L’évaluation environnementale : de fortes attentes de la part des acteurs publics et privés
Les politiques environnementales, qu’elles s’appliquent au niveau européen ou national, s’appuient souvent sur la diffusion d’outils d’évaluation environnementale. Par exemple, au niveau européen ont été mis en place la Politique Intégrée des Produits et ainsi que des labels énergétiques, qui s’appuient sur des Analyses de Cycle de Vie. Au niveau national, la France a rendu obligatoire la réalisation de Bilans d’émissions de gaz à effet de serre (BEGES) pour certaines entreprises. Ces outils évaluent des impacts environnementaux pour un système donné : produit de l’entreprise, service d’une entreprise ou la totalité de son périmètre d’activité, ce qui permet ainsi aux managers des entreprises d’agir en diminuant ces différents impacts. Les instruments s’inscrivent dans un contexte global de managérialisation de l’environnement, qui entraîne la création d’un marché au sein duquel les prescripteurs (Aggeri, 2010; Hatchuel, 1998) jouent un rôle très important. Parmi ces prescripteurs, les consultants en environnement sont impliqués notamment dans la diffusion des bonnes pratiques environnementales et d’accompagnement des entreprises pour engager des dynamiques d’action collective. Il s’agit par exemple de guider la mise en place de stratégies environnementales (achats responsables, écoconception des produits, valorisation des déchets, etc.). Dans le cadre de prestations de conseil, les consultants s’appuient sur différents outils promus par les institutions publiques et notamment des outils d’évaluation environnementale. Experts en évaluation environnementale, les consultants apportent aux entreprises des compétences précises dans ce domaine (connaissance des différentes méthodes, des normes, etc.), qu’elles n’auraient pas développées en interne. Les consultants en environnement sont ainsi les garants d’un « savoir-faire », codifié au niveau institutionnel, notamment par des normes et enrichi de nombreux travaux de recherche ; ainsi que d’une déontologie de la réalisation des évaluations. Ces deux aspects sont censés garantir une certaine homogénéité des pratiques en termes d’évaluation d’une entreprise à l’autre.
Les entreprises, sont, de leur côté sujettes à des pressions sociétales et souhaitent répondre à quatre enjeux différents qui sont l’éthique, la durabilité, l’adhésion et la réputation (Porter & Kramer, 2006). En effet, gouvernements, ONG, consommateurs, les enjoignent de plus en plus à réduire leurs impacts environnementaux et à davantage de transparence au cours de ces démarches. La diffusion des outils d’évaluation environnementale dans les entreprises s’est opérée par vagues successives : souvent externalisée, la réalisation d’évaluations environnementales est confiée aux consultants. Cependant, d’autres entreprises ont pu faire le choix de l’internalisation des évaluations environnementales en créant par conséquent de nouvelles compétences. Les entreprises s’appuient sur des directives, orientations et lois de la part des agences publiques pour améliorer leur performance environnementale. Elles s’appuient sur les consultants pour la réalisation d’études d’impacts environnementaux à partir d’instruments d’évaluation environnementale et attendent des consultants qu’ils formulent des préconisations d’actions de gestion environnementale. Les agences environnementales comme l’ADEME en France, ou le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) au niveau international, ont joué un rôle clé dans la promotion et la diffusion d’outils d’évaluation environnementale auprès des entreprises, des PME en particulier. Ce faisant, elles formulent des consignes d’usage autour des outils d’évaluation environnementale en direction des entreprises, les engageant à utiliser des outils pour mesurer des impacts environnementaux afin d’améliorer leur performance environnementale. Notre recherche s’inscrit dans ce contexte, dans lequel sont présents une multitude d’acteurs, qui formulent chacun des prescriptions réciproques les uns vis-à-vis des autres, ont des intérêts hétérogènes, et promeuvent ou utilisent des instruments qui encapsulent des doctrines d’usage. L’ADEME est par exemple l’une de ces institutions publiques qui propose conseil, expertise et aide à la mise en oeuvre des politiques publiques en matière d’environnement, énergie et développement durable auprès des entités privées et publiques ainsi que du grand public.
