de tomber dans la répétition comme (l’aficionado de tintin, la harceleuse de mérou, le Yul Brynner de la limonade, etc.) ou simplement pour des fin ludiques comme les nombreux cas de défigements (souliers de ville, tessons de boutanche, bitos de paille, peignoir de bath, coupe de tif, etc.). En ce qui concerne les lexies qui dépassent le cadre de la synapsie, appelées expressions, elles représentent 8,4% de notre corpus. Les chiffres relevés dans les différents romans sont assez proches de la moyenne, excepté dans les premier et dernier romans avec respectivement 27,9% et 1,9%. Ces lexies sont le plus souvent obtenues par défigement et un peu moins par détournement d’expressions plus ou moins connues de la langue. Notons que dans les cas de défigement, il s’agit de modification ludique apportée à une expression mémorisée sans qu’il ait une nouvelle acception (en long, en large et en technicolor, avoir les guibolles en pâte d’amande, se fendre le pébroque, avoir bequeté du lion, etc.). Les détournements en revanche sont créateurs de nouveau sens (être bourré jusqu’à la cale, fluctuat nec vergetures, ramoner le couloir aux lentilles, etc.). La compréhension de ces défigements et détournements d’expressions requièrent un certain savoir culturel et lexical de la part des lecteurs. San-Antonio cherche à travers ces modifications à créer un climat de connivence avec ses lecteurs qui vont prendre du plaisir en les déchiffrant par la mise en relation avec les expressions originelles.
Traits syntactico-sémantiques inhérents
Notre corpus comporte en tout cinq cas inclassables (1%) : 1 cas dans MLC (1,1%), 3 cas dans APL (2,2%) et 1 autre cas dans PPA (1,6%). De façon générale, il y a peu de lexies désignant des êtres animés (21,9%) dont très peu désignent des agents (c’est la catégorie la moins représentée avec seulement 1,6% des lexies). On pouvait s’attendre à voir beaucoup plus d’agents surtout lorsque l’on voit la grande proportion des verbes due à l’importance accordée à l’action dans les romans de SanAntonio. La part des inanimés représente presque quatre cinquièmes des lexies de notre corpus (77,1%). Les objets ayant un référent concret sont la catégorie la plus représentée avec une moyenne de 26,3% de notre corpus. Leur proportion dans les différents romans ne s’éloigne pas beaucoup de cette moyenne et devance toujours celle des actions et des états sauf dans MLC et APL où il y a plus d’actions que de concrets. Cette supériorité numérique des objets concrets correspond à l’argument classique justifiant la néologie qui met en avant la nécessité de créer des mots nouveaux pour des objets nouveaux. Cependant, nous tenons à rappeler encore une fois que dans les romans de San-Antonio, il s’agit plutôt de renomination d’objets qui existaient auparavant et qui disposaient déjà d’appellations. Ces renominations s’inscrivent dans une perspective purement ludique. La proportion considérable des concrets traduit donc l’importance accordée aux choses matérielles concrètes dans les différents récits. Les non animés abstraits indiquant des actions ne sont pas en reste et représentent une moyenne de 24,3% des lexies de notre corpus, une moyenne très proche des chiffres enregistrés dans les différents romans. Cela est à corréler avec le grand nombre de verbes relevés pour notre étude. Cette grande présence des lexies renvoyant à des actions va de pair avec le genre du roman policier caractérisé par un mouvement perpétuel. Les néologismes qui expriment des états font partie des trois traits inhérents les plus présents avec une moyenne de 19,8% de notre corpus. Les chiffres relevés dans les différents romans tournent autour de cette moyenne sauf dans SPG où nous n’avons enregistré que 9,5%. Ce taux élevé d’unités abstraites indiquant des états est étroitement liée au type du discours (discours littéraire) où il y a une part de subjectivité de l’auteur ou de ses personnages lorsqu’ils qualifient les objets du discours, indiquent des états, portent des jugements de valeur sur ce dont on parle ou lorsqu’ils expriment des sentiments. Cette subjectivité se trouve amplifiée dans les romans de San-Antonio à travers un nombre important d’adjectifs qualificatifs, de verbes et d’adverbes renvoyant à des états. Notre corpus comporte seulement 6,6% de concepts. Une proportion tout à fait raisonnable pour un roman où l’on ne manie pas souvent des concepts contrairement à la presse quotidienne par exemple. La proportion de ces unités varie entre 3,6% dans APLet 11,1% dans SPG.
