Les violences conjugales au Vietnam
une vue d’ensemble sur les violences conjugales au Vietnam
Nous ne pourrons valider nos hypothèses si nous ne définissons pas, dans un premier temps, les enjeux généraux du phénomène de violences conjugales au Vietnam. Cette première partie aura pour but de proposer, à travers l’identification des différentes formes de violences, une classification des violences conjugales afin de mieux les définir, puis d’en déterminer les causes, et enfin ses impacts, classifiés aussi, directs ou indirects. Chapitre 1 – Une typologie des violences dans le cadre de la Intimate Partner Violence (IPV) Dans ce premier chapitre, nous établirons une typologie afin de faciliter l’analyse de cette réalité complexe que sont les violences conjugales. Le Thi Quy, première sociologue à parler de violence conjugale en 1992, signale que plus que faire une « chronique des violences subies par les femmes » (Le Thi Quy, 2014, p. 247), il s’agit de « s’intéresser à un phénomène peu exploré à ce jour » (ibid.) afin de lever le voile opaque qui pèse sur ce phénomène. Ainsi, identifier les différentes formes de violences faites aux femmes permettra de construire le problème et de se poser les questions suivantes : existe-t-il un seul type ou plusieurs types de violences dans le phénomène de violences conjugales ? De même, s’il en existe plusieurs, ces différents types de violence sont-ils imperméables les unes aux autres ou au contraire, s’imbriquent-ils et interagissent-ils ? L’étude nationale de grande ampleur sur la violence conjugale contre les femmes au Vietnam, menée en 2010, recense ce que la loi de 2007 sur les violences conjugales (sur laquelle nous reviendrons en seconde partie) qualifie de violences conjugales. Il s’agit d’une énumération de faits concrets et qui cadrent la définition de ce qu’est la violence conjugale subie par une victime (GSO, 2010, p. 33) : dans la loi de 2007, un.e membre de la famille est alors victime de violences conjugales si il ou elle subit un ou plusieurs des actes suivants. – Coups, torture, ou autre acte volontaire visant à causer des blessures à la santé et la vie de quelqu’un. – Insultes ou autres actes visant à offenser la fierté, l’honneur et la dignité d’une personne. LOU EVE LES VIOLENCES CONJUGALES AU VIETNAM. ETAT DES LIEUX, ENJEUX ET PERSPECTIVES 17 – Relation sexuelle non consentie. – Mariage d’enfant forcé, mariage forcé ou divorce et obstruction de la volonté pour un mariage consenti. Ou lorsque la personne qui agresse met en œuvre les pratiques suivantes : – Isoler, créer une pression psychologique constante sur les autres membres de la famille, induisant de graves conséquences. – Empêcher l’exercice des droits légaux et obligations dans la relation entre grandsparents et petits-enfants, entre maris et femmes et parmi les frères et sœurs. – S’approprier, démolir, détruire ou tout autre acte visant à détériorer les propriétés privées des autres membres de la famille ou les propriétés partagées des membres de la famille. – Forcer les autres membres de la famille au travail supplémentaire, contrôler les revenus des autres membres de la famille afin de les rendre financièrement dépendant.es. – Agir de façon illégale afin de forcer les membres de la famille à leur départ du foyer. Après avoir recensé les actes conduisant à qualifier une situation de violence conjugale, il convient de voir que l’on peut regrouper ces actes en plusieurs types de violences. Le Thi Quy propose ainsi une typologie intéressante et distingue quatre formes de violence, qui toutes, sont des variantes de la violence basée sur le genre : « la violence de la division du travail entre hommes et femmes, la violence physique, les violences symbolique et mentale et la violence sexuelle » (Le Thi Quy, 2014, p. 247). Nguyen Huu Minh, sociologue et directeur de l’Institut de la Famille et des Etudes de Genre, et Le Ngoc Lan, sociologue et membre du même institut, classifient les violences conjugales en 3 types de violences : la violence physique, la violence mentale et enfin la violence sexuelle (Nguyen Huu Minh, Le Ngoc Lan, 2006, p. 56). Pour les deux auteur.ice.s, ces trois types de violences rentrent dans deux catégories de violences : la violence visible, qui inclut les violences physique et sexuelle, et la violence invisible, qui inclut « les autres comportements de violence physique, psychologique et émotionnelle » (Nguyen Huu Minh, Le Ngoc Lan, 2006, p. 56). Il est néanmoins précisé que la plupart des études sur le sujet portent beaucoup plus sur la violence visible qu’invisible, cette dernière étant plus difficile à identifier et à mesurer.
