LES TEXTES À LA LOUPE DES RÈGLES
DRAMATIQUES ET POÉTIQUES
Une pièce de théâtre classique est formée d’éléments portant sur la structure et le jeu verbal et émotionnel. Les théoriciens, depuis Bharata, sont unanimes sur le fait que les éléments structurels, appelés chaînons dramatiques (saṃdhi), sont les plus importants dans une pièce de théâtre. Les théoriciens les expliquent en les comparant à un homme pourvu ou dépourvu de ses membres. Selon Bharata, une pièce peut être pauvre en histoire, mais ne peut manquer des chaînons requis955 . Ce cadre rigide de la dramaturgie (nāṭyaśāstra) laisse peu de marge d’action aux poètes. De même, l’art poétique indien (alaṃkāraśāstra) qui définit non seulement les règles poétiques à appliquer, mais aussi les conventions poétiques (kāvya-samaya) 956 , la restreint davantage. Il n’est donc pas étonnant que les poètes reprennent souvent les idées de leurs prédécesseurs et leur empruntent des thèmes. C’est pour cette raison que Rājaśekhara dispense, pour la première fois, les poètes de la faute de la répétition et introduit l’emprunt libre des thèmes, des sens et des mots, à condition toutefois qu’ils ajoutent une valeur de plus, une certaine touche personnelle. Dans ce chapitre, nous tentons de repérer les éléments structurels (saṃdhi, saṃdhyaṅga, saṃdhy-antara) des saṭṭaka, en accordant une attention toute particulière aux innovations que les auteurs introduisent dans ce cadre théâtral. Nous allons également noter les similitudes avec d’autres œuvres et citer, si possible, leurs sources, ainsi que les diverses théories dramatiques et poétiques ayant été énoncées en rapport avec ces œuvres. Cette étude nous aidera aussi à analyser le saṭṭaka selon la danse à exécuter (nāṭya/nṛtya) et à le classer en genre « majeur » ou « mineur » 958 .
Comment assembler les éléments d’une pièce de théâtre classique ?
La structure du théâtre est strictement codifiée depuis le Nāṭyaśāstra de Bharata, et est restée essentiellement intacte durant des siècles. Elle commence par les préparatifs (pūrvaraṅga), y compris la bénédiction (nāndī) 959 et le prologue (prastāvanā/āmukha), en style verbal (bhāratī) 960. La bénédiction est récitée par le directeur (sūtradhāra) derrière le rideau et, selon les théoriciens, entre ensuite le régisseur (sthāpaka) – ou un acteur (naṭa) 961 − qui établit le thème de la pièce au moyen de paroles laudatives962. Puis, le directeur reprend sa place et présente l’œuvre, ainsi que son auteur, à l’aide d’un autre personnage. Celui-ci peut être un assistant (pāripārśvaka), le bouffon (vidūṣaka) 963, un collègue (mārṣa) ou encore une actrice (naṭī) 964 . Viśvanātha remarque qu’un acteur peut assister le directeur, mais il est inférieur à l’assistant965. Dans la plupart des pièces de théâtre classique, nous trouvons sūtradhāra à la place de sthāpaka966 ; selon Viśvanātha, ce sont deux personnages identiques. Il remarque qu’à son époque, comme les préparatifs n’étaient pas complets, le directeur (sūtradhāra) s’acquittait aussi de la tâche du sthāpaka967 . Siṃhabhūpāla donne uniquement le sūtradhāra qui, dans la bénédiction et le prologue, peut discuter avec un acteur (naṭa) 968 . À la fin du prologue, le directeur et son assistant annoncent l’histoire (itivṛtta), quittent la scène et la pièce peut commencer (ārambha) 969. La transmission entre la fin du prologue et l’ouverture de l’histoire a lieu selon cinq types de style bhāratī que nous allons signaler aux endroits correspondants. L’histoire de la pièce (itivṛtta), qui constitue le corpus (śarīra) du théâtre (nāṭya), est divisée en cinq chaînons dramatiques (saṃdhi) 970 reliés les uns aux autres : l’« ouverture » (mukha), le « reflet » (pratimukha), la « germination » (garbha), la « délibération » (avamarśa971/vimarśa972) et l’« obtention » (nirvahaṇa) . Il existe cinq situations (avasthā) relatives au développement du sujet que le protagoniste doit traverser : le début (prārambha), l’effort (prayatna), l’opportunité (prāpti-sambhava), la certitude (niyatā-prāpti) et la réussite (phala-prāpti) . Le sujet de l’histoire se développe également en cinq phases (artha-prakṛti) : la graine (bīja), la goutte (bindu), l’événement (patākā), l’incident (prakarī) et le fruit (kārya). Le bīja, le bindu et le kārya sont obligatoires, la patākā et la prakarī sont optionnelles.
