Bilan de la production scientifique
La réalité domestique des petits commerçants québécois dans une ville en période d’industrialisation est assez peu connue. Il faut toutefois mentionner que les contributions de Sylvie Taschereau permettent de mieux connaître le quotidien des petits commerçants montréalais, principalement après la Première Guerre mondiale. En effet, l’auteur met en lumière plusieurs aspects sociaux de cette réalité, notamment le rôle des membres du ménage ainsi que le rapport avec l’argent et le crédit . Puisque ces travaux concernent une période et un contexte différents des nôtres, leur apport à notre recherche est limité. Étant donné que les petits commerçants et artisans trifluviens du début du :xxe siècle n’ont pas fait l’objet d’études, il convient de tenter de cerner la réalité sociale des familles de TroisRivières à cette époque. À l’exception des ouvrages de synthèse sur l’histoire de la ville et de la région ainsi que de travaux universitaires plus généraux, seulement deux monographies ont été véritablement consacrées à la thématique des ménages trifluviens et à leurs conditions de vie. Dans son mémoire de maîtrise, Claude Léveillé démontre qu’ entre 1910 et 1930, le nombre de personnes par logement à Trois-Rivières était largement supérieur à celui du Québec et du Canada. Son étude, cependant, n’établit pas un portrait selon les groupes sociaux et la taille des ménages ne décrit pas la situation du marché du logement avant l’importante hausse démographique. On trouve ce type d’analyse dans le mémoire d’Hélène Desnoyers, consacré à un secteur ouvrier du sud-est de Trois-Rivières. celle-ci constate, entre 1901 et 1930 et pour cette partie de la ville, une augmentation de la densité de personnes par acre et une dégradation progressive des maisons. Ces phénomènes seraient en partie attribuables à la forte baisse de la proportion de propriétaires et au rétrécissement de l’offre de logements. Malgré la richesse de sa contribution, l’étude de Desnoyers ne permet pas de saisir les stratégies déployées par les familles de Trois-Rivières pour s’ adapter au contexte de l’époque ni de mettre en évidence les facteurs irlfluençant leur choix. Pour cela, nous devons nous tourner vers des travaux s’inscrivant dans le vaste champ de l’ histoire sociale des milieux urbains. À l’intérieur de ce champ d’études relativement récent , de nombreuses études, au Québec comme ailleurs en Amérique du Nord, ont été menées sur l’ adaptation des familles à l’industrialisation des villes. Parmi celles-ci, les contributions les plus significatives pour notre mémoire peuvent être regroupées en fonction des stratégies de type économique ou résidentiel. Nous définissons les stratégies économiques comme des moyens permettant de maximiser les ressources de la famille, de réduire les dépenses de celle-ci ou d’ augmenter le revenu familial. Les stratégies résidentielles sont défInies comme les décisions prises par la famille qui détermine le logement habité et son emplacement dans la ville. Bien qu’une stratégie résidentielle puisse également être conçue comme une stratégie économique, nous avons choisi de les différencier en raison de l’importance du logement au cœur des stratégies résidentielles.
Les stratégies économiques
Afin de maintenir ses conditions de vie et de répondre à ses besoins, la famille nordaméricaine peut avoir recours à une panoplie de stratégies économiques. L’une des plus fréquentes, utilisée autant par les individus les plus aisés que par les plus pauvres, est la modifIcation de la composition du ménage. Dans un article portant sur le recensement canadien de 1901 pour la ville de Québec, Valérie Laflamme s’est intéressée à l’adaptation des familles en contexte d’industrialisation en analysant la structure de leur ménage. Répertoriant les différentes organisations résidentielles et les facteurs influençant le choix des ménages, elle démontre que certaines caractéristiques démographiques comme le sexe, le statut matrimonial et l’âge du chef de même que le nombre d’enfants présents dans le ménage, ont eu une bien plus grande incidence sur sa composition que les dimensions économiques et culturelles. Comme elle le constate elle-même, il est diffIcile, en ayant recours à une seule année de recensement, d’extrapoler les stratégies familiales et les changements sociaux engendrés par l’industrialisation. Laflamme ne peut valider ou infrrmer, par exemple, les propos de Bettina Bradbury qui indiquent que l’appartenance à la classe sociale devient un facteur de plus en plus déterminant dans le choix de la structure du ménage à mesure que l’industrialisation progresse . Ces deux chercheurs insistent néanmoins sur l’importance du cycle familial dans l’organisation du ménage.
