En France, le 10 juillet 2019 est entrée en vigueur la loi préventive relative à l’interdiction des violences éducatives ordinaires interrogeant les pratiques éducatives actuelles des familles post-modernes. L’expression « violences éducatives ordinaires » désigne un ensemble de violences pouvant être psychologiques, verbales et/ou physiques, portées sur les enfants sous le couvert de l’éducation, -alors qu’elles seraient scientifiquement néfastes pour ces derniers. Ces actes de violences éducatives, longtemps justifiés et autrefois recommandés, concerneraient encore aujourd’hui une bonne part de la population française et seraient banalisés. Dans ce cadre, les actions gouvernementales, comptant sur certaines associations, aspirent à freiner ces violences au sein de la sphère familiale par le biais d’une sensibilisation.
Ce travail de recherche porte sur les rapports qu’ont les parents au phénomène de violences éducatives ordinaires à travers le processus de socialisation, ainsi que sur la persistance de ce phénomène, que nous chercherons ici à comprendre, à développer et à mettre en lumière. Nous verrons que cet objet de recherche revêt une certaine subtilité ou pourrait-on dire une complexité, qui ne transparait pas nettement à travers l’état des informations dont nous disposons en ce moment sur la violence éducative ordinaire intrafamiliale. Les recherches menées sur ce phénomène sont relativement récentes et concernent plus généralement les biosciences (dont les neurosciences). Peu d’études ou de travaux sont issus des sciences humaines et sociales en dehors de ceux menés sur les effets de la violence éducative sur les individus. En sociologie, les recherches (françaises ou francophones) actuelles s’intéressent plutôt à un état des lieux des pratiques de violences éducatives ordinaires (particulièrement physiques) et à leurs représentations au sein des familles, sous une perspective quantitative.
Dans l’optique d’une démarche compréhensive relative à une approche qualitative, ce travail de recherche s’intéressera à la dimension du vécu des familles vis-à-vis des pratiques éducatives familiales. Nous nous attacherons à appréhender la diversité des logiques d’actions variant selon les individus et à déterminer en quoi leurs comportements sont socialement caractérisés ainsi qu’à quelles représentations et attentes sociales ceux-ci se rattachent Ŕformant leurs conceptions éducatives. Nous tiendrons compte des ressources mobilisées par les figures parentales qui interagissent au sein de la société ainsi que des contraintes sociales qu’elles rencontrent, -en lien avec ce phénomène. Nous verrons aussi le rôle que peuvent incarner les attentes sociales et les règles de conduite (auxquelles les parents doivent répondre pour revêtir leur rôle social attaché au statut de parent et assurer leurs responsabilités parentales) au regard des violences éducatives. Ce travail complétera ou nuancera, nous le verrons, des données d’études quantitatives, en tenant compte de la socialisation primaire et secondaire, cette dernière en relation avec la « socialisation parentale ».
Intéressée de prime abord par les remaniements de la « prise en charge » familiale des enfants en France, le thème de recherche a été centré, dans un premier temps, autour des pratiques éducatives actuelles des familles (de manière large). Pour comprendre ces pratiques, la recherche s’est souciée de l’évolution des rôles familiaux et de la place des enfants en France, car l’individu s’avère toujours situé socialement et historiquement. L’attention s’est alors portée sur la relation entre cette évolution, et les pratiques ou les méthodes d’éducation des familles post-modernes. A ce titre, il convient donc de mettre en avant le contexte socio-historique de la relation parent-enfant à travers les remaniements d’une part, des conceptions de l’éducation, associées aux représentations portées sur les enfants au fil des décennies, et d’autre part, des devoirs parentaux. Ceci pour mieux appréhender, par le biais d’apports théoriques, les pratiques éducatives des familles que nous nous attacherons à comprendre dans les deux autres chapitres. Enfin, nous aborderons le terme de parentalité comme caractéristique de la relation parent-enfant souhaitée par la société actuelle.
En amont, annonçons que le terme « famille » ne fera pas ici l’objet d’une définition. Notons toutefois que le terme familia s’étendait autrefois dans la Rome antique à tous les membres d’une maisonnée, c’est-à-dire, femmes, enfants, domestiques et esclaves jusqu’à finalement se limiter à la filiation et à la parenté. Aussi, nous énonce François DE SINGLY, psychologue et sociologue, ce terme « Apparait la première fois dans le dictionnaire de Richelet en 1680. L‟équivalence entre le mot famille et le contenu « père, mère et enfants » ne devient évidente qu‟au XIXe siècle. En 1835, le dictionnaire de l‟Académie remarque au mot « famille » : « il se dit quelquefois de parents qui habitent ensemble ; et plus particulièrement du père, de la mère et des enfants. ».
