Il est particulièrement intéressant de souligner les origines de l’État puisque cela nous aide à conduire une réflexion approfondie sur son rôle et sa nature. Pour ce faire, je devrai me pencher plus en détail sur ce qu’il représente. Je présenterai la définition conventionnelle offerte par Max Weber, qui le décrit comme une entité qui possède le monopole de la violence légitime sur un territoire défini (Weber, 1919, p. 29), de même que celle de Kratochwil qui le présente comme un acteur unitaire (Kratochwil, 2010, p. 241), une sphère territoriale/juridictionnelle (Kratochwil, 2010, p. 243) dont le principe organisationnel repose sur la souveraineté territoriale. Je me pencherai également sur différentes compréhensions du rôle de l’État moderne, ce qui mènera à une meilleure compréhension de ce que représente l’État dans les sociétés contemporaines, de son rôle et de ses fonctions. Je rappellerai notamment que les libéraux le comprennent différemment des marxistes ou des réalistes, ce qui prouvera qu’il réfère à différentes significations. Pour les premiers, l’État est le garant des libertés individuelles, et à l’époque actuelle, des libertés politiques, économiques, culturelles et sociales (Von Mises, 1978, p. 52). Les marxistes le perçoivent davantage comme le produit de la lutte des classes (Burdeau, 1980, p. 21), comme un instrument de contrôle de la classe dirigeante. Pour leur part, les réalistes estiment qu’en tant qu’acteur principal des relations internationales, il cherche constamment à accroître sa puissance et maximiser ses intérêts pour survivre dans le climat d’hostilité et d’anarchie qui règne au sein du système international (Dunne et Schmidt, 2011, p. 88). Ce rappel permettra de dégager différents aspect de l’État en vue de présenter les caractéristiques qui lui sont propres (il est une entité composée des principes de territorialité, d’autorité, de souveraineté et de nation) pour pouvoir ensuite mieux saisir les changements que ces caractéristiques ont pu subir dans le contexte de la globalisation.
Je présenterai d’abord le concept de territorialité qui représente la délimitation géographique dans laquelle l’État possède la pleine autorité politique. La territorialité assure à l’État le contrôle des individus présents à l’intérieur d’un territoire donné. Cette caractéristique est primordiale dans la mise en place d’une autre caractéristique clé de l’État, l’autorité. C’est ce concept qui fera ensuite l’objet d’une analyse plus poussée. Je montrerai qu’il réfère à une structure de règles considérées comme légitimes (Caporaso, 2000, p. 6). Cette autorité passe par la coercition dite légitime. L’État possède le monopole de l’usage de la violence ou autrement dit, de l’exercice légitime du pouvoir sur son territoire. Couplée à la territorialité, cette caractéristique octroie à l’État un degré de contrôle élevé sur les citoyens à l’intérieur de son territoire, où il est perçu comme le souverain absolu, ce qui n’est pas le cas à l’extérieur de son territoire. Ce caractère absolu réfère en retour à la troisième caractéristique qui sera traitée dans ce chapitre, la souveraineté. Par souveraineté, j’entends l’autonomie de l’État sur un territoire spécifique (Krasner, 1995-96, p. 119). Plus précisément, sa capacité à développer ses propres systèmes sociaux, politiques et économiques et ses propres modes de régulations, ce qui n’est pas le cas à l’extérieur de son territoire. Le chapitre se terminera par l’analyse d’un concept qui possède un large éventail de significations, celui de nation, de même que les conséquences de son association avec l’État. J’examinerai d’abord l’origine du mot nation, qui ne fait toujours pas consensus auprès des spécialistes de la question. Je présenterai par la suite les principales approches qui entourent ce concept. Pour y arriver, j’utiliserai les catégorisations présentées par Margaret Canovan et proposerai une définition qui servira pour la suite du mémoire. Le chapitre fera également état des conséquences de l’association entre nation et État, démontrant d’abord que la nation constitue un sujet politique, un nous , qui possède la capacité d’agir collectivement sur une longue période et qui offre un réservoir de pouvoir politique à l’État (Canovan, 1998, p. 72). Elle émerge comme le principe de la légitimité politique moderne (Duchastel et Canet, 2005, p. 19). Elle possède également cette fonction d’assurer une unité (unification) dans l’État .
L’État
Comme l’explique Saskia Sassen, l’organisation politique dans l’ordre féodal n’était pas régie par les mêmes formes d’autorité territoriale que celles qui sont caractéristiques de l’époque moderne. Sassen explique que le Moyen Âge était une période « d’interactions complexes entre des formes particulières de fixité territoriale, d’absence d’autorité territoriale exclusive, d’une existence de juridictions multiples et d’un ancrage des droits se situant davantage au niveau des classes d’individus qu’au niveau d’unités territoriales exclusives » (Sassen, 2008, p. 32; traduction libre). L’inclusion féodale n’était donc pas définie par une localisation physique. Ce faisant, le territoire ne déterminait pas à qui l’on devait loyauté, contrairement au système d’États modernes. Conséquemment, il y avait une autorité centrale dans le féodalisme, mais cette dernière n’était pas basée sur une autorité territoriale exclusive (Sassen, 2008, p. 33). De plus, elle était partagée entre l’Église et l’Empire. Quant à ces deux entités, leur autorité n’était pas non plus définie par la localisation physique puisque l’Empire ne reconnaissait pas de limite géographique à son autorité et que les membres de l’Église ne voyaient pas non plus de limites géographiques à son autorité. Ainsi, l’autorité qu’exerçaient l’Empire ou l’Église sur les individus découlait bien plus de leur allégeance face à ces deux entités que d’un espace géographique déterminé (Sassen, 2008, p. 41). L’autorité et les droits du temps féodal étaient constitués de liens multiples, hiérarchisés et définis (Sassen, 2008, p. 38), mais dans un assemblage très différent de celui qui définit l’État moderne.