La violence physique (non sexuelle)
La violence physique englobe en premier lieu les coups et blessures portés à l’encontre de la victime, plus ou moins importants. Pendant l’enquête nationale de 2010, les enquêteur.ice.s ont évalué le type de violence subi par les enquêtées et perpétré par le mari ou le partenaire, en vérifiant si les victimes avaient expérimenté un ou plusieurs actes de la liste suivante (GSO, 2010, p. 39) : – L’a giflée ou jeté quelque chose sur elle qui pourrait la blesser. – L’a poussée ou a tiré ses cheveux. – L’a frappée avec un poing ou quelque chose d’autre pouvant la blesser. – Lui a donné des coups, l’a traînée ou battue. – L’a étouffée ou brûlée volontairement. – L’a menacée d’utiliser un pistolet, couteau ou autre arme contre elle. Les enquêteur.ice.s étudient aussi la fréquence des sévices infligés aux victimes, et montrent que les femmes qui ont témoigné ont subi ces coups de 2 à 5 fois les 12 derniers mois. Elles/ils montrent aussi que la violence physique décroît sensiblement avec l’âge et la durée de la relation ou du mariage : la violence physique a donc tendance à commencer assez tôt dans une relation, pour diminuer légèrement chez la catégorie des couples de 55 à 60 ans. Voici le témoignage traduit et issu d’un entretien qualitatif d’une victime de violence physique basée à Hanoi (GSO, 2010, p. 55) : Trigger Warning – ci-après TW – violence physique10 : Mon mari me battait et cela causait des hématomes sur mes jambes, qui restaient des mois. Il gardait une pipe de fermier dans ses mains pour fumer ; il la jetait sur moi – sur mes hanches et ma poitrine… Il me rouait de coups et ensuite me tirait comme un chien de la porte à l’intérieur de la maison. Mes cheveux étaient si dérangés… Mon Dieu, il prenait la petite chaise à côté de la table pour dîner ou prenait une brique pour me frapper… Il retirait ses chaussures pour les jeter à mon visage, ce qui faisait très mal. Je fuyais mais je ne courais pas assez vite. Il prenait la chaise pour la jeter vers moi. J’arrivais à me cacher derrière les portes et la chaise heurtait la porte pour retomber. Mes voisins entendaient le bruit et venaient, ils tenaient ses mains et me disaient de m’enfuir. Je courais et il jetait des briques derrière moi… Ce témoignage atteste donc d’une extrême violence physique, et d’une gradation dans la violence : le long de la lecture, on s’aperçoit qu’un coup en entraîne toujours un autre, de plus en plus fort, et de plus en plus dangereux pour la victime. En effet, si la victime évoque des coups donnés sur ses jambes, elle témoigne ensuite de la gradation de la violence dans les objets utilisés pour la battre : tout à proprement parler peut servir « d’arme » pour blesser la victime, d’une pipe de fermier à une chaise, jusqu’à une brique et des chaussures lancées dans sa direction. B. La violence sexuelle dans le cadre de la IPV : le viol conjugal Dès lors, il convient de définir ce qu’est la violence sexuelle. Tout acte de violence sexuelle inclut les rapports où le consentement de la victime n’est pas clairement exprimé. L’étude nationale de 2010 met en avant le fait que contrairement à la violence physique seule, la violence sexuelle demeure plus ou moins la même par groupe d’âge, suggérant qu’une fois commencée, elle continue à s’exercer dans le cadre de la relation ou du mariage (GSO, 2010, p. 57). 10 Un Trigger Warning ou TW est une expression anglaise empruntée au vocabulaire féministe que l’on pourrait traduire par « avertissement ». Il consiste à avertir les lecteur.ice.s quant au contenu de ce qui va suivre, afin de ne pas les heurter ou raviver des traumatismes : il convient alors de spécifier le type de contenu (par exemple, « TW agression sexuelle ») afin que le/la lecteur.ice soit averti.e de ce qui peut potentiellement le/la « déclencher » s’il/elle a été victime d’agression sexuelle. Nous signalerons ces avertissements par la présence d’un « TW » dans le corps de notre étude, car il donne une visibilité plus importante à la présence d’un contenu sensible par des initiales facilement identifiables. Source : graphique Lou Eve, d’après GS0, 2010, p. 57 Dans le cadre d’une relation intime, les violences sexuelles perpétrées doivent être nommées viol conjugal ou marital rape. Si cette notion est abordée dans la loi de 2007 sur les violences conjugales, le problème est qu’elle n’est pas clairement désignée comme viol conjugal, mais bien par « forced sex » ou sexe forcé. Pour l’anthropologue Thu Huong Nguyen, si le viol conjugal est reconnu comme une problématique civile, ce contournement sémantique exclut