Les TAE : remettre l’activité de l’agriculteurice au cœur du processus de transition

Les TAE : remettre l’activité de l’agriculteurice au cœur du processus de transition

 Les recherches sur la durabilité ont renouvelé l’intérêt pour la notion de transition (Kooij, 2009) de par l’enjeu croissant d’adaptation de nos sociétés humaines aux crises écologiques et sociales. Plusieurs courants se sont développés pour étudier les transitions sur des échelles socio-historiques. On peut citer notamment le champ des transitions sociotechniques qui se déploient à travers une multitude de concepts et cadres théoriques (Ollivier & Plumecocq, 2015) comme : Strategic niche Management, Transition Management, Technological Innovation Systems, Multi-Level Perspective, etc. Dans le cadre de notre travail, nous nous intéressons à une autre échelle que celle traitée par ces travaux en nous focalisant sur la transition des individus dans le cadre de leur travail en agriculture. Ainsi nous considérons ces TAE comme des transitions professionnelles. Coquil et al. (2017) se sont appuyés sur l’ergonomie pour comprendre les transitions professionnelles des agriculteurices à travers le développement des mondes professionnels. En ce qui nous concerne, nous considérons ces transitions professionnelles comme des mouvements de continuité et discontinuité dans l’expérience de du sujet (Dupuy & Blanc, 2001; Masdonati & Zittoun, 2012; Balleux & PerezRoux, 2013). Ainsi pour remettre le sujet au cœur du processus de TAE, nous nous intéressons à la caractérisation de l’activité des agriculteurices en TAE. Une littérature prolifique a élaboré sur les principes de l’agroécologie depuis les premières apparitions du terme dans les années 80 en Amérique Latine, notamment dans l’ouvrage d’Altieri (1983) « Agroecology, the scientific basis of alternative agriculture ». Ce développement conceptuel se situe dans un contexte où les conséquences néfastes de la révolution verte sont pointées et où la dépendance aux intrants de synthèse pour favoriser la production est questionnée. Nous trouvons ainsi dans les premières conceptualisations du terme, des indications sur les caractéristiques écologiques et agronomiques (Altieri, 2000) de l’agroécologie qui peuvent se déployer ensuite dans une diversité de pratiques agricoles 41 (Guthman, 2000; Toffolini et al., 2019). Plus tard, la vision agronomique de l’agroécologie est complétée par des dimensions socio-économiques afin de mieux intégrer l’objectif de souveraineté alimentaire, sous-jacent au projet politique de l’agroécologie (Stassart et al., 2012; Dumont et al., 2016; FAO, 2018). Il n’existe pas à notre connaissance des travaux qui aient abordé la question des principes pratiques de l’activité des agriculteurices en TAE pour en construire une vision « unifiée » comme c’est le cas pour les principes agronomiques, écologiques et socio-économiques. Ces principes de l’activité des agriculteurices en TAE sont des éléments caractérisant l’agir, le faire ou l’action en jeu dans l’activité de l’agriculteurice renouvelée par la TAE. Plusieurs travaux ont contribué à mettre en lumière certains principes de l’activité des agriculteurices et l’ont fait à partir d’une multitude de cadres théoriques et méthodologiques et des ancrages disciplinaires divers (ex. : sociologie rurale, ergonomie de la conception, agronomie). Dans ce qui suit, nous proposons de faire une synthèse des principes de l’activité en TAE tels qu’ils sont évoqués dans les travaux qui s’intéressent à l’activité des agriculteurices engagé∙es dans une TAE. Ainsi nous identifions cinq grands principes : la progressivité du changement, les opérations d’observation et d’expérimentation, la singularité des savoirs en jeu en TAE, la reconfiguration des « valeurs » et la coopération et la participation à des groupes de pairs. Si ces principes pris un à un ne sont pas spécifiques de la TAE, c’est bien leur combinaison dans la TAE qui permet de spécifier l’activité des agriculteurices engagé∙es dans la TAE. 

