Les structures de l’imaginaire brontëen
Les Sœurs Brontë : le cadre familial, la vision et les thèmes
Indices biographiques et contexte socioculturel
L’histoire des Brontë est celle d’une longue pérégrination avec comme point de départ l’Irlande, pays d’origine de Patrick Brontë, et la Cornouaille, d’où était originaire Maria Branwell, son épouse, pour finir à Haworth, leur village natal dans le West-Ryding du Yorkshire. Maria Branwell était issue d’une des familles bourgeoises de Penzance. Les Branwell étaient de fervents méthodistes qui avaient fait fortune dans le négoce. Maria avait reçu donc une éducation très ancrée dans la religion. À la mort de ses parents, elle quitta le doux climat tempéré de Cornouaille pour rejoindre son oncle dans le Yorkshire. John Fennell, l’oncle en question, était le directeur d’une école confessionnelle wesleyenne établie à Wood House Grove, à quelques jets de pierres de Bradford où Patrick Brontë, curé de la petite chapelle de Saint Peters, dans le village de Hartshead, exerçait comme maître d’éducation religieuse. Le décor était ainsi planté pour ce qui allait être une vraie, mais très courte, histoire d’amour. Le temps de la rencontre, des fiançailles et du mariage fut très bref. Ayant fait connaissance au mois d’août 1812, ils furent unis par les liens du mariage en décembre de la même année. À Hartshead, naquirent les filles ainées, Maria en 1814, et Elizabeth en 1815. Le couple rejoignit Belle Chapelle dans le village de Thornton, une autre contrée de Bradford. Et c’est dans le presbytère de Saint James Church que virent le jour Charlotte, Branwell, Emily et Anne. Ils naquirent tous entre 1816 et 1820 (Wilks 1978 : 12). L’année qui suivit la naissance d’Anne, le dernier des enfants, les Brontë quittèrent Thornton pour Haworth. Haworth fut, pour le Révérend Patrick Brontë, la consécration d’une brillante carrière dans l’état ecclésiastique. Ainsi, de curé d’une petite chapelle, il devenait vicaire d’une paroisse qui comptait environ 7 000 ouailles. Et, en regagnant Haworth, les Brontë venaient s’installer définitivement dans leur ultime demeure. D’un style architectural très géorgien le presbytère contribua à forger la personnalité des enfants tant sur les plans littéraire que philosophique. 1. Le cadre familial, source de créativité littéraire Patrick Brontë était un véritable témoin de son temps. Il naquit en 1777, à l’Orée de la Révolution Française qui allait procéder à une rupture radicale pour apparaître comme le paradigme de la liberté. Il mourut en 1861, à la fin de la guerre de Crimée. Cette tranche de vie, ponctuée de références historiques, allait traverser des moments cruciaux d’une société anglaise, rurale, en pleine mutation du fait des révolutions agraires et industrielles. D’origine paysanne modeste, le Révérend Patrick Brontë était très imprégné de la vie de ses paroissiens de Haworth, constitués en majorité d’ouvriers agricoles et du monde de la naissante industrie du textile. Il s’était, par ailleurs, beaucoup investi pour rendre leur quotidien moins difficile. C’est ainsi qu’il initiait à Haworth et environs une campagne pour l’adduction d’eau et le curage des caniveaux afin de lutter contre le choléra qui décimait la population (Wilks 1978 : 12). Mais, à côté de ce lot de misères, naissaient des progrès qui changeraient radicalement le mode de vie des populations. En 1835, le Révérend Brontë convoyait son unique garçon, Patrick Branwell Brontë, en diligence à Londres. Le voyage prit deux jours. Et, quelques années plus tard, ses filles, Emily, Charlotte et Anne, étaient en mesure de rallier Londres en une seule journée, à partir de Leeds, par le rail; ce qui illustre que les enfants Brontë furent des 21 témoins privilégiés de la plus grande invention des temps modernes qu’était le train consacrant la révolution dans le transport. Le Yorkshire de cette période-là était une contrée où régnait la pauvreté, surtout celle de la population d’ouvriers qui vivaient sous le joug de l’exploitation