L’ÉTAT ET LES RELATIONS INTERNATIONALES
L’opposition entre être et paraître envahit la sphère politique dès le premier contrat social, celui du Second Discours, quand les riches persuadent par ruse les pauvres ignorants de conclure ce contrat en leur faisant miroiter la paix, la justice et l’égalité. En même temps, les riches dissimulent l’enjeu réel du contrat et sa finalité fondamentale (l’assurance juridique de leur propriété privée). De ce premier mensonge, de cette inégalité initiale des conditions entre riches et pauvres, intelligents et ignorants, résultent toutes les sociétés actuelles. Elles sont contradictoires, dans ce sens que la réalité de la société ne correspond pas à son principe. En principe, les hommes ont fondé une association politique en vue de leur intérêt commun. Pour ce faire, le pouvoir exécutif doit être subordonné au pouvoir législatif. Or, cet ordre juste est violé, car en réalité, les hommes sont quasiment tous animés par leurs intérêts particuliers et le pouvoir législatif est subordonné au pouvoir exécutif dans les Etats corrompus. Ce conflit entre l’apparence et la réalité, et la subordination du législatif à l’exécutif se vérifient dans l’État lorsque les gouvernants se servent des lois pour des engagements illégitimes. Cette subordination est synonyme de la mort de l’Etat : premièrement quand le Prince n’administre plus l’Etat selon les loix et qu’il usurpe le pouvoir souverain. Alors il se fait un changement remarquable ; c’est que, non pas le Gouvernement, mais l’Etat se resserre ; je veux dire que le grand Etat se dissout et qu’il s’en forme un autre dans celui-là, composé seulement des membres du Gouvernement, et qui n’est plus rien au reste du peuple que son maître et son tiran. De sorte qu’à l’instant que le Gouvernement usurpe la souveraineté, le pacte social est rompu, et tous les simples Citoyens, rentrés de droit dans leur liberté naturelle, sont forcés mais non pas obligés d’obéir. Le même cas arrive aussi quand les membres du Gouvernement usurpent séparément le pouvoir qu’ils ne doivent exercer qu’en corps ; ce qui n’est pas une moindre infraction des loix, et produit encore un plus grand désordre. Alors on a, pour ainsi dire, autant de Princes que de Magistrats, et l’Etat, non moins divisé que le Gouvernement, périt ou change de forme.654 La mort de l’Etat est mise en évidence par le désordre, la guerre civile. La décadence des régimes politiques sous-tend cette dernière ainsi que la guerre entre les Etats (le désordre international). En effet, l’ordre international juste chez Rousseau serait l’isolement des peuples ou le respect du droit naturel raisonné (incarné par le cosmopolitisme) par des corps politiques inégaux. Or, les chefs (despotiques) oublient les intérêts du peuple, envahissent les peuples étrangers, et privilégient leur droit positif au détriment du droit naturel, c’est-à-dire défendent leurs intérêts nationaux dans les relations internationales. La conséquence de la contradiction croissante entre être et paraître ou des figures de l’injustice est immédiate : nous assistons à un simulacre de paix sur le plan international.
LA SOCIETE DU PARAÎTRE ET L’INJUSTICE : L’EGALITE ILLUSOIRE DES CITOYENS DEVANT LA LOI
Les sociétés primitives aboutissent à l’état de guerre faute de lois justes. Pour remédier à la maladie mortelle de l’injustice, il est urgent que les hommes instituent une société étatisée ou politique qui gouverne selon de sages lois, qui protège et défend également tous ses membres. Le désordre exige la justice qui ordonne : instituons des réglemens de Justice et de paix auxquels tous soient obligés de se conformer, qui ne fassent acception de personne, et qui réparent en quelque sorte les caprices de la fortune en soumettant également le puissant et le plus faible à des devoirs mutuels. En un mot, au lieu de tourner nos forces contre nous-mêmes, rassemblons les en un pouvoir suprême qui nous gouverne selon de sages Loix, qui protège et défendre tous les membres de l’association, repousse les ennemis communs, et nous maintienne dans une concorde éternnelle.655 Les devoirs mutuels entre le puissant et le faible sont accompagnés des droits égaux étant donné l’instauration de l’égalité politique entre riches et pauvres. Certes, la sécurité et la paix sont les droits communs aux puissants et aux faibles, mais ils ne sont pas économiquement égaux, dans la mesure où « le riche pressé par la nécessité, conçut enfin le projet le plus réfléchi qui soit jamais entré dans l’esprit humain ; ce fut d’employer en sa faveur les forces mêmes de ceux qui l’attaquaient, de faire ses défenseurs de ses adversaires, de leur inspirer d’autres maximes, et de leur donner d’autres institutions qui lui fussent aussi favorables que le Droit naturel lui était contraire. »656 Ayant établi l’égalité juridico-politique et consolidé l’inégalité économique à la fois, le contrat social du Second Discours reflète la contradiction de nos sociétés modernes. La société se prétend égalitaire (notamment en disant que la loi positive est la même pour tous) alors qu’elle est inégalitaire (la loi sert notamment les intérêts des riches et des puissants)
L’INJUSTICE ET L’ETAT CORROMPU
La justice apparente est incarnée par l’État corrompu qui ne se conforme pas non seulement aux valeurs humaines (naturelles), mais aussi à l’essence de la société. La moralité humaine est détournée particulièrement de l’égalité par les chefs : « la justice dans le peuple est une vertu d’état ; la violence et la tyrannie est de même dans les chefs un vice d’état […]. Quand des Magistrats viennent donc nous prêcher leur intégrité, leur modération, leur justice, ils nous trompent [,] ils font une exception ; et ce n’est pas aux exceptions que la loi doit avoir égard. »670 Comme la loi est l’expression de la volonté générale671 dans un État légitime, chaque citoyen y est soumis. Or pour leurs intérêts personnels, les chefs veulent des lois exceptionnelles. Ces lois sont donc les signes d’un État corrompu : chaque particulier dans le peuple sait bien que s’il y a des exceptions, elles ne sont pas en sa faveur. Ainsi tous craignent les exceptions, et qui craint les exceptions aime la loi. Chez les chefs, c’est autre chose : leur état même est un état de préférence, et ils cherchent des préférences partout. S’ils veulent des Loix, ce n’est pas pour leur obéir, c’est pour en être les arbitres. Ils veulent des Loix pour se mettre à leur place et pour se faire craindre en leur nom.672 Les chefs se servent des lois pour leurs intérêts particuliers ou des engagements illégitimes. En d’autres termes, les gouvernants corrompus sacrifient l’intérêt général à leurs intérêts privés ou le pouvoir législatif est subordonné au pouvoir exécutif. Cette subordination signifie que les chefs ont rompu le contrat social et deviennent les maîtres et les tyrans du peuple. Le peuple qui éprouve de ce fait un sentiment d’injustice se révolte violemment contre le pouvoir illégitime. L’État est impuissant à assurer la paix sociale : la guerre civile éclate.