La théorie du choix rationnel
Nous l’avons évoqué en introduction et là tient l’originalité de l’économie comportementale ; si la théorie économique classique postule que les agents économiques prennent leurs décisions de manière rationnelle, cela est à mettre en doute lorsqu’il s’agit d’êtres sociaux et de problématiques environnementales. En effet les caractéristiques de l’être humain d’une part et de l’environnement d’autre part semblent aller à l’encontre de ce postulat.
Le premier frein que nous allons étudier afin de comprendre notre inaction sur les questions environnementales renvoie à la notion de ‘dilemme de l’écologiste citoyen’ exposé par Jean-Paul Bozonnet (Bozonnet, 2007). D’après ce dernier, il existe, de fait, un consensus partagé par toutes les opinions publiques sur la nécessité de l’action environnementale (Bozonnet, 2001, Kempto & al, 1995). Pour autant, « les pratiques individuelles demeurent désespérément faibles et les politiques publiques précautionneuses, en dépit des discours ambitieux et des discours solennelles ». Afin de comprendre ce paradoxe, nous allons, dans un premier temps, étudier la théorie du choix rationnel au cœur de la théorie économique classique. Ensuite, nous évoquerons différentes théories tentant d’expliquer le passage de la conscience écologique aux pratiques domestiques.
Une grande partie des théories explicatives des pratiques environnementales s’inscrit dans ce que Boudon appelle paradigme de l’action ou choix rationnel (Boudon, 1984). Ce paradigme est défini par plusieurs postulats. Le premier affirme que les phénomènes collectifs résultent d’actions individuelles agrégées. Le second postulat considère que les individus sont guidés dans l’action, avant tout, par leur intérêt. Le troisième, enfin, assure que les individus sont rationnels. En d’autres termes, ils agissent par calcul en maximisant leur utilité marginale et en minimisant leurs coûts (Bozonnet, 2007). Cette première partie suppose que nous sommes des êtres rationnels, postulat que nous remettrons en cause plus tard.
Etudions plus en détails ces trois postulats afin de mieux les comprendre.
1) Des pratiques mûes par l’intérêt individuel :
Dans notre société, et au regard de l’importance des échanges économiques, l’individu est motivé par l’intérêt économique. Et cela, même lorsqu’il s’agit de l’environnement. Ainsi, « l’engagement dans les pratiques environnementales est proportionnel au coût de ces pratiques pour l’usager » (Bozonnet, 2007). Avant de s’engager dans une quelconque décision environnementale, l’individu calcule les bénéfices qu’il peut en tirer. L’étude réalisée par la commission européenne en 2005 est révélatrice. Elle indique que plus de 50% des individus interrogés ne sont pas prêts à payer plus cher pour utiliser l’énergie renouvelable pour leur voiture, plutôt que de l’énergie produite par d’autres sources plus polluantes. Le coût de ce changement d’habitude est donc, pour beaucoup, jugé trop élevé pour prendre une telle décision. Nous le voyons bien, la dimension économique est primordiale dans le changement de comportement en matière écologique. Cependant, d’autres dimensions, également mûes par l’intérêt individuel, entrent en jeu. Par exemple, sur la question des transports, la notion de gain de temps explique également la préférence pour l’avion plutôt que pour le train. La notion de confort, lors de l’utilisation excessive du chauffage ou de la climatisation, est également très présente. Il en va de même pour la ‘liberté’ ressentie lorsque l’on emprunte sa propre voiture, plutôt que les transports en communs.
En somme, il semble que, dans notre société actuelle, le choix rationnel de l’acteur est avant tout motivé par la rentabilité économique ainsi que le gain de temps, de confort, de liberté… Un autre aspect est également souligné par le paradigme de l’action rationnelle. Il s’agit de l’importance du degré d’information. Lorsqu’il prend une décision d’achat, le consommateur a besoin d’informations claires. Ainsi, se fit-il souvent à des labels ou des notices précises. Or, le manque de clarté en matière environnementale conduit l’individu à se déporter sur d’autres choix. En effet, s’il existe de plus en plus de labels écologiques clairs et fiables, ces derniers, trop récents, ne sont pas encore inscrits dans les habitudes d’achats des individus. Pendant longtemps, les labels liés à l’environnement ont été peu clairs et intuitifs. Une communication peu visible et un manque d’information de qualité sont donc un véritable défaut en matière de prise de décision relative à l’environnement.
Un intérêt individuel guidé par la rentabilité économique et un manque d’information claire concernant les produits et les comportements bons pour l’environnement expliquent, en partie, un évitement de la part des consommateurs/acteurs.
