L’expression « le tournant du siècle » employée ici, fait référence à cette période de changement radical qui s’opère au passage du XXe au XXIe siècle, menant à de nombreuses révoltes. Ces réactions sont causées, d’une part, par la saturation du courant moderniste mais d’autre part, sont une des conséquences du capitalisme actuel, plus dévastateur que jamais. On verra d’ailleurs dans le développement de cette étude, que ces deux causes sont, dans l’hypothèse, unies par un lien de cause à effet.
Quelques moments forts vont contribuer au changement de paradigme vers une esthétique particulière qui fera l’objet de tout ce travail : le sublime.
Avant de développer son interprétation en architecture, nous aimerions consacrer cette première partie à la mise en contexte du sujet pour mieux comprendre cette revendication particulière. Cette amorce servira également à mettre en valeur la contemporanéité du sujet.
Les émotions reviennent au gout du jour
« La question des émotions fut passablement délaissée par la modernité : le marxisme référait l’intelligibilité du monde à des champs de forces obéissant à une logique de l’histoire qui dépasse l’individu et la sphère privée des sentiments ; le structuralisme remplaçait la psychologie par des structures impersonnelles ; la psychanalyse cherchait le sens des conduites dans des zones plus profondes que celles où se situent les sentiments. » .
En 1980, la biennale de Venise, « The Presence of the Past », marque l’avènement officiel du post-modernisme. Cet évènement va permettre de dénoncer les limites de l’ère dédiée à la machine et au fonctionnalisme rationnel pour faire place à un paradigme qui va remettre l’affectivité au cœur de la réflexion architecturale.
On voit donc, depuis à peu près 40 ans, un regain d’intérêt envers les émotions qui se manifeste à travers plusieurs œuvres. Ces dernières vont suivre deux objectifs différents : soit elles vont favoriser l’aspect plus théorique afin de cerner les enjeux et se familiariser avec le champ émotionnel, soit elles vont développer une approche phénoménologique dans le but de sensibiliser le sujet.
Parmi ces productions, certaines méritent d’être appréhendées dans ce travail pour montrer, à titre d’exemples, la diversité des domaines de recherche dans lesquels apparait ce renouveau idéologique.
Les émotions en pratique architecturale
Robert Venturi, architecte, précurseur des théories du post-modernisme, va être l’un des premiers à manifester ce retournement de la pensée grâce à la publication de son ouvrage, Complexity and contradiction in architecture, paru en 1966. C’est dans ce manifeste qu’il va transformer le célèbre aphorisme de Mies van der Rhoe en résumant parfaitement l’état d’esprit de l’époque : « Where simplicicity cannot work, simpleness results. Blatant simplification means bland architecture. Less is a bore. ».
Cette critique du modernisme annonce une lassitude envers la simplicité et un désir de renouveau vers une architecture émotive.
Les émotions dans les paysages
Rita Occhiuto, professeur à l’université de Liège, a effectué plusieurs travaux de recherche qui mettent en exergue la théorie du paysage et de l’urbanisme. Un premier écrit, publié dans la revue Les cahiers de l’urbanisme de mars 2006, développe un point critique de l’évolution du paysage et de sa considération à l’heure actuelle.
Le texte démontre l’importance de l’expérience sensorielle transmise par un paysage et l’incapacité de l’Homme à vivre ces émotions. En effet, nous avons tendance à nous limiter au sens de la vue en tant qu’observateur, en oubliant nos autres sens qui sont tout aussi importants pour vivre un espace. « Le langage sensoriel enrichi des sens inhibés par la pensée fonctionnaliste et machiniste, se révèle ainsi comme un outil d’éveil indispensable pour la formation d’une culture du paysage équilibré. » .
La raison de cette crise s’explique par la phrase suivante qui peut également s’appliquer à d’autres domaines tels que l’architecture ou les arts de manière plus générale. « Le paysage constitue, en fait, un miroir qui nous renvoie l’image de la culture de notre société. » .
L’auteur nous fait également remarquer que depuis plusieurs années un renouveau sensoriel s’opère dans le domaine du design, en favorisant l’utilisation de matériaux qui stimulent « la sphère corporelle de l’homme » .
Les émotions dans l’art
De nombreux chercheurs, experts dans le domaine des arts, ont profité de ce retour au sensible qu’apporte le post-modernisme pour publier il y a trois ans cet ouvrage : Le dictionnaire des « Arts et émotions ». Ce dernier constitue un outil important pour aborder le champ des émotions. Cet instrument appréhende les arts, tantôt « dans leur dimension affective », tantôt « dans le cadre de l’expérience artistique ». Un des champs artistiques développés dans ce recueil nous intéresse particulièrement car il concerne l’architecture. Noël Caroll, philosophe américain spécialiste de la philosophie de l’art contemporain, nous démontre en quelques pages la puissance du lien entre l’architecture et les émotions : « L’architecture s’occupe d’un certain nombre de besoins et de désirs humains élémentaires: besoins de protection, de sécurité, d’orientation, de défense, d’appartenance ou d’enracinement (« Rien ne vaut ma maison »), mais aussi appétits de pouvoir, de gloire et de supériorité (voir R. Moore, Why We build). Ainsi l’architecture est inévitablement liée aux émotions, puisque ces dernières constituent un ensemble de dispositifs psycho-physiologiques destinés à protéger et à servir les intérêts vitaux qui intéressent notre survie et notre épanouissement. » .
Introduction |