On considère généralement que ce sont les Traités de Westphalie qui ont marqué un changement profond dans le modèle d’organisation politique occidental. Le modèle westphalien serait unique en son genre, comme l’explique S. Krasner : Il est différent d’un empire dans lequel il n’y a qu’une seule structure d’autorité ; il est différent des tribus, dans lesquelles l’autorité s’applique sur un groupe d’individus, mais pas nécessairement sur une aire géographique spécifique ; il est différent du féodalisme européen, où l’Église Catholique avait l’autorité sur certains types d’activité sans regard à leur localisation ; et il est différent d’un système dans lequel les structures d’autorité ne sont pas géographiquement concordantes tel que c’est le cas dans l’Union européenne (Krasner, 1995-96, p. 119; traduction libre).
C’est un système caractérisé par la consolidation d’une autorité dans le domaine public, territorialement définie et qui possède le monopole de l’usage légitime de la coercition. Cette consolidation est en fait selon Ruggie une des caractéristiques principales de l’ordre des États modernes (Ruggie, 1993, p. 151). Ce système se distingue de celui prévalant à d’autres époques, tel le Moyen Âge, principalement parce que les États en sont venus à différencier la population sur laquelle ils exercent leur autorité grâce à des bases territorialement définies et fixes, mutuelles et exclusives (Ruggie, 1993, p. 151). Grande et Pauly soulignent eux aussi que les États modernes se distinguent des formes prémodernes d’autorité par leur habileté inédite à concentrer, institutionnaliser et réguler la coercition (Grande et Pauly, 2007, p. 7). Ceci s’explique par le fait qu’ils sont capables de monopoliser l’usage de la force et de centraliser l’administration publique. Dès lors, il devient beaucoup plus facile pour un État d’avoir un plein contrôle sur l’application de l’autorité. Cette consolidation a ceci de particulier qu’elle contient deux démarcations de l’espace social. D’un côté, elle distingue la sphère publique de la sphère privée et de l’autre, elle fait une scission entre affaires internes (le domestique) et affaires externes (l’international) (Ruggie, 1993, p. 151).
La territorialité
Le principe de territorialité est une caractéristique cardinale du développement de l’État. La territorialité est une stratégie pour toucher, influencer et contrôler les populations et les ressources (Sack, 1986, p. 52). Elle est « une utilisation historiquement sensible de l’espace, particulièrement depuis qu’elle est socialement construite et dépend de qui nous contrôle et pourquoi » (Sack, 1986, p. 3; traduction libre). Ainsi, la territorialité est le produit de contextes sociaux. Conséquemment, la territorialité ne peut exister que s’il y a des tentatives faites par des individus ou des groupes visant à provoquer des répercussions sur les interactions des autres (Sack, 1986, p. 30) sur la base de rapports d’autorité. Les relations sociales sont donc des constituantes directes des relations territoriales. C’est ce qui fait du territoire une composante essentielle dans la mise en place de l’autorité de l’État. Il est, en d’autres termes, une expression géographiquement délimitée du pouvoir, un espace circonscrit sur lequel une entité étatique souveraine s’attribue l’autorité politique. Pour définir la territorialité, j’utilise ici la définition proposée par Behnke voulant que la territorialité représente le fait que « la compétence juridique des États et les règles nécessaires à leur protection dépendent de l’existence assumée d’un territoire stable et physiquement délimité » (Behnke, 1997, p. 250; traduction libre). La territorialité fait référence « à l’organisation de l’espace politique […] l’organisation politique est territoriale lorsque la portée de l’autorité publique coïncide avec certaines frontières spatiales, telles celles de l’État » (Caporaso, 2000, p. 10; traduction libre). De fait, « la territorialité lie l’espace physique et l’autorité publique » (Caporaso, 2000, p. 7; traduction libre). Le lien entre le territoire et l’État qui découle du modèle westphalien est donc mutuellement constitutif, comme l’a fait remarquer Shah. En effet, dans la mesure où le territoire assure l’arrangement spatial des États modernes, la consolidation du pouvoir politique par le système des États souverains renforce la signification territoriale du modèle lui-même (Shah, 2012, p. 62). L’État moderne est donc à la fois une organisation territoriale et un espace d’association politique. C’est pourquoi le territoire et l’allégeance envers l’autorité politique qui s’exerce sur ce territoire, par la citoyenneté, sont fortement liés (Brubaker, 1992, p. 22). La citoyenneté assure l’allégeance politique des individus en distinguant ceux qui ont un accès libre au territoire de ceux qui ne l’ont pas, ceux qui croient en l’État et ceux qui n’y croient pas (Brubaker, 1992, p. 22). Ainsi, « en tant qu’instrument puissant de fermeture sociale, la citoyenneté occupe une place centrale dans la structure administrative et la culture politique de l’État moderne » (Brubaker, 1992, p. 23; traduction libre).
En somme, la territorialité fait partie de l’identité même de l’État. Elle réfère à un espace géographiquement et socialement construit, et est à la base même du principe de l’autorité politique étatique. En effet, en assurant à l’État une zone délimitée dans laquelle il était le maître absolu, le principe de territorialité lui a permis d’asseoir son pouvoir et de parfaire son autorité.
INTRODUCTION |