sa dimension criminelle d’un point de vue légal (Thu Huong Nguyen, 2011, p. 1). Ainsi, si cet acte fait partie intégrante des formes de violences conjugales, son statut semble encore flou, car il n’est ni clairement nommé, ni différencié des autres formes de violences. Pour Lynn Kwiatkowski, également anthropologue, la notion de sexe forcé, s’il inclut d’autres formes d’abus sexuel dans les familles, gomme la dimension hors-la-loi de « l’acceptation » des victimes qui est attendue en raison de leur statut marital (Kwiatkowski, 2018, p. 8). Pour beaucoup en effet, que ce soit pour les victimes ou les perpétrateurs, le viol conjugal ne peut être considéré comme une forme de violence conjugale puisqu’il aurait lieu dans le cadre d’un couple marié ou d’un concubinage. Pourtant, Lynn Kwiatkowski, dans son travail sur le viol conjugal, cite à son tour l’étude nationale qui montre que 10% des enquêtées ont vécu des violences sexuelles dans leur vie, dont 4% dans les 12 mois précédant l’étude (Kwiatkowski, 2018, p. 6). 0 2 4 6 8 10 12 14 18-24 25-29 30-34 35-39 40-44 45-49 50-54 55-60 Figure 1 – Fréquence de la violence sexuelle par le mari, parmi les femmes ayant déjà été mariées, par âge, Vietnam 2010 (N = 4561) Au cours de la vie Les 12 derniers mois La notion de viol conjugal est encore très taboue, tant il est entouré de barrières structurelles – Lynn Kwiatkowski parle de « pression culturelle » (Kwiatkowski, 2018, p. 6) – de mythes et surtout, de stigmate social pesant sur la victime (Kwiatkowski, 2018, p. 1). En outre, l’étude précise bien que si certaines enquêtées répondent « non » à la question « vous a-t-il déjà forcé à avoir un rapport » ou « avez-vous déjà eu un rapport parce que vous aviez peur que quelque chose de mauvais vous arrive », cela ne signifie pas qu’une relation sexuelle non consentie n’avait pas lieu : la plupart des temps, soit les victimes dissimulent ce fait en raison d’un mécanisme de honte, soit elles n’ont pas réellement conscience qu’il s’agit d’un viol en raison de représentations fantasmées de la sexualité masculine et féminine : les hommes auraient des désirs inassouvis que leur épouse ou partenaire doit satisfaire même si elle n’en a pas envie. Voici le témoignage d’une femme vietnamienne de Hue, victime de viol conjugal, qui illustre ces problématiques (GSO, 2010, p. 58). TW viol La saison des récoltes durait des semaines, et pendant cette période il insistait pour faire l’amour. Si je ne pouvais pas aujourd’hui, il demanderait demain encore ; cela arrivait tout le temps. Donc il valait mieux que je le laisse faire ce qu’il voulait. Nous sommes mari et femme, donc je dois le satisfaire. Pendant notre temps libre il ne voulait pas faire l’amour, pendant les périodes chargées il insistait pour le faire, mais je devais le satisfaire. Je devais le laisser faire vu que c’est mon mari… Et je le connais. Si je disais non et que le jour d’après il n’y avait pas de problème, alors je dirais définitivement non. Mais en fait, si je dis non, le jour d’après le travail de la famille prend du retard, ou l’ambiance à la maison est terrible. Du coup, je préfère le faire et passer à autre chose. Ce témoignage montre bien cette mécanique d’intériorisation qui est à l’œuvre : parce qu’elle est mariée, la victime estime qu’elle a le devoir de satisfaire son époux même si elle ne le souhaite pas, et le répète à plusieurs reprises : « je devais le satisfaire », dit-elle. Ce que montre aussi ce témoignage, c’est que cette personne a aussi peur de représailles, qu’elles soient économiques (travail retardé ou empêché par la violence exercée au sein du couple) ou psychologiques (impact négatif du refus sur leur vie de famille). Cette peur d’un backlash11 ou retour de bâton envers la victime est corroborée par un autre témoignage : « si les désirs sexuels des hommes ne sont pas satisfaits, quelque chose de mauvais va se passer » (GSO, 2010, p. 59). L’expression backlash est tirée de l’œuvre de FALUDI Susan, Backlash: The Undeclared War Against American Women (1991), essai féministe américain dans lequel l’autrice défend l’idée d’un « retour de bâton » subi par les femmes pendant les années 1980, alimenté par les médias américains suite aux avancées féministes des années 1970. Un autre témoignage, issu de l’étude de Nguyen Huu Minh et Le Ngoc Lan, d’une femme docteure de 37 ans illustre aussi cette intériorisation de l’idée de devoir, de tâche envers le mari en tant que femme mariée (Nguyen Huu Minh, Le Ngoc Lan, 2006, p. 68) : TW viol Je le sens toujours (faire l’amour) que c’est une obligation. Parce qu’après avoir