des nouveaux riches qu’étaient les propriétaires terriens et les industriels. Et il y eut, par conséquent, beaucoup de soulèvements populaires, qui conduisirent les autorités à positionner des troupes pour se prémunir d’une éventuelle guerre civile. Les enfants Brontë étaient très imprégnés des réalités socioéconomiques de Haworth et plus généralement du Yorkshire. Il faut dire que, même s’ils vivaient reclus dans leur presbytère, de temps à autre, ils accompagnaient leur père dans ses visites à ses paroissiens, et étaient donc en mesure de jauger le niveau de vie très précaire des populations. Et ils se sentaient très privilégiés par rapport aux autres enfants. L’isolement du presbytère, situé à la périphérie du village, contribua à façonner un esprit de famille. Dans cette demeure, vivaient les quatre enfants restants de la progéniture de Patrick Brontë. Ils avaient un don, relativement exceptionnel à cet âge, pour la littérature et les arts. Parlant du presbytère qui l’avait vu naître et grandir, Charlotte Brontë met l’accent sur son aspect austère mais très convivial : My home is humble and unattractive. But to me it contains what I shall find nowhere else in the world – the profound and intense affection which brothers and sisters feel for each other when their minds are cast in the same world, their ideas drawn from the same source -when they have clung to each other from childhood, and when disputes have never sprung up to divide them. (Cité par Wilks 1978 : 9) 22 La vie récluse, presque monastique, à l’intérieur du presbytère procura aux enfants le sentiment d’appartenir à un monde clos, leur apprit à consolider cet esprit de famille et leur permit de se construire un univers intime et douillet. Aussi n’est-il pas étonnant que l’univers familial, dans ses multiples facettes, soit très présent dans la fiction brontënne. Haworth, le royaume d’enfance des Brontë, est, dans l’imaginaire brontëen, le lieu des paradoxes et de l’ambivalence. Le petit hameau situé dans le Yorkshire rural est ce havre de paix qui a permis l’éclosion du talent artistique qui était enfoui dans le for intérieur de chacun des enfants Brontë. Haworth était leur Eden. La nature luxuriante, la lande qui s’étale à perte de vue derrière le presbytère, favorise l’expression artistique et l’écriture. Dans l’une de ses lettres écrites pendant ses années d’exil, Charlotte Brontë affirme avoir beaucoup tiré de son inspiration et sa passion pour l’écriture de cette retraite paradisiaque qu’est Haworth : I am just going to write because I cannot help it. Wiggins (one of Charlotte’s names for her brother Branwell) might indeed talk of scribble mania if he were to see put now…That wind pouring in impetuous current through the air, sounding wildly unremittingly from hour to hour deepening its tone as the night advances, coming not in quest, but with a rapid gathering stormy well- what mind I know is heard at this moment? Far away from the moors of Haworth Branwell and Emily hear it, and as it sweeps over our house down the churchyard, and round the old church, they think perhaps of me and Anne. (Wilks 15) Ici, Charlotte Brontë souligne les caractéristiques de Haworth qui rappelle à bien des égards les « hurlemonts » ou les « hurlevents » que décrit Emily Brontë dans Wuthering Heights. Le presbytère qui était hostile, parce 23 qu’exposé aux quatre vents et au tumulte des éléments, était un lieu très propice à l’écriture, à la méditation et à l’activité intellectuelle. Situé en bordure des collines, le village présentait un aspect très morne. Son sol rocailleux était impropre à l’agriculture. Mais Haworth était déjà à cette époque un centre important de l’industrie textile, très réputé pour la qualité de sa laine qui était destinée aux unités industrielles des centres urbains de Halifax et de Bradford. Le village qui était prolongé par la lande était ceinturé par de petites unités industrielles, essentiellement textiles, mais aussi par de multiples moulins à vent (Wilks 9).