La progressivité du changement 

Plusieurs auteurices identifient la progressivité du changement comme un élément caractéristique du processus de transition agroécologique (Lamine et al., 2009; Chantre & Cardona, 2014; Dupré et al., 2017), bien qu’il existe des trajectoires de changement caractérisées par des bifurcations rapides suite à des moments de crise par exemple. Chantre et Cardona (2014) argumentent que le changement agit selon un principe de capitalisation progressive de l’expérience. Dans le même sens, Lamine et al. (2009) puis Chizallet (2019) montrent l’importance des expériences antécédentes dans la construction du changement dans la trajectoire des agriculteurices. Les travaux de Chantre (2011) permettent aussi de soutenir cette idée de progressivité du changement en l’envisageant à travers des phases de cohérence qui rythment la trajectoire de l’agriculteurice. Ces phases se caractérisent par la stabilité des techniques et des règles de décision appliquées par l’agriculteurice. Ce qui permet le passage d’une phase à une autre correspond à des pratiques-clés qu’elle analyse à travers l’évolution des jugements pragmatiques (JP) (Pastré, 2009). Elle arrive ainsi au constat qu’« il semble que l’acquisition de connaissances sur ces pratiques-clés n’est pas suffisante pour stabiliser des phases de cohérence » (E. Chantre et al., 2013, p. 76), c’est plutôt la réorganisation cognitive de l’expérience qui serait en œuvre dans ces phases. Ainsi, la progressivité est à situer dans l’activité de l’agriculteurice qui réorganise ses jugements 42 pragmatiques par la mise en place de pratiques-clés. Dans le même sens, le travail de Cristofari (2018) a étudié l’apprentissage situé des agriculteurices en s’intéressant à la construction de jugements pragmatiques par les agriculteurices pour agir dans leurs situations. Elle décrit ces jugements pragmatiques selon des mécanismes de rapprochement ou d’éloignement de l’action qui sont motivés par des mises à l’épreuve de pratiques, des congruences d’observation d’effets, l’explication de phénomènes biologiques, le constat d’existence d’un potentiel inexploité et de construction d’une vision systémique. L’analyse des allers-retours entre jugements pragmatiques proches de l’action et d’autres plus distants lui permet de suggérer que « le changement d’objectifs se fait de façon inductive pour les agriculteurs qui s’engagent dans un changement de pratiques telles que l’agriculture de conservation : il n’y aurait pas dans un premier temps l’adoption d’un objectif global, qui se décline ensuite en objectifs plus spécifiques, mais plutôt une construction d’objectifs de plus en plus éloignés de l’action, développés sur la base d’objectifs techniques précis, qui sont les premiers à apparaître. » (ibid., p.137). C’est bien à travers son action située que l’agriculteurice appréhende différemment les jugements pragmatiques qui orientent son action. Lamine et al. (2009) questionnent la place de l’accompagnement dans la manière d’organiser la progressivité du changement notamment pour éviter des blocages liés aux risques suscités par de nouveaux apprentissages lors de la mise en œuvre de systèmes agroécologiques. Ces auteurices évoquent un besoin plus important d’observation et des transformations au niveau du sujet relatives au rapport aux risques notamment dans la redéfinition de la hiérarchie des risques pouvant être acceptés.

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 L’observation et l’expérimentation 