travaillé durement toute la journée, je suis très fatiguée et je ne pense encore qu’à ma journée de travail. Quand il est demandeur, je n’ai pas de raison de refuser et je dois l’accepter, c’est une obligation. (Cet extrait repris par Nguyen Huu Minh et Le Ngoc Lan est issu des travaux de Le Thi Phuong Mai, 1998). C. La violence psychologique et symbolique Ce type de violence, qui ne peut pourtant pas être considéré comme moindre, est en revanche bien plus difficile à mesurer étant donné le manque d’indicateurs effectifs ; aussi, ses manifestations sont rarement inclues dans les lois concernant la violence conjugale. La violence psychologique ou symbolique12, ou encore l’abus émotionnel appartenant largement au champ de la violence invisible, inclut des actes tels que le fait de se faire insulter ou rabaisser en face d’autrui, être intimidée ou menacée, ou encore des comportements visant à contrôler la vie de la victime. La prévalence totale du taux de violence psychologique était de 53,6% en 2010 (GSO, 2010, p. 62). Si l’abus émotionnel se manifeste différemment d’une femme à une autre, il existe un consensus général montrant que la violence symbolique provoque une forte démoralisation, une destruction de l’estime de soi et un sentiment d’isolement : dans le chapitre de Le Thi Quy intitulé « Violences de genre au sein de la famille et action publique » (2014), une femme membre de l’Association des Femmes rapporte l’histoire de « Mme N. » (Le Thi Quy, 2014, p. 252) : TW violences physique et psychologique Mme N.est maltraitée par son mari. Non seulement il lui donne des coups, mais il continue à réprimander ses beaux-parents durant toute la journée. Quand sa mère est morte, elle n’a pas 12 Nous l’employons ici au sens bourdieusien du terme : Pierre Bourdieu la définit comme une violence invisible qui « s’institue par l’intermédiaire de l’adhésion que le dominé ne peut pas ne pas accorder au dominant (donc à la domination) lorsqu’il ne dispose, pour le penser et pour se penser ou, mieux, pour penser sa relation avec lui, que d’instruments de connaissance qu’il a en commun avec lui et qui, n’étant que la forme incorporée de la relation de domination, font apparaître cette relation comme naturelle » (Bourdieu, 1998, p. 56). eu droit à venir assister au premier anniversaire de la mort de sa mère. Elle déplore son sort, mais elle n’ose pas le dire aux autorités publiques de crainte que son mari continue à la battre. De fait, beaucoup d’enquêtées ne définissent pas encore ce type de violence comme une violence à proprement parler parce qu’invisible et pas quantifiable par le nombre d’hématomes. Voici le témoignage d’une victime de Hue, montrant que malgré la violence décrite, celle-ci ne semble pourtant pas décrire ce type de situation comme une situation de violence. TW violences psychologique et physique Il était en colère et m’injuriait. Il m’injuriait s’il était énervé à propos de quelque chose. Et comme je répondais, il m’injuriait encore, et j’étais en colère et répondais encore, et il me giflait. Cela se passait comme ça, mais il n’y avait pas de violence. (GSO, 2010, p. 62). Autres que les méthodes d’intimidation et d’humiliation, certains perpétrateurs de violences psychologiques ont des comportements visant à contrôler leur femme ou partenaire, le plus commun étant quand ils sont en colère parce que leur femme ou partenaire parle à un autre homme (18,8%). Ces comportements coercitifs, s’ils sont perçus comme immoraux, ne sont en revanche pas souvent perçus comme illégaux ou graves par les victimes ou les perpétrateurs : voici un témoignage de l’officier de la commune à Hanoi, montrant qu’un comportement coercitif peut ne pas être perçu comme un acte violent et va même être normalisé. Le mari doute souvent de la loyauté de sa femme. C’est juste un doute et le mari n’est pas conscient si elle est vraiment infidèle, et il ne fait rien de violent. S’il trouve que sa femme est en fait vertueuse, leur relation reste saine. Les hommes sont souvent suspicieux, et cela peut mener à de la violence. Mais à cette étape, c’est juste un doute et pas de la violence. (GSO, 2010, p. 64). Enfin, la violence économique a aussi un rôle important dans la violence psychologique. Dans le sondage de l’étude nationale, 9% des victimes sont sujettes à l’abus économique. La plupart du temps, il s’agit de partenaires masculins ne participant pas à l’activité économique du foyer et qui demandent à leur partenaire de leur donner leur argent gagné, auquel cas, ils feront preuve de violence physique.
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