Le cadre pittoresque de Haworth : la lande en toile de fond
Le pittoresque en tant que mouvement est fondé par William Gilpin depuis le XVIIIème siècle. Ses théories trouvent initialement leur champ d’application dans la peinture, le jardinage et sont plus tard adoptées en littérature. Le terme pittoresque est généralement assimilé à celui de beau. Cependant il existe une distinction nette entre les deux, d’un point de vue artistique6 . Le pittoresque, comme mentionné ci-dessus, s’intéresse au caractère rugueux, sauvage et farouche de la nature et des personnages. Dans le récit romanesque, beaucoup d’expressions descriptives sont employées pour rendre la sensibilité des êtres et des objets. Cette sensibilité est très variée et va du charme du paysage au caractère pathétique des personnages en passant par la crainte révérencielle des châteaux et des manoirs en raison de leur caractère mystérieux. 6 Selon l’école de Gilpin, une représentation pittoresque présente essentiellement un aspect bizarre, rugueux, accidenté. Il dit : “Turn the lawn into a piece of broken ground : plant rugged oaks instead of flowing shrubs : break the edges of the walk :give it the rudeness of a road ; mark it with wheel-tracks ;and scatter around a few stones, and brushwood ; in a word, instead of making the whole smooth, make it rough ; and you make it also picturesque.” Price y ajoute le talent de l’artiste ou de l’écrivain qui a l’art d’observer la nature et de la représenter avec les détails les plus minutieux (la variété des formes et des couleurs) afin d’en faire sa grandeur et ses effets. Par conséquent, l’art de faire une combinaison impressionnante d’éléments naturels (immeubles, arbres et eau) sur un tableau ou sur un passage descriptif relève aussi du pittoresque. 38 Wuthering Heights et Jane Eyre regorgent d’images topographiques dont le charme ne peut laisser le lecteur indifférent. C’est ainsi que, plus que dans Wuthering Heights d’Emily Brontë, on trouve dans Jane Eyre une large exposition d’images de paysages très variés. Les multiples déplacements de Jane ont permis à Charlotte Brontë de peindre avec des détails très minutieux, une variété de tableaux très impressionnants. Le voyage de Jane de Gateshead à Thornfield en passant par Lowood, puis son errance dans les landes, qui la mène à Moor House constituent une véritable exploration de décors. Une végétation entremêlée de chênes et de hêtres, de forêts denses, de landes et de bruyères calmes et rigides, battues par la neige, occupe le premier plan. Le lecteur sent, chez Charlotte Brontë, l’attirance des jardins, de la lande et des prairies qui entourent Thornfield Hall, mais aussi un sens de la mimésis par une profusion de détails narratifs : monts et vallées, crêtes de collines, la lande brunâtre qui alterne avec une végétation luxuriante. Sa description très passionnée prend en compte plusieurs détails. Placée en haut d’un rempart du château de Thornfield, Jane nous décrit des espaces bucoliques avec des oiseaux volant à tire d’ailes, planant au-dessus des gazons et se déposant sur une prairie parsemée de vieux arbres épineux aussi puissants que des chênes, des collines à l’horizon, peu élevées, au bord desquelles on aperçoit les toits d’un petit hameau. Les montagnes, les collines qui semblent occuper tous les horizons et les landes qui les entourent sont d’un charme exceptionnel. La force des mots fait ressortir, chez Charlotte Brontë, toute la sensibilité inhérente aux endroits décrits. Chez elle, les plaines se mêlent aux collines, les collines aux montagnes, les vallées aux vallons, les fleuves aux mers, les près aux forêts, les labours aux palus, les landes et aux déserts. 