Les successions de consonnes en latin
TEXTES POETIQUES
Les textes poétiques ne peuvent pas présenter des rencontres de consonnes à l’intermot purement aléatoires ni déterminées de la même façon qu’en prose car il va de soi que la loi de position donnait à ces rencontres une valeur rythmique dont le poète se servait forcément entre autres possibilités. Si d’ailleurs l’ordre des mots dans la poésie n’est pas celui de la prose, on pourra bien dire que cela tient à la «langue poétique» mais, si cet ordre est devenu poétique, c’est parce que, d’abord, il s’imposait très matériellement pour assurer le rythme. Si donc il est tout à fait impossible que le nombre de rencontres à l’intermot dans les textes poétiques soit aléatoire, il est parfaitement superflu de leur appliquer le test du χ². Nous étudierons ici la façon dont la fréquence des successions de consonnes correspond au rythme des vers étudiés. Par la même occasion on cessera de distinguer les textes avec M final ou avec M neutralisé car ce que nous avons déjà observé devrait nous suffire à conclure sur ce point ou du moins, il est préférable de ne pas mêler trop de questions. Il faut bien se rappeler que l’étude portant sur les textes poétiques n’a rien de commun avec celle que nous faisons sur la prose : ce qui détermine les successions de consonnes n’est pas du tout de même nature. Aussi, dans notre première série de textes nous avons retenu des œuvres en fonction de cette détermination, c’est à dire des vers de caractère opposé pour vérifier si le niveau des successions de consonnes à l’intermot est bien lié à ces nécessités rythmiques. Nous verrons donc, des hexamètres dactyliques de l’Enéide dont le rythme fondamental est 138 constitué d’une longue pour deux brèves et, par oppositions des crétiques et bacchées de Plaute dont le rythme de base est au contraire de 2 longues pour une brève. On a donc : • De PLAUTE Crétiques et bacchées des deux premiers volumes de la collection G. Budé 1° En discours total Nombre d’intermots 1695 – finales vocaliques 694 – consonantiques 1001 soit 0,591 Initiales vocaliques : 644 – consonantiques : 1051 soit 0,62 Probabilité de rencontres : 0,366 soit 620 Rencontres effectives : 679 soit 0,401 . On a donc un excès de 9,4% 2° En discours débarrassé des intermots ponctués. Nombre d’intermots 1226 – finales vocaliques : 522 – consonantiques : 704 soit 0,574 Initiales vocaliques : 498 – consonantiques 728 soit 0,594 Probabilité de rencontres : 0,341 soit 418 Rencontres effectives : 462 soit 0,377. On a donc encore un excès de 10,5% et nous avons là, un complément de réponse à cette question : « y a-t-il toujours un déficit des rencontres consonantiques à l’intermot »? – En poésie du moins,le rythme des vers peut conduire le poète à rechercher les chocs de consonnes pour obtenir des longues et, dans ce cas très particulier, on peut avoir un excès des successions de consonnes par rapport à leur probabilité. 139 • De VIRGILE L’Enéide IV – v. 522- 705 1° En discours total : Nombre d’intermots : 1174 – finales vocaliques 492 – consonantiques 682 (0,58) Initiales vocaliques : 371 – consonantiques : 803 ( 0,68) Probabilité de rencontres : 0,40 soit 470 2° En discours débarrassé des intermots ponctués108 Nombre d’intermots : 869 – Finales vocaliques : 391 – consonantiques : 478 ( 0, 55) Initiales vocaliques : 273 – consonantiques : 596 (0,69) Probabilité de rencontres : 0, 38 soit 330 Rencontres effectives : Discours total : 417 ( 0, 36) – Déficit 10,6% Discours débarrassé des intermots ponctués : 287 ( 0,33) – Déficit 11% On remarque que le déficit observé dans ce texte est tel qu’on n’en a jamais vu dans la prose sauf chez Apulée. En tout cas, et c’est ce que nous visions dans notre première série, on peut affirmer que, dans les crétiques et bacchées, on trouve un excès de successions de consonnes par rapport à la probabilité tandis que dans l’hexamètre virgilien, on observe un très important déficit et cette opposition correspond bien aux nécessités du rythme de base des vers concernés : L’hexamètre dactylique doit éviter les successions de consonnes pour raréfier les longues alors que c’est l’inverse pour les crétiques et bacchiaques. Il faudra, sans doute, dans la deuxième série d’expériences, confirmer cette affirmation par une plus grande quantité de 108 On a compté comme intermot ponctué les fins de vers. 140 textes et l’affiner aussi pour voir si la fréquence des successions de consonnes est une fonction précise des nécessités du rythme, en la vérifiant sur les rythmes intermédiaires comme l’iambe et le trochée. Dans le cadre de cette première série de textes, les résultats de Virgile et Plaute confirment d’une façon péremptoire que les poètes utilisaient l’ordre des mots pour obtenir le rythme souhaité. Cela ne signifie pas qu’ils n’aient pas eu d’autres moyens, ne serait-ce que le choix des mots mais, dans la mesure où le choix des mots sous la contrainte du rythme pouvait représenter une perte de sens ou de force ou de nuance, on comprend bien que les poètes latins aient allègrement usé de l’ordre des mots puisque les poètes français ne s’en sont pas privés alors que, pour eux, les contraintes rythmiques étaient beaucoup moins lourdes. Ce qu’il nous faudra voir dans la deuxième série de textes c’est la mesure dans laquelle le taux des successions de consonnes à l’intermot est strictement fonction du mètre et, pour cela, on étudiera des vers de rythmes variés mais aussi un même type de vers pour mesurer s’il présente une latitude d’expression. On peut, de même, envisager l’étude des fins de vers : le rapport du dernier pied d’un vers est-il indifférent au premier du suivant ?. En tout cas, on peut être sûr qu’il n’y a rien à tirer d’une comparaison entre prose et poésie et que les deux formes d’expressions doivent être étudiées séparément, du moins pour notre problème.