Dans la même veine, mettant à profit un échantillon de 1000 ménages montréalais entre 1861 et 1901, Jason Gilliland et Sherry OIson constatent qu’en réponse à l’inégalité croissante entre les familles au cours du processus d’industrialisation, celles-ci ont eu recours à la réorganisation du ménage pour maintenir leur niveau de vie et exercer un certain contrôle sur leur propre milieu . ils observent du même coup que l’âge du chef de ménage, la compétition pour l’espace habitable et la dépendance accrue envers le travail salarié ont dicté la composition du ménage. Contrairement à Laflamme, ces auteurs n’identifient pas seulement des caractéristiques strictement démographiques pour expliquer la taille des ménages en contexte d’industrialisation. En fait, l’industrialisation elle-même aurait eu un impact significatif sur la formation des ménages, mais d’une façon nettement différenciée, particulièrement au niveau économique . Concrètement, ces deux auteurs montrent que la réorganisation du ménage impliquait fréquemment la cohabitation avec d’autres individus ne faisant pas partie du noyau familial. Si cette dernière stratégie était moins fréquemment utilisée avec des individus n’ayant pas de lien de sang (en nette diminution en période d’industrialisation), la cohabitation avec de la parenté s’avérait beaucoup plus présente au sein des ménages canadiens du début du XXe siècle. Toute désignée pour les plus démunies ou encore pour les ménages menés par une femme ou par un jeune couple, il apparaît que le partage de l’espace résidentiel a été le plus souvent utilisé pour loger un parent âgé, généralement en veuvage, surtout au Québec.
L’étude pionnière de John Modell et Tamara Hareven sur la cohabitation des familles nord-américaines avec des pensionnaires demeure un incontournable. En se basant sur plusieurs recensements du nord-est des États-Unis de 1885 et 1895, la plupart concernant le Massachusetts, ils démontrent qu’habiter en pension a été particulièrement populaire auprès des gens s’étant établis en ville depuis peu comme les ruraux et les immigrants étrangers. Il semble toutefois que cette situation était plus souvent temporaire dans le cas de ces derniers. Orientée principalement en fonction du cycle familial, cette forme d’adaptation était « one institutionalized mode of the social equalization of the size of the family». Malgré d’importants acquis, l’étude des deux Américains n’arrive pas à identifier clairement les facteurs qui incitent les familles à héberger un ou des pensionnaires .
Dans un livre issu de sa thèse de doctorat sur les pensionnaires et les personnes qui les accueillaient dans la ville de Québec à la fin du XIXe siècle, Valérie Laflarnme présente un portrait beaucoup plus détaillé des stratégies des familles en matière d’arrangement résidentiel. En ayant recours aux recensements décennaux canadiens de 1891 et 1901 , aux annuaires de la ville, aux archives judiciaires et aux données de l’état civil, l’auteure remet en question l’idée alors généralement admise que la prise de pensionnaires était une pratique réservée aux plus démunis. En effet, Laflamme fait plutôt ressortir trois grandes tendances chez les familles hébergeuses: elles ont peu d’enfants à la maison, le chef de ménage a généralement plus de 40 ans et les ménages les plus précaires prennent plus de pensionnaires. De plus, la mise en garde de l’ auteure concernant le tableau déformé que peuvent livrer les recensements canadiens concernant les pensionnaires s’avère particulièrement pertinente. Enfin, il convient d’ajouter que d’ autres auteures ont souligné que la proportion de pensionnaire dans plusieurs villes québécoises, dont Trois-Rivières, a augmenté en période d’ industrialisation .
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