39 Les goûts pittoresques de Charlotte se révèlent dans sa capacité à décrire des éléments topographiques en combinaison avec des éléments naturels, eau, soleil, lune etc., pour dégager le contraste entre l’ombre et la lumière. Elle nous peint un tableau fascinant composé de grandes collines, qui se succèdent avec des vallées verdoyantes, pleines de feuillages et d’ombres au crépuscule: The afternoon came on wet somewhat misty: as it wanted into dusk, (…) we cease to pass though towns; the country changed; great grey hills heaved up round the horizon: as twilight deepened, we descended a valley, dark with wood. (Jane Eyre 1966: 9) La rugosité de la végétation, la rudesse des chutes d’eau, les pentes raides des collines permettent de qualifier de pittoresque le décor de Jane Eyre. Dans Wuthering Heights, Emily Brontë exalte la nature à travers les évasions de Catherine Earnshaw, les excursions de Catherine Linton, et les promenades de Lockwood. Elle produit ce qu’on peut appeler une beauté pittoresque7 . Décrivant le site de Wuthering Heights, entièrement enseveli dans la neige, elle met l’accent sur les parties sombres, le gel de couleur noirâtre qui contrastent avec le blanc de la neige. Les buttes et les trous qui indiquent l’impraticabilité du terrain témoignent également de l’irrégularité et du manque d’harmonie qui sont les caractéristiques du pittoresque. Peninston Craggs, qui est d’un charme extraordinaire pour Catherine Linton, est décrit – comme son nom l’indique – avec une insistance sur son aspect escarpé. Emily Brontë décrit ces collines à partir d’un point de vue distant ; ce qui fait ressortir le contraste avec l’étendue 7 Le pittoresque de Gilpin et celui de Price qui met l’accent sur la rugosité des caractères, semblent trouver plus de terrain chez Emily qui, même si elle ajuste par moment le caractère sauvage et impénétrable du paysage avec le brouillard et la neige, aime aussi le mettre à nu. 40 de neige en hiver – “white ocean” – qui représente l’arrière-plan, ou avec la vapeur de couleur argentine en été. Emily Brontë consacre une grande partie de ses descriptions aux landes, dont la végétation est dominée par la bruyère et d’autres arbrisseaux épineux. L’aspect sauvage de la végétation est rendu par des termes comme “struggling, crooked, gaunt, smitten, blackened” (80). Cet aspect est accentué par l’hiver qui rend cette végétation morne, calme et rigide et renvoie à l’idée de Price. Among tress, it is not the smooth young beech nor the fresh and tender ash, but the rugged old oak or knotty elm that are picturesque; nor is it necessary they should be of great bulk -it is sufficient if they are rough, mossy, with a character of age, and with sudden variations in their forms. (Price 1989 : 278) Les tableaux d’Emily Brontë sont particulièrement pittoresques en ce qu’ils inspirent au lecteur les sentiments de solitude et de mélancolie qui vont avec l’hiver. La neige aussi bien que le brouillard sont omniprésents dans les Wuthering Heights et dans Jane Eyre et permettent ainsi d’ajuster et d’adoucir l’irrégularité des formes du paysage. Étant donné que le pittoresque s’intéresse à l’espace physique dans tous ses aspects, étudier le paysage uniquement sans parler du cadre composé d’infrastructures s’avérerait incomplet. Dans la description des châteaux, des manoirs et des cimetières, le pathétique occupe une place importante. C’est là que le pittoresque s’entremêle avec le gothique et le baroque. Les architectures en ruines avec les sentiments qu’ils inspirent font partie du chapelet d’images pittoresques que l’on trouve dans Wuthering Heights et Jane Eyre. Price soutient : 41 Some people may, perhaps be unwilling to allow, that in ruins of Grecian and Gothic architecture, any considerable part of the spectator’s pleasure arises from the picturesque circumstances; and may choose to attribute the whole, to elegance or grandeur of their forms – the veneration of high antiquity – or the solemnity of religious awe; in a word, to the mixture of the two other characters.
Première Partie : Les Sœurs Brontë : le cadre familial, la vision et les thèmes |