Remarques métalinguistiques
Seulement 2% (une lexie sur cinquante) des néologismes relevés dans les six romans sont accompagnés de commentaires métalinguistiques pouvant jouer le rôle d’indice de nouveauté. Ces commentaires peuvent contenir un jugement, implicite ou explicite sur la valeur des néologismes qu’ils accompagnent. Nous ne relevons aucune remarque portant sur les néologismes de LTF et LTS, en revanche, ont été recueillis les chiffres suivant : 3 remarques dans SPG (4,8%), 2 dans MLC (2,2%), 4 dans APL (2,9%) et 1 autre dans PPA (1,6%). Des proportions qui vont du simple au triple dans les différents romans. Notons que les commentaires qui comportent des jugements sont plus nombreux (7 : 1,4%) que ceux qui n’en comportent pas (3 : 0,6%) et les jugements négatifs l’emportent sur les jugements positifs. San-Antonio n’accompagne que très peu ses néologismes de commentaires d’ordre métalinguistique, cela pourrait signifier qu’il les considère comme naturels n’ayant pas besoin d’être justifiés ou élucidés laissant le lecteur découvrir, avec plaisir, ces créations au gré de ses lectures. EXAMEN DU CORPUS ET RÉSULTATS D’ANALYSES 189 En revanche, l’auteur procède toujours de la même façon en suivant des méthodes précises servant à commenter les néologismes. Parmi ces méthodes, l’attribution de l’emploi lexical ou du néologisme à une autre personne, souvent Alexandre Bérurier, de peur d’être pris en faute pour mauvaise maîtrise de la langue et son lexique. La remarque est le plus souvent mise entre parenthèse (comme dit Béru). En procédant ainsi, San-Antonio prend de la distance vis-à-vis du néologisme qu’il vient d’émettre (d’écrire) laissant place à un jugement de valeur négatif, certes non explicité, mais facilement déduit du contexte d’où la marque (°nég). San-Antonio pourrait également signaler ses néologismes en faisant croire à ses lecteurs qu’il s’agit d’une incertitude lexicale ou culturelle. Ce procédé consiste à accompagner le néologisme de la mention « ou…ou… » qui signifie que l’auteur n’est pas sûr d’émettre la bonne unité lexicale, requise dans le contexte comme dans l’exemple suivant qu’est une déviation de la locution familière « C’est de la roupie de sansonnet » : « Elle ne se formalise pas outre mesure. Le flegme britanouille, c’est de la roupie de chansonnette, ou de la roupette de pensionné, ou de la roupie de je ne sais plus quoi de con, qu’enfin, tu m’as compris, comparé à l’impénétrabilité des extrême-orientaux (lesquels extrêmes ont la fâcheuse réputation de se toucher, nul n’en ignore). » (APL, 21).Dans certains de ces cas, il pourrait s’agir de jeux in presentia, où l’emploi dévié qui est le néologisme est accompagné de l’unité lexicale originelle grâce à laquelle il est devenu possible : « Ça lui va droit au cœur. Elle éclate d’un rire argentin (ou brésilien, impossible de faire la différence). » (SPG, 24). D’autres remarques viennent sous forme de notes de bas de page qui soit expliquent le néologisme pouvant être un emprunt par exemple (vaez), ce qui va faciliter sa compréhension sans que le lecteur soit obligé d’aller chercher son sens ailleurs, soit commentent la création en question en mettant en avant un jugement de valeur explicite. San-Antonio utilise également un autre type de commentaire, moins marqué, car il s’agit d’une continuité de la phrase comportant le néologisme. Cette partie de la phrase qui vient après le néologisme et qui porte sur lui peut être un jugement de valeur ou plutôt une simple explication. Dans : « Comme tu le vois, l’artiste, j’ai becqueté du lion, ce morninge. Et du vrai ; du lion de l’Atlas (de géographie), pas du bestiau bâilleur comme celui de la Métro… » (APL, 32), la partie de la phrase mise en gras, explique le jeu de mot qui la précède : « lion de l’Atlas (de géographie) ».
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