« Estas composiciones no se escriben, se transcriben »
(Peña Jiménez, 1990, p. 43).
Cette affirmation, parue dans une revue spécialisée sur le flamenco, synthétise le noyau central du problème que nous nous apprêtons à aborder dans ce travail. Elle met en lumière, comme l’ont fait les chercheurs qui ont eu à manier des corpus de ce genre de chants (Gómez-García Plata, 2002 ; Leblon, 1984), la tension qui s’établit entre l’oralité et le support écrit. Déjà à la fin du XIXe siècle, le folkloriste sévillan Antonio Machado y Álvarez écrivait : « Una copla escrita, es una copla estropeada; es como un naranjo nacido en Sevilla y transportado á Madrid, en cuyo clima apenas puede vivir de otro modo que como planta de estufa » (Machado y Álvarez, s. d. [1887?], p. 11).
Les coplas, courtes strophes à caractère populaire destinées au chant, se définissent par le fait d’avoir l’oralité pour environnement d’origine, de destination et de configuration. Pour les raisons que nous détaillerons, nous centrerons notre analyse sur les coplas flamencas, qui en constituent un sous ensemble aux frontières poreuses, dont on peut tout de même dégager des spécificités (cf. chapitre 2). En raison de leur caractère oral, le passage au support écrit est problématique à plusieurs niveaux : nous pouvons évoquer les niveaux métrique, grapho-phonique ou encore performatif. Ainsi, les coplas se dénaturent et acquièrent un nouveau statut : comme l’oranger de Machado, elles ne sont qu’un souvenir, une image partielle de ce qu’elles étaient au départ. Elles deviennent des représentations d’elles-mêmes. À leur tour, tous les éléments qui les composent et qui les caractérisent subissent cette abstraction. Dans le cas des coplas, à l’écart oral/écrit correspond la différence entre la réalité et sa représentation qui sont, pour reprendre la métaphore de Machado y Álvarez, aussi éloignées que Séville et Madrid.
Pourtant, ou justement pour cette raison, ces objets ne sont pas dépourvus d’intérêt. L’étude des transcriptions est susceptible de mettre au jour non seulement les stratégies par lesquelles on parvient à élaborer ces abstractions, mais aussi le contenu de ces dernières, et ouvre donc les portes à la compréhension de leur raison d’être et des liens qu’elles entretiennent avec d’autres constructions plus ou moins explicites. De ce fait, elles doivent être envisagées dans un cadre plus large, incluant les métadiscours qui les accompagnent, les pratiques contextuelles, les transferts d’idées et de matériaux et les idéologies sous-jacentes. C’est pourquoi nous nous intéresserons à l’histoire des représentations, en plus des représentations elles-mêmes.
Le choix de la périodisation, le tournant du XIXe au XXe siècle, nous a semblé pertinent en raison du contexte scientifique, politique et social qu’il permet de sonder. En Espagne, il s’agit d’une période mouvementée de réorganisation politique, de tensions sociales, de quête identitaire et symbolique aux échelles nationale et régionale (Álvarez Junco, 2001 ; Garmy-Trancart, 2014). L’Andalousie n’est pas exclue de ces processus, dans lesquels l’élaboration de représentations culturelles et linguistiques occupe une place centrale (Thiesse, 1999). Le choix de la fin du XIXe siècle permet également de placer l’élaboration de ces transcriptions et représentations dans le contexte d’un renouveau scientifique, caractérisé par une reformulation des paradigmes méthodologiques et par la délimitation de nouveaux objets d’étude. À ce moment de l’histoire de la linguistique des querelles prennent forme, notamment au sujet des lois phonétiques et des problèmes de typologie ; la géographie linguistique et la phonologie définissent leurs périmètres d’action. Influencée par le mouvement romantique, l’ethnographie se tourne vers l’étude des traditions et de la littérature populaires, participant aux processus de construction des identités nationales ; des sociétés savantes et des publications spécialisées voient le jour dans plusieurs pays, dont l’Espagne.
La date de 1844 reviendra dans ce travail, car elle marque l’adoption de l’orthographe de la Real Academia Española (RAE) comme norme obligatoire dans les programmes des écoles du royaume. À peine quelques mois plus tôt, après dix ans de régence, la reine Isabel II avait prêté serment à la Constitution de 1837. À cela suivra la période appelée Décennie Modérée (1844-1854), caractérisée par une relative stabilité politique et par une nouvelle Constitution dès 1845. Le pouvoir était détenu par le parti modéré, représentant surtout les secteurs conservateurs de la classe moyenne. Parmi les mesures adoptées, nous pouvons signaler une forte centralisation de l’enseignement, à travers la réorganisation des Institutos de Segunda Enseñanza souhaitée dans le Plan Pidal, ce dernier étant considéré comme un antécédent de la Ley Moyano de 1857, qui devait contribuer à résoudre le problème de l’analphabétisme et qui constituera le fondement du système éducatif espagnol jusqu’aux années 1970. C’est aussi dans ces lois qu’on affirme le monopole étatique de l’enseignement universitaire, ainsi que certains principes fondamentaux comme la sécularisation (critiquée par les ultraconservateurs) et la limitation de la liberté d’enseignement (critiquée par les libéraux progressistes).
