L’éthique en finance : le cas de l’investissement
socialement responsable et de l’investissement islamique
Les fondements moraux de la pénsée économique chez Smith
Adam Smith était un philosophe qui s’interrogeait, dès 175928, sur le rôle de la morale dans l’harmonie des sociétés. Selon lui, une société ne peut fonctionner simplement avec des attitudes et attentions moralement désirables. Celle-ci repose sur les comportements égoïstes des hommes, ainsi que sur le jugement moral – la sympathie – que chacun peut porter sur autrui. Dans Theory of moral sentiments (1759), la description psychologique de la construction des sentiments moraux altruistes comme sources de l’harmonie sociale que fait Smith, contraste de manière saisissante avec sa représentation de l’« ordre naturel » symbolisé par un marché d’échange et de compétition entre individus égoïstes décrit dans son second ouvrage majeur Wealth of Nations (1776). La conséquence en est que l’ordre physique, c’està-dire l’ordre de la richesse matérielle ne se confond pas avec l’ordre moral entendu chez Smith comme harmonie ou bonheur intérieur. Bien que les deux soient distincts, le premier conduit au second. La « main invisible » conduit automatiquement et facilement à l’harmonie à partir du monde physique lié à la richesse matérielle. En s’appuyant sur les principes de l’utilitarisme, Smith va jeter les bases du raisonnement qui domine encore aujourd’hui quant à l’association entre richesse, libéralisme et harmonie sociale. La poursuite par chacun de ses intérêts suffit à servir les intérêts des autres. C’est cette harmonie et le jugement que les uns portent sur les autres qui fondent l’ordre naturel des choses et justifient par conséquent la libre concurrence. Le rejet de toute forme de régulation de l’échange constitue une nette évolution par rapport aux mercantilistes qui à l’instar de Locke, n’hésitaient pas à évoquer « la loi divine »29 pour justifier la justice social comme une pré-condition du droit illimité à la propriété. Smith, tout en ne niant pas le rôle des sentiments moraux dans l’harmonie sociale, en fait un élément secondaire extérieur à la pensée économique. Ainsi bien que l’égoïsme soit moralement condamnable, Smith le représente comme le moteur de la société marchande. Sa pensée se résume parfaitement dans une de ces célèbres citations : « Nous n’attendons pas notre dîner de la bienveillance de notre boucher ou de celle du marchand de vin mais bien de la considération qu’ils ont de leur propre intérêt »30.Ainsi, pour ce dernier, l’association d’un égoïsme utilitariste et d’un marché libre constitue la meilleure forme d’allocation des ressources. L’idée que le marché puisse naturellement aboutir à un état moralement « désirable » à partir de comportements moralement « indésirables» n’est cependant pas nouvelle. Bernard de Mandeville l’avait déjà fait remarquer dans sa Fable des Abeilles, en 1714, où il expliquait comment les vices et intérêt privés, se révélaient être des vertus collectives, susceptibles de stimuler l’activité économique31. Si l’on se base sur l’approche épistémologique cartésienne (Descartes et Gilson, 1987) on peut aisément comprendre que la simplicité du discours de Smith ai eu une raisonnance épistémologique importante dans la construction d’une pensée économique « délestée » de toute doctrine religieuse. Paradoxalement, ce rejet du dogmatisme moral va devenir en soi un dogme au sein de la « science » économique.
La naissance d’une morale utilitariste
Dans la perspective utilitariste, la morale est conçue comme une tentative d’accroitre le bonheur collectif. Pour Bentham, il n’y a qu’un unique principe moral qui vaille, le « principe d’utilité ». Ce dernier consiste en l’idée suivante : toutes les fois que nous devons faire un choix entre deux actions ou deux règles, nous devons opter pour celle qui engendre les meilleures conséquences pour toutes les personnes concernées. L’auteur précise dans son Introduction aux principes de la morale et de la législation, publié en 1789 : « Par le principe d’utilité, on entend ce principe qui approuve ou désapprouve toute action … selon la tendance qu’elle semble présenter d’augmenter ou de diminuer le bonheur de celui ou de ceux dont l’intérêt est en jeu». Ce principe, en omettant la possibilité d’un conflit d’intérêt entre les acteurs, se révèle contradictoire avec l’hypothèse Smithienne de la rencontre d’intérêts individuels opposés (offre et demande) comme préalables à l’équilibre du marché. Ainsi, l’offre et la demande étant synonymes d’intérêt divergents, il n’est pas concevable d’approuver ou désapprouver une action sur la simple base des utilités produites ayant à l’esprit que la maximisation de l’utilité d’une partie se fera au détriment de l’utilité de l’autre. Ce paradoxe illustre parfaitement le contresens du principe qui fait de la poursuite de l’intérêt individuel au sein d’un marché libre et non-régulé le déterminant primaire de l’intérêt collectif. On observe dès lors une évolution de la pensée économique qui passe d’une conception amorale durant la période mercantiliste et physiocratique à une conception qui, bien que se présentant comme scientifique, entreprend de légitimer moralement la pensée utilitariste. On peut alors supposer, de la part des classiques, une volonté de revêtir leur pensée libérale d’un « habillage éthique» utilitariste visant à mettre en avant le rôle social de l’enrichissement privé33. John Stuart Mill (1861) définira à ce titre la conduite morale comme l’observation d’un ensemble de règles et de préceptes visant à assurer à chacun son bonheur, définit comme la réduction des « douleurs » et la maximisation des « jouissances ». Une autre déviation majeure dans l’élaboration de l’utilitarisme est également mis en lumière : la représentation de la valeur à partir de la notion d’usage (jouissance) d’un bien, sujet à une certaine subjectivité, en opposition à l’approche libérale originelle, plus objective, fondée sur la quantité de travail nécessaire à sa production.
