Les sujets usages expressifs et relationnels
Dans le chapitre précédent, que nous avons appelée « narrations », nous avons décrit les opérations des consommateurs qui consistent à réécrire le monde de Romanzo Criminale, par des techniques différentes. Les discussions dans les forums et la création de contenus grassroot sont un exemple de la manière par laquelle la rencontre avec le monde fictionnel de Romanzo Criminale produit du sens pour les individus, dans des communautés. La caractéristique principale de ces appropriations est l’usage : il s’agit, dans la plupart des cas, de gestes mis en œuvre par les consommateurs s’attachant à certains éléments du produit, ou de pratiques de bricolage ayant pour résultat des effets célébratifs ou de détournement. Ces premiers résultats de notre enquête, tout en détectant certains éléments de Romanzo Criminale entendu comme objet, nous montrent que la rencontre avec le spectacle est rarement identifiable comme un acte solitaire, mais, au contraire, elle requiert une vérification de nos émotions personnelles, de nos goûts, de nos intuitions dans le cadre d’une ou de plusieurs relations sociales (voir aussi Leveratto, 2006). Dans les pages qui suivent, nous analyserons des formes de réponse au pouvoir sémiotique des textes se manifestant par un véritable usage de ces textes dans des stratégies d’interaction sociale. L’accent est donc mis sur les sujets. Nous porterons notre attention sur la construction d’un sens centré sur les individus par la proposition d’une analyse des façons par lesquelles les usagers se servent de Romanzo Criminale pour construire leur identité, dans un espace, virtuel, où celle-ci est à construire en absence du corps. Sur Internet, on assiste aux performances des utilisateurs qui mettent en place un travail de vérification de soi, par la maîtrise d’un espace à leur mesure et ensuite par l’exposition aux autres de parties de leur vie intime. La relation avec le produit culturel contribue à l’expression de sentiments, souvenirs, opinions politiques, autorisant ainsi une découverte de soi, première étape pour la mise en scène de l’intimité ; lorsqu’elle est affichée, en tant que goût revendiqué par un fan ou en tant que citation au second degré par un spectateur blasé, façonne l’image sociale de l’individu, interprétant telle ou telle caractéristique de sa personnalité. Blogs et réseaux sociaux permettent à l’internaute de se construire une vitrine, où ce mouvement d’extériorisation est rendu public : c’est le mouvement correspondant à l’« extimité », terme paru pour la première fois à la fin des années 1960 .dans le cadre de la psychanalyse (Lacan, 2006) et ensuite adopté pour l’analyse des phénomènes Internet (Tisseron, 2001). Le besoin de construire une identité par la narration est, néanmoins, ressenti dès le début de l’âge moderne (Taylor, 1991) et semble s’affirmer, grâce aux outils que les nouvelles technologies mettent à la portée de tous, comme un « expressivisme » global. Nous analyserons donc les espaces en ligne dans lesquels Romanzo Criminale prend une place centrale ou figure simplement comme citation culturelle ; nous étudierons les éléments des textes d’origine qui s’offrent comme des indices identitaires, afin de comprendre comment et pourquoi Romanzo Criminale, dans ses spécificités, devient un outil pour la mise en scène de soi dans un espace public.
Comme nous l’avons montré dans la première partie de ce chapitre, dans l’espace des forums une variété d’approches se rencontrent dans la construction d’une architecture collaborative autour des films. Au contraire, dans les blogs, le savoir, tout comme l’affichage des préférences, apparaît spécialisé et centré sur des formes de narration de soi. Il s’agit d’une catégorie d’appropriations qui se situe à cheval entre les « narrations » et les «sujets », car le blog est centré sur l’identité de l’auteur, mais ses contenus peuvent également circuler comme des produits autonomes. La vie d’un blog se construit dans le temps, mais un billet peut être diffusé sur les réseaux sociaux, et lu comme un élément indépendant, sans que ses lecteurs aient à consulter d’autres pages. Prothèse, outil pour l’expression de soi, vitrine et fenêtre, le blog se propose, dans les cas que nous analyserons dans ce paragraphe, comme l’espace pour des réflexions, axées sur des perspectives variables, concernant les contenus ou la forme du produit audiovisuel en question. Lorsque le spectateur rédige un billet dans son espace personnel, il choisit d’afficher une posture d’auteur, proposant à ses lecteurs une vision personnelle sur le produit, qui très souvent se charge du récit des modalités de visionnage, des émotions. Le blog est marqué davantage que le forum par un entrelacement de dimension intime et dimension extime ; il insère l’expérience du film dans la sphère du quotidien. La dimension intime doit se construire dans un espace adapté : ainsi, une première étape est la découverte du dispositif, une forme d’apprentissage.