TEXTES DE DEUXIEME SERIE – ETUDES CIBLEES
Visées et méthode pour cette deuxième série
On ne pourra économiser une contre épreuve qui reprenne, sur un nouveau corpus, toutes les observations que nous avons faites dans la première série de textes. Il faudra alors considérer, sans doute si on doit faire une étude globale de ces nouveaux résultats ou bien des études ciblées, car la 142 pertinence d’un écart peut se révéler par le fait qu’il varie de façon logique en fonction du contexte. Sans doute faudra-t-il tenter les deux méthodes : Augmenter encore très sensiblement le corpus sur lequel nous travaillons de façon à voir si le déficit de rencontres observé se retrouve constant sur de grosses quantités de textes dans leur globalité mais, parallèlement, il faudra voir si les résultats particuliers de chaque texte varient en fonction des auteurs, des genres littéraires, des époques et cela nous conduira à confronter des textes particuliers ou des ensembles de textes aux résultats globaux. S’il existe des différences d’un auteur à l’autre ou d’une époque à l’autre et que ces différences trouvent une explication logique, elles confirmeront la réalité du déficit observé. En dernier ressort, il faut bien avouer qu’on ne parviendra jamais à une démonstration mathématiquement rigoureuse mais à une probabilité qui vaut une certitude pratique : Il semble pourtant que l’accumulation des résultats devrait raisonnablement emporter la conviction. Si, d’ailleurs certains jugeaient cette méthode bien laborieuse et même inutile pour démontrer le fait, on peut faire observer que tous ces travaux ne servent pas seulement à notre démonstration ; ils ont leur intérêt en eux-mêmes car chacune de nos expériences soulève des remarques étrangères à notre problème mais non pas négligeables, dans les domaines de la métrique ou sur l’évolution de la langue et même nous en viendrons à des considérations de linguistique théorique : nous verrons qu’un système phonologique stable n’existe pas, que la synchronie est une abstraction parce que tout système est une structure dynamique qui évolue constamment de façon qu’à un moment donné, le déséquilibre le fait basculer dans un autre système. En particulier, s’il est indéniable qu’historiquement le latin est une évolution de l’indo-européen, on ne peut pas dire qu’il s’explique par l’indo-européen car le latin a son système propre et on doit expliquer les faits d’après les structures de son système 143 appliquées aux décombres du matériel indo-européen. Ce sont de ces sousproduits du travail qui justifient un peu d’austérité et de labeur. Voici donc l’organisation de notre deuxième série d’expériences : 1° Enrichir le corpus en fonction des problèmes que la première série a soulevés. D’ailleurs, on ajoutera ces nouveaux textes tout en reprenant ceux de la première série afin de travailler sur des masses très importantes. Enfin, puisqu’on avait noté que les textes de la première série, pris isolément, sortaient difficilement des possibilités aléatoires on saisira des textes plus longs pour voir si les résultats, sur un texte particulier mais long, sont plus tranchés. 2° Vérifier que les résultats particuliers des nouveaux textes, aussi bien que les résultats globaux, confirment le déficit observé dans la première série et cela toujours avec les tests mathématiques qui devraient nous donner, cette fois, des résultats vraiment significatifs même au niveau des textes particuliers. 3° Vérifier si les particularités qu’on a observées sur certains auteurs se révèlent constantes . En particulier Tite Live (et les historiens en général) avec un déficit presque nul et, de l’autre côté, Apulée dont le déficit est très élevé. Voir si on peut expliquer ces particularités. C’est dans ce travail qu’il conviendra d’appliquer le calcul des distances quadratiques puisque ces tests ont pour effet de mesurer dans quelle mesure deux textes sont proches ou éloignés l’un de l’autre en ce qui concerne le phénomène qu’on étudie. 4° Vérifier que le déficit reste toujours plus important dans les intermots non ponctués que dans ceux qui le sont. Par la même occasion, on devra vérifier, si possible, dans quelle mesure les heurts consonantiques sont reportés sur les ponctuations (et, secondairement, sur les fins de vers). 144 5° Vérifier si les déficits de rencontres consonantiques est plus important lorsqu’on neutralise les M en finale, ce qui tendrait à prouver que les M en finale n’étaient plus de réelles consonnes. 6° Voir si on peut faire une différence entre le latin littéraire et le « latin vulgaire », toujours à propos de ces successions consonantiques d’intermot. 7° Comparer avec d’autres langues : osque, ombrien, grec, français. 8° Sur un corpus plus fourni peut-on faire des observations sur les consonnes particulières comme on l’a fait sur les M en finale. 9° Déterminer l’usage de l’ordre des mots pour assurer le rythme poétique.
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