Proposition d’un changement de focale pour étudier l’action collective environnementale : de l’instrument au dispositif
Les outils d’évaluation environnementale reposent sur des modélisations complexes de l’évolution de substances identifiées comme dommageables pour l’environnement et traduisent leurs impacts sur différentes échelles de temps. Dans la mesure où ils sont utilisés pour mettre en place des actions au sein des entreprises pour guider des décisions, et constituent des « formalisations de l’activité organisée » (Moisdon, 1997, p. 7), ils peuvent être qualifiés d’outils de gestion, ou plutôt d’instruments de gestion, terme qui caractérise un outil plus sophistiqué (Moisdon, 1997) repris par F. Aggeri et J. Labatut (Aggeri & Labatut, 2010). Dans leur revue de littérature, ces auteurs soulignent que les outils de gestion ne sont pas uniquement des instruments conçus a priori par et pour les managers. En effet, « un instrument initialement conçu par rapport à une visée scientifique ou technique peut également devenir au cours de son existence un outil de gestion », car ce sont « les activités auxquelles contribue l’instrumentation, quelle qu’en soit la nature, qui permettent de qualifier celle-ci de gestionnaire» (Ibid.). Or, la littérature sur l’évaluation environnementale nous renseigne peu sur les contributions de ces outils à l’activité managériale.
On pourrait ainsi avoir l’impression que les « organisations se plient aux prescriptions issues des outils de la rationalité » (Moisdon, ibid, p. 9). Pourtant, comme les travaux sur les outils de gestion le soulignent, la mise en place de nouveaux outils suscite des usages imprévus (Aggeri & Labatut, 2010; Berry, 1983; Hatchuel & Weil, 1992). Il semble que les outils ne puissent pas être limités à leur pure définition normative ou instrumentale (Berry, 1983; Rabardel, 1995), aussi nous défendons en ce sens, que les outils d’évaluation environnementale sont de véritables « éminences grises », au sens où ils jouent un rôle très structurant au sein de l’organisation. Ils dirigent des choix, et orientent des actions qu’ils façonnent de manière incontestable, tout en restant dans l’ombre des managers. Aussi, nous souhaitons mobiliser ce courant de littérature centré sur les instruments de gestion pour proposer un nouveau regard sur l’évaluation environnementale, qui se détache de la rationalité pure de l’instrument d’évaluation et des chiffres que celui-ci produit. Nous observerons le contexte de son déploiement au sein de l’entreprise, et la manière dont les acteurs s’organisent pour l’inscrire dans l’entreprise et enclencher ainsi une dynamique d’action collective.
L’entrée par l’instrument permet d’analyser comment les acteurs se mobilisent autour de lui à différents niveaux : d’un niveau plutôt « méso » ou inter-entreprises, celui de l’instrument environnemental « idéal », à celui « micro » de la gestion de l’activité de l’entreprise, lorsque l’outil est adapté au contexte de l’entreprise par ses différents acteurs. Nous analyserons comment l’action collective se met en place, et plus précisément comment un modèle collectif de l’action environnementale est instauré par la conception d’un dispositif d’acteurs autour d’un instrument. La littérature sur les instruments montre que ces derniers peuvent guider des apprentissages (Aggeri, Hatchuel, & Lefebvre, 1995 ; Moisdon, 1997, 2005), à une échelle organisationnelle. Le dispositif d’évaluation intervenant à une échelle « méso », nous voulons analyser la capacité d’apprentissage des instruments à un niveau inter-entreprise et en proposer une modélisation. Nous avons proposé ce sujet de thèse après avoir réalisé que pour ces méthodes d’évaluation environnementales disponibles pour les entreprises, de fortes attentes pèsent en termes de réduction des impacts environnementaux. Le constat de la faiblesse des résultats des stratégies environnementales menées par les entreprises nous pousse à analyser en premier lieu l’instrument de mesure (de la même manière, un patient remettra en cause le thermomètre qui ne mesure pas la température attendue). Ainsi, pour améliorer les résultats de l’action collective environnementale, les efforts de recherche engagés portent essentiellement sur la mesure, pour améliorer les modèles climatiques qui permettent de calculer des émissions ; ou sur l’instrument, en favorisant le développement de nouveaux instruments de mesure. Nous avons décidé d’explorer ici une troisième voie qui, se plaçant du point de vue de l’instrument, étudierait la manière dont l’action collective se structure dans son sillage.
INTRODUCTION GÉNÉRALE – LES INSTRUMENTS D’ÉVALUATION ENVIRONNEMENTALE : L’ENJEU DE L’APPROPRIATION DES CONNAISSANCES PAR LES ENTREPRISES |