L’Etat-Léviathan et les droits inaliénables de l’homme le sort des libertés individuelles
La convention qui a permis aux hommes de passer de la multitude caractéristique de l’état de nature à l’unité du Commonwealth n’est pas une donation de droit mais un transfert de droit. Le transfert de droit, on l’a dit, est une obligation de non résistance. Contrairement au dessaisissement où l’individu abandonne et perd de facto son droit, ici, il y a quelque chose qui est attendu en retour. On le sait, cette convention n’est pas une transmission supplémentaire de forces à quelqu’un mais un abandon du droit de résister. En effet, chacun s’engage à ne pas porter atteinte au droit naturel de l’autre et à ne pas s’opposer aux prescriptions de l’Etat. Au même moment, on sait aussi que dans le De Cive, Hobbes a insisté sur l’inaliénabilité de certains droits, principalement le droit de se défendre en cas de danger et le droit de mener librement ses actions, c’est-à-dire de se mouvoir.
Ainsi comment le transfert de droit, maître mot de l’union, qui est non une transmission supplémentaire de puissances à un autre mais une obligation de non résistance, peut-il fonder le droit du souverain et l’obligation d’obéissance des sujets ? Etre obligé par la loi à ne pas résister, est-ce être obligé à obéir à ses prescriptions ? Par cette convention, la personne, la cour ou l’assemblée bénéficiaire du transfert de droit a-t-elle le droit d’obliger quelqu’un à ne pas agir surtout quand sa vie est menacée ? Pour mieux répondre à ces interrogations, il faut peut- être indiquer ce que nous entendons par la non résistance. L’obligation de non résistance signifie se contraindre à ne pas utiliser les moyens et les forces dont on dispose pour défendre notre propre vie contre toute agression physique ou morale, en considérant que la personne à qui nous avons transféré notre droit(le souverain) le fera à notre place.
Nous voyons donc que l’obligation de non résistance est négative. Elle est vide de sens en ce qu’elle ne signifie pas contraindre quelqu’un à ne pas agir. Il est clair que l’application de la loi ne doit souffrir d’aucune résistance, mais cela ne signifie pas pour autant accomplir tout ce qu’elle ordonne. Certes le dessaisissement du droit naturel crée une obligation de non résistance mais ne crée pas directement une obligation d’obéissance car personne n’est sensé rester passif lorsqu’il est attaqué par un criminel ou par quiconque. Au même titre que l’obligation de non résistance, le pouvoir absolu du souverain, en tant qu’il n’est tributaire que de la passivité des sujets, est aussi vide juridiquement, ce qui nous permet de comprendre que le transfert de droit à lui seul ne permettait pas de fonder le droit du souverain et les devoirs des citoyens. Il ne permet pas non plus d’appréhender ni la personne civile ni le pouvoir absolu. Mais cela Hobbes l’a fort bien compris en reconnaissant l’existence en l’homme d’un droit de résistance. Ce droit donne la possibilité à chacun de défendre son intégrité physique et morale si elle est menacée par quiconque, fut-il un Etat absolu. Aucun gouvernement ne peut nous intimer l’ordre de rester passif devant une quelconque agression, surtout celle qui peut nous couter la vie.
La liberté de s’opposer à toute formes d’oppressions est un droit sacré que l’homme a reçu de la nature, droit auquel il ne peut renoncer purement et simplement, à moins d’être dépourvu de bon sens. Nous voyons donc tout le paradoxe de la théorie politique hobbienne qui affirme d’une part l’existence d’un pouvoir absolu et d’autre part la réalité d’un droit de résistance que l’homme dispose naturellement et dont la manifestation en des circonstances particulières est irréversible. En effet, dire que l’homme possède des droits inaliénables c’est affirmer du même coup que le champs d’exercice du pouvoir royal a des bornes, que l’homme a la possibilité de jouir de certains droits, principalement le droit à la liberté. Pour avoir une idée plus ou moins précise sur le sort des libertés individuelles qui, ici, constitue pour nous une préoccupation majeure, il serait important de confronter l’Etat dans le principe à sa réalité historique. Rappelons d’ores et déjà que l’Etat chez Thomas Hobbes est un pouvoir commun qui est né du consentement volontaire et réfléchi des hommes, et dont l’objectif principal est d’assurer la paix collective. En tant que tel, il est un être artificiel qui agit à partir du mandat d’autorisation du peuple et a pour fin principal l’instauration de la paix collective. La préservation de la paix collective et la garantie de la sécurité publique sont les principaux motifs de l’institution étatique, motifs en dehors desquels l’Etat n’aura pas sa raison d’être. C’est de ce point de vue que chez Hobbes, les libertés individuelles ne constituent pas une préoccupation majeure. Car l’individu est libre de faire tout ce qu’il veut mais là où les lois édictées par l’Etat pour le maintien de la paix collective ne se sont pas encore prononcées. Autrement dit, la liberté chez notre auteur ne commence qu’avec le silence des lois.
Dans le principe, l’Etat est un organe juridico-politique né du conflit social, destiné à occuper une position transcendante pour pouvoir, en toute neutralité, réguler, arbitrer et organiser le jeu social. Il est aussi chargé d’assurer la paix commune, garantir la liberté des citoyens et protéger les biens et la personne de chaque associé. Mais dans la réalité, aucun Etat n’est neutre ni transcendant. Car comme le disaient les marxistes, si l’Etat est un produit du conflit social, alors il est directement impliqué dans le jeu social. Pour étayer une telle affirmation, Marx et compagnie nous plongent dans l’histoire de l’humanité qui de tout temps est marquée par la lutte des classes. La classe historiquement montante est celle qui domine sur le plan économique. Cette domination économique sera poursuivie et parachevée sur le plan de la conscience par la création d’appareils idéologiques (radio, télévision, journaux, etc.) lui permettant d’imposer sa propre vision du monde sur la grande majorité de la population. L’Etat en tant que réalité historique, s’incarne dans des institutions administratives, juridiques et politiques comme les tribunaux pour s’exprimer à travers les instruments de répression (la police, la gendarmerie, la prison, etc.) Ces instruments et appareils sont soit établis par la classe dominante soit récupérés par elle. C’est pourquoi dans l’optique de Marx et Engels, l’Etat est un pouvoir mis à la disposition d’une classe, celle dominante au détriment des autres.