Cependant, cette organisation familiale n’aurait pas toujours existé. Certains chercheurs émettraient que les distinctions adulte/enfant et appartenance familiale étranger se sont développées avec les organisations constituant les sociétés et le monothéisme. Parallèlement, l’idée que nous avons de l’« enfance » actuelle se serait construite au fil du temps. Il s’agissait autrefois d’attendre les premières années de la vie de l’individu afin de déterminer s’il serait viable. En ce sens, la famille et l’enfance (comme l’adolescence) seraient des constructions sociales. Nous dirons que la place des enfants et les rôles familiaux apparaissent en constante transformation, ce qu’il conviendra de mettre en lumière ici, en introduisant l’éducation des enfants puis l’« autorité parentale » se remaniant toutes deux au fil des siècles.
Dès lors que la notion de famille a fait son entrée et que les distinctions entre adulte/ enfant se sont fortifiées, ce dernier a été associé à des représentations qui ne manqueront pas d’atteindre et d’alimenter les conceptions de l’éducation en France. Plusieurs siècles se sont succédés avec l’idée que « l’enfant », être d’instinct, voire malsain, devait être mis sur le droit chemin, ceci, en étant corrigé pour parfaire son éducation. Et, comme le précise Eirick PRAIRAT, professeur de sciences de l’éducation, « Tant que l‟enfant est perçu comme un petit être tordu, marqué par le péché originel ou encore enraciné dans l‟ordre de la nature, il semble légitime d‟employer des moyens coercitifs pour le redresser ou l‟inscrire dans l‟ordre de la culture. » . Cette pensée, nous le verrons dans le dernier chapitre, peut faire encore écho de nos jours, dans une certaine mesure.
En outre, ce qu’on qualifierait aujourd’hui d’actes de maltraitance ou de violence furent de tous temps des usages normaux, ordinaires, réguliers et plus encore, fortement recommandés et légitimés. Le florilège biblique qu’énonce l’auteur participe à le démontrer : « « Qui épargne la baguette hait son fils, qui l‟aime prodigue la correction » (proverbes, XIII,24) « Les blessures sanglantes sont un remède à la méchanceté, les coups vont jusqu‟au fond de l‟être » (les proverbes, XX, 30) « La folie est ancrée au cœur du jeune homme, le fouet de l‟instruction l‟en délivre » (les proverbes, XXII,15) « Ne ménage pas à l‟enfant la correction ; si tu le frappes de la baguette, il n‟en mourra pas » (Les proverbes, XXIII, 13) « Un cheval mal dressé devient rétif, un enfant laissé à lui-même devient mal élevé » (L‟Ecclésiastique, XXX, 8) » « Qui aime bien, châtie bien. » ». Ces recommandations pouvaient s’inscrire dans l’environnement familial tout comme dans les milieux d’apprentissage.
A la fin du XVIIIe siècle, les modalités des châtiments commencèrent à faire office de contestations. L’appel à la modération se fait ressentir, comme l’expose Eirick PRAIRAT, «Les humanistes de la renaissance, qui proposent de fonder l‟éducation sur la confiance et l‟émulation, ne renoncent pas aux vertus apaisantes de la trique, comme l‟attestent leurs écrits. (…) Ce [qu’ils] redoutent, c‟est l‟excès, l‟abus, l‟usage incontrôlé. » au regard des dérives autant familiales que scolaires. Mais ce qui différencie sur un point, l’environnement familial, des lieux d’apprentissage, c’est la fréquence de ces dérives. L’auteur indique qu’« Historiquement la famille a toujours été plus violente que les institutions éducatives, pour la simple raison qu‟elle a été « la plus puissante et la plus durable zone de non-droit » qu‟ont connues et que continuent de connaître les sociétés démocratiques. » .
Toutefois, bien que le cercle familial reste le lieu où les violences résistent le plus, on peut dire qu’aujourd’hui la place des enfants en son sein s’est remaniée. Citons une nouvelle fois l’auteur, « (…) Dès lors que le jeune enfant est perçu comme une promesse, riche d‟une humanité à venir, ce ne sont pas seulement les modalités mais le sens même de l‟acte éducatif qui se trouve modifié. Il ne s‟agit plus de dresser mais d‟aider, d‟accompagner ; en un mot, de faciliter l‟actualisation de ses potentialités. ».
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