Mademoiselle « Bouquet de camphre » (Karpūramañjarī)
De la bénédiction à la fin du prologue
Après les préparatifs invisibles, le rideau (yavanikā) est tiré. La stance d’inauguration (maṅgala-śloka) est dédiée à Sarasvatī1015, aux anciens grands poètes, ainsi qu’aux trois styles poétiques1016, afin qu’ils soient propices à l’auteur et à la compagnie théâtrale1017. La seconde stance de la bénédiction (nāndī) s’adresse à Kāma et à sa parèdre, Rati, faisant allusion à leurs ébats amoureux et au thème principal de la pièce : akalia-pariraṁbha-vibbhamāiṁ ajaṇia-cuṁbaṇa-ḍaṁbarāiṁ dūraṁ, aghaḍia-ghaṇa-tāḍaṇāǐṁ ṇiccaṁ ṇamaha Aṇaṁga-Raīṇa mohaṇāiṁ . [KM I.02] Inclinez-vous sans cesse devant les ébats amoureux du dieu Incorporel [Kāma] et de Rati, dont l’embrassade n’est jamais véhémente, le baiser n’est jamais bruyant et le toucher n’est jamais impétueux. [KM I.02] Cette façon de faire l’amour peut être rapprochée de celle des femmes de la ville décrite dans le Kāmasūtra de Vātsyāyana1019 : elles aiment les ébats amoureux mais les pratiquent discrètement. Il convient de noter que, dans le théâtre classique, la représentation de l’érotisme en scène est interdite. Bharata prescrit de la musique, des chants et des danses au commencement de la pièce, mais ceux-ci doivent être brefs afin de ne pas lasser les spectateurs. Après la bénédiction récitée par le directeur (sūtradhāra), son homologue, le régisseur (sthāpaka), doit entrer en scène et chanter des stances laudatives en relation avec le thème principal (vastu), avec la graine (bīja) ou bien encore avec l’ouverture (mukha) 1023. Bien que les théoriciens soient unanimes sur le fait qu’à la fin de la bénédiction (nāndy-ante) le sthāpaka doit entrer, dans la pratique, aucune pièce de théâtre antérieure à la Karpūramañjarī n’emploie ce vocable. Le manuscrit T de cette pièce donne sthāpaka, cette leçon ayant été acceptée par Konow. Ghosh pense qu’il faudrait garder le sūtradhāra, car le manuscrit le plus ancien, le W du groupe jaïn, et tous les autres, le conservent. Néanmoins, notre manuscrit Q donne également la variante sthāpaka. Dans ce sens, ces manuscrits, le T et Q, suivent plus à la lettre la théorie dramatique que d’autres pièces du théâtre classique. Le directeur ou le régisseur récite deux stances à la gloire de Śiva et de Pārvatī [KM I.03-04], dont les ébats amoureux font l’objet de la poésie amoureuse, comme dans le Kumārasambhava de Kālidāsa. Il établit ainsi le thème principal de la pièce, et fait allusion à la représentation d’une pièce de théâtre classique par la description des préparatifs invisibles,