Ces mesures étaient perçues comme particulièrement répressives, notamment de la part des exposants du Partido Demócrata, fondé en 1849 comme branche du libéralisme progressiste. Cela donna lieu à la publication d’articles et opuscules clandestins, souvent rédigés par des personnalités proches de la pensée krausiste , comme Emilio Castelar, Nicolás Salmerón et Francisco Pi y Margall. Ces conflits aboutiront au milieu des années 1860 à la première cuestión universitaria, caractérisée par l’expulsion des universités espagnoles des professeurs qui manifestaient ces idées, et par des mouvements étudiants parfois réprimés de manière violente, comme celui de la Noche de San Daniel, à Madrid (1865).
La période qui va de 1854 à 1868 est très mouvementée du point de vue politique et social, car elle voit l’alternance au pouvoir des partis progressiste et modéré et de l’Unión Liberal, à caractère centraliste. C’est une période de forte urbanisation, pendant laquelle la classe moyenne se différencie de plus en plus d’un prolétariat qui subit les conséquences de l’industrialisation et du désamortissement, le processus consistant à exproprier les propriétés rurales jugées improductives – souvent appartenant à l’Église ou à la noblesse – et à les mettre aux enchères afin d’amortir la dette publique (Hernández Aliques, Martínez de Velasco & Sánchez Mantero, 1997). C’est aussi pendant cette période qu’a lieu la Guerra de África contre le Maroc (1859-1860), motivée par la préservation des présides espagnols – notamment de Ceuta et Melilla – et par le désir de participation à l’entreprise coloniale européenne, qui servira à promouvoir l’imaginaire nationaliste espagnol aussi bien à l’intérieur de ses frontières qu’à l’égard des autres pays comme le Royaume-Uni ou la France.
La fin du royaume d’Isabel II est marquée par une alliance entre les démocrates, les progressistes et les unionnistes, s’opposant à la reine et aux modérés. La Gloriosa Revolución de 1868 s’accompagne de l’avènement d’une génération européiste, démocratique, progressiste et libérale ; c’est la révolution de la petite bourgeoisie, mais aussi des masses, en réaction à la crise économique générale, au régime des grandes propriétés foncières, à l’excès de la main d’œuvre, qui était aussi une conséquence du taux de natalité élevé. La période qui va de 1868 à 1874 est appelée Sexenio Revolucionario, et s’ouvre avec l’exil de la reine et la formation d’un gouvernement provisoire de compromis entre les trois forces politiques principales (démocrates, progressistes et unionnistes). Comme réaction à ces concessions, une scission aura lieu à l’intérieur du parti démocrate : ceux qui estimaient qu’il fallait dépasser la monarchie pour aller vers un État républicain formeront le Partido Republicano Federal ; les autres, appelés cimbrios, se rapprocheront ensuite d’une branche du parti progressiste et formeront en 1869 le Partido Demócrata-Radical. Ce premier républicanisme trouvait parfois un soutien dans les Juntas provinciales, même s’il est vrai que dans certaines régions, comme l’Andalousie, les réactions contre le gouvernement provisoire étaient plus motivées par le mécontentement économique que par un désir de reformulation profonde du système politique (Hernández Aliques, Martínez de Velasco & Sánchez Mantero, 1997). La nouvelle Constitution de 1869 traduit les idées du libéralisme progressiste face au modéré, ainsi que le maintien de la monarchie. Suite aux élections de 1870, la recherche d’un nouveau roi aboutit à la proclamation d’Amédée de Savoie, duc d’Aoste, fils du roi d’Italie Victor-Emmanuel II. Pendant ses trois années de règne, le monarque dut faire face à plusieurs défis : l’instabilité politique, résultat entre autres choses de la scission du parti progressiste, le premier conflit cubain (1868- 1878), qui n’aboutira pas encore à l’indépendance de la colonie, et les insurrections des carlistes, conservateurs qui revendiquaient le trône pour une autre branche de la dynastie des Bourbons, et des républicains. C’est dans ce contexte politique que les folkloristes sévillans dont nous nous occuperons commencent à publier leurs études sur les traditions, la littérature et la langue populaires.
Introduction |