Les visages de l’ordinateur

Les visages de l’ordinateur

Depuis la naissance de l’ordinateur, célébrée une seconde fois38 en 1945 dans le fameux First Draft of a Report on the EDVAC (Première esquisse d’un rapport sur l’EDVAC) de John von Neumann, nous nous interrogeons sur la nature de cette machine bien particulière ; est-elle une calculatrice surdouée, un outil généraliste, un média de communication ou même une intelligence potentielle ? Aujourd’hui, elle joue effectivement tous ces rôles – comme si souvent dans l’histoire, la pragmatique se montre plus rapide que l’ontologie. Mais n’est-il pas trop facile de dire que les faits courent plus vite que la pensée ? Les discours et les interrogations autour des possibilités de la machine universelle ne sont pas sans effets. Ils se traduisent en directions de recherche, en programmes scientifiques et, en fin de compte, en financements sélectifs.

La diversité des formes techniques et des usages que nous pouvons constater à présent témoigne de la diversité de productions imaginaires, de projections et d’utopies que l’objet technique a pu susciter dans les soixante années de son histoire. Certainement, ce discours projectif et prospectif est aujourd’hui plus complexe, plus varié et tout simplement plus peuplé que jamais : depuis l’arrivée en force de l’Internet, que Lucien Sfez appelle « le grand référent technologique » [Sfez 2002, p. 38], quasiment toutes les disciplines s’intéressent d’une façon ou d’une autre à ces nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), inséparables de l’ordinateur. Autour du discours académique et de la recherche prolifère de plus la parole commerciale, industrielle, politique, culturelle, technophile, critique et ludique – qui, elle aussi, oriente nos esprits. Il est difficile de trouver des points de repère dans cette cacophonie qui fait de l’ordinateur l’objet surdéterminé par excellence.

 IA ou AI ?

Dans un contexte historique où l’ordinateur servait principalement au calcul rapide, base obligatoire pour la construction et le contrôle de l’armement avancé, certains des pionniers de l’informatique se posaient des questions qui allaient bien au-delà des applications pratiques de l’époque. L’apport que la machine pourrait avoir pour l’homme était rapidement pensé en termes beaucoup plus larges que le calcul arithmétique, une des questions-clé étant de savoir sous quelle forme l’ordinateur se révélerait le plus efficace : en tant qu’outil « augmentant » l’intelligence humaine ou en tant qu’intelligence à part entière. Bush et l’outil de liaison

En 1940, Roosevelt nomma Vannevar Bush, psychologue et pionnier des ordinateurs analogiques, comme bâtonnier du National Defense Research Committee (NDRC) et en 1941 le président américain le promut au poste de président du Office of Scientific Research and Development (OSRD), l’organisme hiérarchiquement supérieur au NDRC. Dans ces deux institutions, Bush était chargé de la coordination et de l’organisation de la coopération entre le domaine militaire, l’industrie et la recherche universitaire, dans le bût de soutenir les États-Unis dans la guerre, une participation américaine alors jugée inévitable.

Ce système embroussaillé de collaboration, de concertation et de financement a été connu plus tard sous le nom de « complexe militaro-industriel » (military-industrial complex – MIC) – terme introduit par le président Eisenhower dans un fameux discours où l’ancien militaire dénonce, de manière remarquable, les dangers d’une telle organisation intégrée pour la démocratie. Malgré ces avertissements, le MIC devient l’un des facteurs déterminants de la domination militaire et économique des États-Unis, et il joue ce rôle jusqu’à nos jours

La multitude métaphorique

Lorsque nos auteurs parlent de l’ordinateur en tant qu’outil ou en tant qu’intelligence potentielle, leur geste ne consiste qu’en partie à attribuer une essence à la machine. L’espace de projection et de prospection ouvert par ces textes visionnaires se situe pleinement dans un mouvement de « voir comme » [Ricœur 1975, p. 290], c’est-à-dire dans le champ de la métaphore. Chaque nouvelle technologie s’inscrit sur un terrain imaginaire préétabli et elle tisse son identité à travers des analogies, comparaisons et différenciations par rapport aux idées et aux objets qui le peuplent déjà. Le marteau est comme un poing mais plus dur, la radio est comme la parole mais transmise plus loin, la voiture est comme une calèche sans chevaux.

Ce jeu de rapprochement et de distanciation qui s’installe autour de chaque objet nouveau, ce jeu entre « un ‘est’ et un ‘n’est pas’ » [Ricœur 1975, p. 312], entre sympathie et antipathie, ne se joue pas de la même façon dans chaque cas. En ce qui concerne ses propriétés fonctionnelles et, par conséquent, son insertion dans le champ des techniques établies, l’ordinateur se distingue largement des inventions précédentes – il est une machine universelle :  « L’importance de la machine universelle est évidente. Nous n’avons pas besoin d’une infinité de machines pour réaliser une infinité de tâches. Une seule suffira. Le problème d’ingénierie qui consiste à concevoir différentes machines pour différentes tâches est remplacé par le travail de bureau qui consiste à ‘programmer’ la machine universelle pour accomplir ces tâches. » [Turing 1948, p. 4]

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