2) L’environnement comme bien collectif et la théorie du passager clandestin :
Le schéma de l’action rationnelle guidée par un intérêt économique et individuel fort explique donc, en partie, la non-action en matière d’environnement. Un autre paramètre est à prendre en compte : l’environnement est un bien collectif et non individuel, il est généralement gratuit et accessible à tous (Bozonnet, 2007). De ce fait, l’environnement est soumis au phénomène du ‘free rider’, c’est-à-dire, passager clandestin (Olson, 1966). Plus en détail, en l’absence de contrainte collective, la conduite la plus rationnelle pour un individu est de profiter de ce bien collectif sans faire de sacrifices pour l’entretenir. L’individu est alors gagnant sur tous les tableaux ; cela ne lui coûte rien et il peut profiter du bien librement. Le free rider est un comportement redoutable car il peut démotiver desindividus dotés de solides valeurs ou normes personnelles qui se sentent seuls à se soumettre à la règle, alors que les autres jouissent du même bien, sans effort. Illustrons ette théorie ; en cas de pollution urbaine et de consigne de réduction de la vitesse, même l’écologiste le mieux intentionné aura du mal à résister à la tentation, s’il est le seul à se soumettre à la règle (Bozonnet, 2007). Il se sacrifie pour réduire sa vitesse mais cela ne sert à rien si les autres conducteurs ne font pas de même. L’air est pollué de toute façon car l’acte isolé n’est pas efficace. Par conséquent, l’individu se décourage. Un bien environnemental collectif abandonné aux lois du marché est voué à disparaître s’il n’est pas adopté par l’ensemble de la communauté. L’exemple classique de ce phénomène est celui des résidences secondaires. « Chacun souhaite occuper un site naturel pour le calme et profiter d’un beau paysage. Puisque chacun a le même désir, nous finissons souvent par nous retrouver dans une agglomération bruyante et polluée » (Bozonnet, 2007).
beau paysage. Puisque chacun a le même désir, nous finissons souvent par nous retrouver dans une agglomération bruyante et polluée » (Bozonnet, 2007). En somme, « l’environnement comme bien collectif ne peut être préservé que par la coopération » (Bozonnet, 2007, p 7). En effet, la coopération universelle apporte plus que la défection universelle. Pourtant, la stratégie la plus rationnelle pour chacun demeure la défection . Cela est notamment dû à des mécanismes du marché fondéssur l’intérêt individuel qui ne fournissent pas d’incitations suffisantes pour protéger un bien collectif, ici l’environnement.
3) L’importance des valeurs dans les choix à priori rationnels :
Seule, la conscience écologique n’engendre pas de pratiques éco-citoyennes individuelles. Les individus sont vite rattrapés par des logiques de rentabilité économique ou par la facilité du statut de passager clandestin. « La théorie du choix rationnel semble donc l’explication la plus pertinente de l’absence de pratiques environnementales. » (Bozonnet, 2007). S’ils agissent de manière rationnelle, il n’est pas dans l’intérêt des individus d’adopter un comportement vertueux en matière d’environnement. Cependant, il manque une donnée importante à cette théorie : le système de valeur sur lequel les individus basent leur décision. Nous allons donc aborder succinctement quelques théories qui révèlent l’importance des ‘valeurs’ en termes de choix de comportement écologique.
La théorie de Weber et la légitimité
Le concept de valeur, très utilisé en sociologie, est issu de la théorie de Max Weber. Cedernier définit quatre formes d’activités sociales et en distingue particulièrement deux ; l’action rationnelle par finalité et l’action rationnelle en valeur (Weber, 1971). La première, nous l’avons évoquée, est régie par la pure raison instrumentale et pragmatique : la maximisation de son propre bien-être. La seconde, que nous allons maintenant étudier, est orientée par ce que Weber appelle ‘les valeurs’. Ici, les valeurs peuvent être définies comme « des raisons ultimes qui motivent l’action humaine » (Bozonnet, 2007 p 11). Chez le sociologue, le concept de valeur est lié à celui de pouvoir, de domination et de légitimité. Par exemple, Weber nous explique que les citoyens doivent partager les mêmes valeurs pour qu’un type de régime puisse fonctionner durablement. Nous comprenons donc l’importance du lien entre les valeurs, les pratiques individuelles et les politiques publiques. Pour opérer un changement dans les comportements écologiques, il faut donc que les décisions du gouvernement en la matière s’inscrivent dans la légitimité d’un système de valeur. Ici, Weber considère le système de valeurs comme une condition préalable pour accepter l’action et non comme un simple ‘facteur’ de passage à l’action. Par exemple, les campagnes anti-tabac ou celles de la sécurité routière en France ont connu un certain succès car les valeurs qui les portaient sont solidement installées dans l’opinion. Afin que les politiques environnementales soient efficaces, il faut avant tout qu’elles bénéficient d’une légitimité forte dans l’opinion. C’est une condition nécessaire bien que non suffisante.
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