L’évaluation de la corruption :approches et problèmes
Jean-François MEDARD
La question de l’évaluation de la corruption est rarement soulevée’. Pourtant l’évaluation de l’intervention publique devrait nécessairement poser celle de l’évaluation de la corruption et ceci pour trois raisons. La première, c’est que la corruption a pour conséquence de fausser les résultats des interventions publiques par rapport aux objectifs poursuivis: elle est l’une des causes du décalage inévitable entre les objectifs affirmés de l’intervention publique et ses résultats. En deuxième lieu, face aux dangers que présente la corruption pour les interventions publiques, des politiques publiques sectoriel-les ont, depuis longtemps, été menées en ordre dispersé afin d’en limiter l’extension. Ce n’est que depuis le début des années 90, qu’un effort systématique, global, multidimensionnelle! contre la corruption a été entrepris au plan national comme au plan international. Enfin, en cherchant à évaluer la corruption, on débouche sur une évaluation du fonctionnement des institutions publiques. Une façon d’aborder la question de la corruption pour mieux l’évacuer consiste à ne l’approcher qu’à partir du phénomène du scandale. Certains considèrent que l’important, ce ne sont pas les pratiques de corruption, mais les représentations de la corruption, et la façon dont les acteurs politiques jouent sur ces représentations pour échanger des coups dans le contexte de la compétition politique. Il est vrai que c’est le plus souvent au travers du scandale politique répercuté par les médias que les grosses affaires de corruption sont mises à jour. Le scandale est par là un objet de recherche en lui-même tout à fait légitime. Mais il ne faudrait pas que, sous prétexte d’objectivisme, on réduise l’étude de la corruption au scandale qui la révèle, ou à la construction sociale qui permet de la constituer en tant que corruption. Malgré les difficultés particulières de l’entreprise, il faut bien chercher à l’évaluer en tant que phénomène objectif. La corruption renvoie en effet à une réalité objective qui met en question la réalité et la nature même de l’autorité publique, sape la démocratie et ruine les fondements de l’intervention publique. Elle peut même vider cette dernière de tout contenu et la rendre illusoire. On estime ainsi que, dans le cas de l’Afrique, les politiques de développement étaient vouées à l’échec dans le contexte d’une corruption à la fois systémique et généralisée et d’un Etat néo-patrimonial (Médard, 1998). Dans le cas français, on pourrait montrer comment la corruption a rendu la loi Royer, qui visait à limiter les implantations de grandes surfaces, totalement inopérante, puisque la France est le pays qui a la plus forte implantation de grandes surfaces en Europe. Il est donc impensable de faire l’impasse sur la corruption, lorsqu’on s’intéresse à l’intervention publique.
L’identification de la corruption
Pour identifier la corruption, il faut d’abord la définir. Il faut ensuite en préciser les types. Définition de la corruption La notion de corruption fait l’objet de débats sans fin dont il faut saisir les tenants et aboutissants. Il me semble, qu’à défaut d’une définition précise, on peut cependant se mettre d’accord sur une notion commune. Commençons par quelques distinctions préalables afin de mieux cerner le sujet. Il faut distinguer en premier lieu la corruption publique et la corruption privée. Pour les juristes et les économistes, cette distinction n’est pas centrale. La définition de la corruption dans le code pénal français ne fait pas la distinction, même si en pratique, le droit français, le droit public notamment, se préoccupe particulièrement de la conuption publique. La définition la plus couramment admise chez les économistes est formulée à partir de la notion juridique de mandat. Les politologues se réfèrent quant à eux à la distinction du public et du privé. Cette dernière approche ne doit pas faire oublier pour autant qu’il existe des interactions et même des déplacements de la corruption publique à la conuption privée comme le montrent les effets de la libéralisation économique et des privatisations dans les pays d’Europe de l’Est et en Afrique. Il faut en second lieu distinguer la corruption au sens juridique de la corruption au sens moral. La corruption se définit par rapport à des normes juridiques et/ou morales. Mais la notion de corruption morale est souvent ambiguë, dans la mesure où il ne faut pas confondre la corruption morale des hommes politiques et la conuption considérée d’un point de vue moral. C’est faute de les distinguer clairement, que les Anglais, en utilisant le mot de «sleaze », ont tendance à mélanger tous les scandales, qu’il s’agisse de corruption ou de sexe, lorsqu’ils touchent des hommes publics. La corruption en ce sens se réfère aux mœurs qu’ils soient publics ou privés. Si l’idée de corruption se réfère en dernière analyse à un jugement d’ordre moral, l’immoralité privée ou publique à laquelle elle renvoie, va bien au-delà de la conuption au sens précis du terme. La corruption, par nature étant ressentie comme un mal, elle est spontanément abordée dans une perspective morale, d’où la tentation du moralisme, c’est-à-dire d’une approche exclusivement morale du phénomène. Cette approche est insuffisante, car seule une approche analytique peut nous éclairer sur la nature du phénomène, mais cette recherche analytique ne peut prétendre exclure tout rapport aux valeurs et de façon plus générale toute référence à des normes.
