Avoir la haine: propos misanthropiques ou philanthropiques?
S’il existe un point d’entente entre toutes les critiques de l’œuvre de Michel Houellebecq, il s’agit, bien entendu, du fait que son écriture est sulfureuse9 et qu’elle s’acharne contre la société humaine et l’individualisme10 A bien y penser, cette écriture de la haine rejoint la description de la post-modernité, élaborée par plusieurs auteurs contemporains. Pensons à Dantec ou au psychanalyste et philosophe Slavoj Žižek, qui, dans son essai Bienvenue dans le désert du réel (Žižek, 2005), écrit après l’attentat du 11 septembre, questionne l’exigence moderne du politiquement correct et pose face à face le capitalisme global et l’islamisme. Par sa plume, Michel Houellebecq extériorise sa haine: des autres, de la vie, mais aussi de soi-même, se rattachant ainsi, comme d’aucuns l’auront noté à ce leitmotiv adopté par plusieurs écrivains contemporains. Mais, si l’on se range du côté de ceux qui défendent que la biographie d’un auteur influence sa fiction narrative, la haine houellebecquienne doit être interprétée différemment : il s’agit d’une haine provoquée par la souffrance que la société lui a infligée dès son enfance… Il ne s’agit pas, ici, de plaidoyer en faveur de cet auteur, mais plutôt d’élargir l’interprétation de ses propos polémiques: s’il est si corrosif, c’est peut-être à cause de la douleur ressentie par l’abandon de sa mère, la mort de sa grand-mère, son adolescence traumatisée, son divorce, etc. Naît-on atrabilaire ou sont-ce les circonstances de la vie qui nous dévient vers le détachement des autres? Voilà pourquoi les premiers textes de cet écrivain font autant l’apologie de la haine, qui pourrait être une vengeance du petit enfant dans son corps d’adulte. Dans Rester vivant (Houellebecq, 1997), Michel Houellebecq développe et présente tout un programme, toute une méthode de (sur)vie, laquelle débute par la souffrance.Il y défend aussi le culte de la haine, qui n’est, en fait, au second degré, que la manifestation de l’absence d’amour: ‘‘Aller jusqu’au fond du gouffre de l’absence d’amour. Cultiver la haine de soi. Haine de soi, mépris des autres. Haine des autres, mépris de soi.’’ (Houellebecq, 1997: 11). La haine houellebecquienne, au lieu de provoquer chez le lecteur l’outrage, devrait, à bien y penser, susciter la pitié et la compassion: avec un peu plus de sensibilité, nous pourrons lire, chez Houellebecq, sa peine, le cri de l’enfant malheureux, un appel au secours; bref, un besoin d’amour. Mais pour cela, le lecteur doit se détacher du texte et se rapprocher de l’écrivain….: ‘‘Le monde est une souffrance déployée. À son origine, il y a un nœud de souffrance. […] Toute souffrance est bonne; toute souffrance est utile.’’ (Houellebecq, 1997: 9).
Contre l’Islam ou condamnation de tout fanatisme religieux?
Tout le monde sait que l’écrivain Michel Houellebecq s’affirme ouvertement contre l’Islam, que ce soit par des commentaires offensants dans sa fiction romanesque ou, plus grave encore, dans les interviews qu’il donne à la presse. Il nous semble inutile, ici, de dégager ces invectives; nous soulignerons uniquement les plus connues: dans ses romans, nous pouvons lire que ‘‘L’Islam [est] – de loin la plus bête, la plus fausse et la plus obscurantiste de toutes les religions” (Houellebecq, 1998: 336), que ‘‘les Talibans devraient être couchés et mariner dans leur crasse’’ (Houellebecq, 2001: 35) ou encore la référence à ‘‘cette espèce de torchon de cuisine auquel on reconnaît Yasser Arafat’’ (Houellebecq, 2001: 108). Si nous nous éloignons de l’analyse textuelle, ces propos incendiaires prennent un autre poids si l’on se souvient de l’intervention publique la plus polémique de l’auteur en septembre 2001, lors d’un entretien accordé au magazine littéraire Lire, conduit par Didier Sénécal:
Sénécal: Pour l’Islam, ce n’est plus du mépris que vous exprimez, mais de la haine? Michel Houellebecq: Oui, oui, on peut parler de haine […]. La religion la plus con, c’est quand même l’islam. Quand on lit le Coran, on est effondré […] L’islam est une religion dangereuse. (Sénécal, 2001).