Les néoclassiques ou la justification morale du libéralisme
L’éthique « cachée » des néoclassiques
L’avènement de la « science économique » est allé de pair avec les questionnements sur la notion d’utilité. La principale intérrogation était celle de la mesure de l’utilité et du bien-être collectif. Cela pose implicitement la question de la nature de cette « utilité » qu’il s’agit de maximiser. S’agit-il simplement de plaisir et de douleurs physiques ou des « plaisirs de l’intellect, de la sensibilité, de l’imagination et des sentiments moraux »34 ? Cette interrogation se révèle essentielle dans la cadre d’une réflexion sur l’éthique dans la pensée économique car elle questionne les finalités et donc les valeurs que l’on attache à l’échange marchand. Définir l’utilité à donc une importance morale et une portée normative. En faisant de la recherche de l’intérêt individuel une « vertue » économique qui profite à tous, Smith a jeté les bases d’un programme de recherche dont les résultats vont constituer l’une des contributions majeures de l’école néoclassique. Entre 1870 et 1874, les trois économistes William Stanley Jevons, Carl Menger et Léon Walras basés respectivement à Londres, Vienne et Lausanne vont conduir des recherches de manière indépendante et donner naissance à une nouvelle école qui va renforcer une théorie libérale affaiblie par la critique marxienne (Marx, 1867) et lui donner une seconde jeunesse. Walras, en s’efforçant de faire de l’économie une « science mathématique » au même titre que la physique ou l’astronomie va s’intéresser au concept d’ « équilibre général » en prenant conscience de l’interdépendance qu’il existe entre les variables économiques (Walras, 1896). En mettant en équation toutes les données (biens et service, travail, capital… jusqu’à la monnaie) et en supposant une concurrence pure et parfaite, Walras cherche à définir un prix, une quantité de production et de consommation permettant à chaque intervenant de maximiser ses intérêts, et ainsi atteindre un optimum économique, définit comme l’équilibre simultané sur tous les marchés. Cet optimum, qui sera théorisé par le successeur de Walras, Vilfredo Pareto35(1964), est présenté comme le point central qui fixe l’efficacité et l’efficience du marché, que les néoclassiques présenteront comme un « optimum social ». Pour ces derniers, le grand intérêt de ce modèle d’équilibre général est de montré que sous certaines conditions, notamment la concurrence pure et parfaite, le comportement d’acteurs cherchant à maximiser leurs intérêts, conduit à un état « socialement 34 pour reprendre les termes de J. S. Mill 35 L’optimum de Pareto est la situation dans laquelle l’utilité (le bien-être) d’aucun individu ne peut être augmentée sans que ne soit réduite l’utilité d’un autre individu Partie 1 – Analyse épistémologique du discours éthique dans les sciences économique et financière efficace » (Maréchal, 2005). Les travaux ultérieurs de Arrow et Debreu (1954) ajouteront une pierre à la rénovation de l’édifice classique en modélisant un équilibre qui n’est plus conditionné par la dimension sociale de l’homme décrite par Smith ni par la fonction institutionnelle du « commissaire-priseur » avançée par Walras. Comme le propose Nicolas Postel (2003 p. 29), l’agent économique du modèle de Arrow-Debreu n’est pas à proprement parlé égoïste car pour l’être « il faudrait que cette attitude résulte d’un choix de valeur,[…] et que l’individu connaisse l’altérité et le rapport à l’autre ». Or, ajoute l’auteur, il n’existe rien de tel dans le modèle d’Arrow-Debreu : le seul choix qui s’offre à l’individu est purement technique, il ne s’inscrit dans aucun contexte social ni ne recèle donc aucune dimension morale. Toutefois et contrairement à ce l’on pourrait penser, la pensée néoclassique ne se résume pas à une formalisation mathématique de la concurrence parfaite et à la modélisation d’un phénomène « naturel ». Il existerait « une face cachée » de la pensée néoclassique dont l’observation permet de remettre en cause sa posture scientifique explicative en soulignant son caractère normatif voire « métaphysique » (Maréchal, 2005 p.49)
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