Second principe qui semble caractériser l’activité des agriculteurices en TAE, celui relatif à l’importance de l’observation et de l’expérimentation. Cristofari (2018) décrit le suivi systématique de l’exploitation à travers l’observation comme un moyen de détection précoce des problèmes potentiels pour ajuster les repères qui servent d’indicateurs de l’état de l’agroécosystème (ex. aspect du sol). Ce suivi se matérialise surtout sur un mode qualitatif : comparaison avec des parcelles voisines, observation de l’enracinement des plantes, profil de sol à la bêche, évaluation sensorielle du sol, cause/effet, etc. Chantre (2011, p. 154) offre un exemple sur l’évolution des seuils de déclenchement des traitements phytosanitaires par le recours à l’observation : « le début du recours à l’observation marque pour quelques agriculteurs un tournant dans la gestion des bio-agresseurs et implique, d’une part, un temps accru passé à observer, mais aussi la nécessité d’apprendre à reconnaître les bio-agresseurs. » Toffolini et al. (2016) précisent que l’observation concerne autant des objets directement liés à l’action (ex. la culture implantée) que des objets présents au moment de l’action, mais pas directement liés à celle-ci (ex. les plantes bio-indicatrices) ou des objets postérieurs à l’action (ex. enherbement d’une parcelle). Dit autrement, il s’agit d’inscrire cette observation dans un rapport à la situation singulière de l’agriculteurice. Ces travaux soulignent ainsi l’importance 43 accrue de l’observation tout en pointant qu’elle nécessite une évolution dans la façon d’observer les constituants de l’agroécosystème par rapport à la pratique antérieure, généralement conventionnelle. Un autre principe de l’activité des agriculteurices, largement mise en valeur dans la littérature sur la TAE, est l’expérimentation (Goulet et al., 2008; Ingram, 2010; É. Chantre et al., 2014; Coquil, 2014; Leitgeb et al., 2014; Kummer et al., 2017; Catalogna et al., 2018; Cristofari, 2018; Navarrete et al., 2018). Elle est un moyen de tester de nouvelles techniques, de rechercher des solutions à des problèmes rencontrés sur la ferme, de construire des références locales ou encore de comprendre les conditions ou mécanismes sous-jacents à une pratique. La gestion du risque dans le changement par l’expérimentation passe par des organisations spatio-temporelles diverses selon le rapport de l’agriculteurice au risque (Cristofari, 2018) : changements progressifs sur de grandes surfaces ou limitation à une parcelle difficile par exemple. L’expérimentation située à laquelle nous nous intéressons ici se distingue de l’expérimentation « analytique » telle que pensée dans le monde scientifique comme l’expliquent Coquil et al. (2014, p. 213) : « Analytical trials, interesting for creating scientific knowledge, are not relevant for creating new pragmatic concepts that might empower experimenters to act in the system. This could be partly explained by the fact that in an analytical trial, compared modalities must not be adjusted, even if the modality goes wrong from a practical or a biological point of view. Thus, the trial provides information on what to avoid, but does not inform the experimenter as to what he might do in that kind of situation ». Catalogna et al. (2018) proposent un cadre pour décrire le processus d’expérimentation située des agriculteurices engagé∙es dans la TAE composé de trois phases (conception, gestion et évaluation) et de treize variables (ex. parmi elles le lien aux expérimentations précédentes). Cette étude met en évidence que les motivations à entreprendre l’expérimentation d’une nouvelle pratique sont liées aux expériences antérieures de l’agriculteurice. Ainsi, il identifie des séquences d’expérimentation qui permettent de décrire l’itinéraire d’expérimentation de l’agriculteurice dans le temps selon une typologie. Cette notion d’itinéraire d’expérimentation est particulièrement intéressante, car elle permet de décrire la manière dont l’agriculteurice procède à des ajustements au fur et mesure de son action par des « branches expérimentales » qui désignent les variantes qu’explore l’agriculteurice avant l’adoption ou l’abandon d’une pratique. Outre les expérimentations situées individuelles, il existe des expérimentations collectives qui semblent aussi clés dans le processus de gestion des risques liés à la mise en œuvre de « pratiques agroécologiques », notamment au début du processus de transition pour établir des comparaisons entre pairs et construire de nouveaux repères (Chantre et Cardona, 2014). Les expérimentations collectives permettent également de construire des références sur les méthodologies d’expérimentation qui poussent certain∙es agriculteurices à adopter une capacité d’adaptation (Darnhofer et al., 2010) dans l’exercice de leur métier. C’est une forme d’autonomisation dans la construction de références sur des sujets peu traités par les organismes de recherches et développement (Chantre, 2011). L’expérimentation située n’est certes pas un trait exclusif des TAE (Jourdan, 1997), mais les auteurices qui s’y intéressent dans le cadre des TAE soulignent sa pertinence face à la nécessité pour les agriculteurices de construire des références actionnables, situées et 44 inscrites dans une forme de progressivité qui intègrent l’état des régulations biologiques de leur agroécosystème. 

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