Cependant, il suffit d’analyser ces situations avec clairvoyance pour conclure que ce n’est pas proprement la religion musulmane que Houellebecq maltraite, mais plutôt l’intégrisme des croyants. En outre, l’Islam n’est pas la seule religion qui contient une branche plus fondamentaliste. Il suffit de penser, par exemple, aux sacrifices corporels de la semaine de la Passion dans plusieurs pays latins, à la séparation des sexes dans les synagogues, à l’intégrisme de la doctrine mormone ou au radicalisme de plusieurs sectes… Pour quelle raison Michel Houellebecq s’en prend-il, alors, uniquement à l’Islam? Sans doute dû au contexte, car il s’agit d’un écrivain qui a vécu en France où le pourcentage de musulmans est important, sans parler des fantômes de la guerre d’Algérie ou des traumatismes vécus par les rapatriés français de cette ancienne colonie française. Critiquer l’Islam en France prend une toute autre tournure que dans un autre pays comme le Portugal, par exemple. Par ailleurs, la biographie de l’auteur peut, en partie, expliquer cette haine de l’Islam: sa mère est liée au monde arabe. Dans une interview menée par Catherine Argand pour le magazine Lire de septembre 1998, Michel Houellebecq, questionné sur sa mère, répondait:
‘‘Je suppose qu’elle est vivante. Je ne sais pas, je l’ai peu vue […]. La dernière fois, cela s’est mal passé. Elle s’était convertie à l’islam. Je ne supporte pas l’islam.’’ (apud Argand, 1998: 3). Houellebecq déteste sa mère; par analogie syllogistique, il détesterait donc l’Islam… Contrairement à ce que l’on pense, selon une information de Denis Demonpion recueillie auprès de la mère de Houellebecq, elle ne s’est pas convertie à l’Islam, mais elle fit part à son fils, en 1991, de son désir d’être inhumée en Algérie, près de son père. Ceci occasionna une dispute violente entre mère et fils, où l’écrivain se serait violemment affirmé contre les Arabes et qui fut la cause d’une rupture définitive entre l’écrivain et sa mère (Demonpion, 2005: 31, 143)
Stratégies de l’ambiguïté utilisées
Tâchons, alors, de tracer, en quelques lignes, les stratégies adoptées par Michel Houellebecq afin de laisser planer le doute et l’équivoque auprès de son public-lecteur et de la critique littéraire. Pour cela, comme nous l’avons fait auparavant, nous partirons du texte des œuvres de fiction de l’écrivain pour nous tourner ensuite vers la posture de cet auteur, comme l’entend Jérôme Meizoz. L’ambiguïté de Houllebecq repose, avant tout, sur les frontières floues qu’il construit entre auteur, narrateur et personnages, sans parler du fait que Michel Houellebecq est, en plus, un pseudonyme du citoyen Michel Thomas. A ce propos, rappelons que Dominique Maingueneau, en partant de l’exemple de Céline, décompose la notion d’auteur en trois instances liées, comme le résume Jérôme Meizoz: l’inscripteur, comme énonciateur dans le texte: c’est ‘Ferdinand’ de Mort à crédit (1936); l’auteur, comme principe de classement, entité juridique ou ‘posture’ publique: c’est ‘Céline’, auteur pseudonyme du même roman; enfin la personne, comme sujet biographique et civil: ‘Louis Destouches’ désigne le citoyen juridiquement responsable de ce roman. […] Par la pseudonymie […], les auteurs tentent de les dissocier, le plus souvent pour se protéger des dangers du statut d’auteur. (Meizoz, 2007: 24).Cette indéfinition de frontières serait, selon le même critique suisse, une prise de position stratégique, une posture de la part de Michel Houellebecq, qui favorise l’ambiguïté de ses propos offensifs:
LE CHERCHEUR: Autre exemple, Michel Houellebecq, pseudonyme de Michel Thomas, est une posture […]. La posture décolle en quelque sorte de l’homme civil.LE CURIEUX: Tu veux dire que l’auteur, dans son texte, construit une image de soi qui se détache de la personne civile ou biographique? LE CHERCHEUR: Oui. Les textes autobiographiques et autofictionnels, la correspondance, le journal intime, le témoignage, etc. créent une posture, une construction de soi à envisager selon l’état du champ artistique considéré. Il ne s’agit pas du soi civil ou biographique, du moins pas seulement, mais d’un soi construit que l’auteur lègue aux lecteurs dans et par le travail de l’œuvre. Ainsi, Céline ou Houellebecq mettent en scène une posture discursive dans leurs romans, et la reproduisent à titre d’acte public, lorsqu’on les interpelle en tant qu’auteurs, brouillant ainsi la frontière entre auteur et narrateur: en ce cas, tout se passe comme si la posture discursive adoptée comme parti pris littéraire de départ dictait ensuite leur conduite publique. L’option littéraire commande alors, en quelque sorte, le comportement social… (Meizoz, 2007: 27-28).
Pour finir
L’équivoque est donc bien présente dans l’œuvre et la vie publique de Michel Houellebecq, ce qui fait de lui un auteur très controversé. Le second degré est une technique chère à cet écrivain français qui utilise, pour cela, plusieurs procédés qui se destinent à confondre le lecteur, lequel se doit d’entrer dans le jeu de l’auteur et de relever les défis qu’il laisse dans ses écrits, laissant alors à nu une autre perspective. Bien sûr, notre article n’a pas prétendu faire une analyse exhaustive, sous peine de prolonger les limites de la revue Carnets. Cependant, nous espérons avoir réussi à éclaircir quelques malentendus sur Houellebecq et ses livres, en analysant plusieurs quiproquos et en tâchant de déceler quelques stratégies de l’ambiguïté employées par l’auteur, aussi bien dans son ethos discursif, sa manière de dire, que dans sa posture auctoriale. A ce propos, Sabine van Wesemael a l’opinion suivante: ‘‘Cet ethos ambigu me paraît caractéristique de l’écriture de l’auteur, humour, désespoir, ironie et parodie constituant un mélange instable qui provoque le lecteur et le met en demeure de choisir lui-même une tonalité pour le texte, ou de maintenir ce registre double, voire multiple.’’ (Wesemael, 2004: 40). Elle ajoute, plus loin, ce qui pourrait servir de péroraison à notre article.[La fiction houellebecquienne] possède l’ambiguïté propre à beaucoup de grandes œuvres romanesques. L’auteur a un pied dans chaque camp; il est complice de ce qu’il dénonce, en particulier de conduites sexuelles complètement anomiques. […] Sans doute peut-on taxer Houellebecq de duplicité, d’hypocrisie, de démagogie. Pourtant, si le personnage/auteur houellebecquien est un solitaire maniaque, un névrosé, un grand déprimé, un obsédé sexuel, c’est qu’il a d’abord été victime d’un sort affreux. […] Il est un enfant d’ ‘enfants’ de mai 68. Ses héros sont les fils et les filles de soixante-huitards qui, arrivés à l’âge adulte, comprennent ce que leurs parents ont fait d’eux et poussent un cri de souffrance accusateur. ‘Mon père, pourquoi m’as-tu abandonné?’. Cette génération accuse ses parents d’abandon d’enfant. Elle accuse même l’Occident entier d’abandon d’enfants. […] Houellebecq montre la reproduction d’une génération à l’autre de comportements d’enfants mal aimés qui deviennent des parents mal aimant. (Wesemael, 2004: 130-134).