Les types de corruption
La confusion du public et du privé qui est au cœur de la corruption s’exprime de différentes façons, qu’il importe d’identifier pour évaluer la corruption de façon precise. La corruption est un phénomène hétérogène. Lorsqu’on pense à la corruption, on a généralement tendance à penser uniquement à l’échange corrompu. Il ne faut pas oublier pourtant que la corruption n’implique pas nécessairement un échange, qu’il soit marchand ou social: c’est le cas du détournement de fonds. Cette forme de corruption, relativement bien contrôlée dans les pays occidentaux, prend en Afrique une dimension considérable : puiser dans la caisse est un comportement banal du haut en bas de la hiérarchie politico-administrative. Aux sommets de l’Etat, les sommes en jeu peuvent être considérables, au point de mettre les banques en faillite et ruiner l’économie. Alatas distingue la corruption transactive qui repose sur un simple échange corrompu et la corruption-extorsion, où les termes de l’échange sont modifiés par une position de force 4. Il peut s’agir de force physique, comme lorsque des policiers ou des soldats extorquent de l’argent aux barrages routiers, de la prédation directe sous des menaces plus ou moins explicites de la part de dirigeants puissants. 11 s’agit là de cas de figure plus fréquents en Afrique qu’en Europe. Il peut s’agir aussi de l’abus d’une position de monopole. Du point de vue des rapports de force, Jean Cartier-Bresson distingue la corruption transactive lorsque l’offre et la demande trouvent un avantage réciproque dans des transactions réglées par des codes stabilisés; l’extorsion, lorsque l’offre essaye de dominer la demande; et le cas où la demande essaie de dominer l’offre (Cartier-Bresson). Il faut enfin distinguer la corruption-échange-social de la corruption-échange économique (Padioleau, 1967). La corruption économique, pensons au pot de vin, est assimilable à un marché où les biens et services s’échangent contre des biens et services médiatisés par la monnaie, ou à un échange troc dans lequel les biens s’échangent directement. La corruption-échange sociale (ou corruption relationnelle ou de proximité), ne peut s’analyser en termes marchands, même si elle comporte toujours une dimension économique. La personne des échangistes modifie les termes d’un échange informel qui s’étale dans le temps, n’est pas monétarisé et où la dimension sociale l’emporte sur la dimension économique. Cette forme de corruption est très répandue en Afrique, sous la forme du népotisme, du clientélisme ou du patronage, du copinage ou du « tribalisme », ceci, même si ces pratiques ne sont pas toujours considérées comme de la corruption par les intéressés eux-mêmes. Contrairement à ce que l’on dit souvent, la pratique du pot de vin en Afrique, n’est pas toujours un simple prolongement des pratiques traditionnelles d’échange de dons. Inversement, dans les pays occidentaux, la pratique du dessous de table dans la mesure où el1e est occulte, repose le plus souvent sur une organisation en réseaux de corruption, qui fonctionnent en partie à l’échange social, en vue d’assurer la sécurité des transactions. Les formes modernes de corruption en Occident, s’enracinent dans des échanges sociaux qui interdisent de les réduire à des échanges marchands au sens élémentaire du terme. La petite corruption, qui a tendance à être généralisée en Afrique, est surtout individuelle, alors que la grande corruption est nécessairement organisée en réseaux et fonctionne donc à l’échange social. Enfin, la corruption-échange économique est directe, elle relève du quid pro quo ou lit for tat, alors que la corruption-échange sociale est indirecte, car ni la contrepartie ni le moment du contre don, ne sont déterminés à l’avance. Plus l’échange économique se socialise, plus il devient indirect L’opposition entre corruption indirecte et corruption directe correspond à l’opposition entre corruption-échange sociale et corruption-échange économique.