Les statistiques de l’immigration en France : le problème des catégories ethniques
Si le champ scientifique de l’immigration a connu un retard considérable en France, ce n’est pas uniquement en raison des problèmes politiques et idéologiques dont le premier chapitre a dressé un bilan. Ce retard est aussi dû à une question pratique liée à l’adéquation des données empiriques à un sujet aussi fondamental. En effet, l’étude quantitative des populations immigrées s’est longtemps heurtée à des difficultés d’identification et de repérage des populations concernées par le phénomène migratoire. Dans un pays où l’appareil statistique était fortement lié à l’État, l’unique ligne de démarcation de la population française fut pendant longtemps la distinction entre étrangers et nationaux, qui, comme l’explique G. Noiriel se trouve aux fondements de la République. Toute tentative de distinction entre les nationaux, par leur origine, leur religion, leur couleur de peau ou leur appartenance ethnique est considérée comme anti-républicaine 1 et discriminatoire 2 . Beaucoup d’encre a coulé sur l’inadaptation de la catégorie d’étranger au problème démographique, social et économique de l’immigration. Seules les grandes étapes de la catégorisation statistique de l’immigration seront parcourues ci-dessous, et notamment le passage du clivage étranger/national à immigré/Français de naissance. Les pages suivantes se focaliseront d’avantage sur les nouveaux débats que suscite la réflexion sur les statistiques de l’immigration et notamment la question des groupes ethniques et des générations issues de l’immigration. Après un usage strictement administratif du recensement 3 , la question de l’utilité scientifique du dénombrement de la population a émergé à partir du milieu du XIXe siècle en France. Le recensement de 1851 marque ainsi une grande avancée dans la mesure où il affiche clairement le souhait de décrire le plus finement possible la population de la France ; c’est à cette époque que furent dressés les premiers tableaux récapitulatifs sur les âges, les professions mais aussi les cultes de la population. C’est aussi le recensement de 1851 qui connut l’apparition de la question sur la nationalité (Silberman, 1992; Schor et Spire, 2005). En dépit de plusieurs tentatives d’introduction de questions plus fines sur la diversité ethnique de la population4 , jusqu’en 1946, le recensement marque une forte stabilité dans l’information qu’il donne sur la nationalité. La question fait appel à trois types de réponses : Français de naissance, Français par acquisition5 et étranger. Seuls ces derniers renseignent leur nationalité, et il était donc impossible de connaître l’origine nationale d’un Français par acquisition. Il a fallu attendre le recensement de 1962 pour que figure dans le questionnaire le renseignement sur la nationalité d’origine des Français par acquisition. Et ce dernier schéma catégoriel que l’on a conservé jusqu’en 1990. En effet, comme le montre l’étude comparative de P. Schor et A. Spire, alors qu’aux États-Unis, le recensement s’intéresse très rapidement au clivage immigré (foreign born)/natif fondé sur des critères de pays de naissance, pendant longtemps, la France a préféré se restreindre aux considérations de citoyenneté qui se trouvent derrière le clivage juridique étranger/Français. Or, cette distinction entre les étrangers et les nationaux était loin de satisfaire les chercheurs quantitativistes sur l’immigration. Selon ces derniers, la nationalité ne permet pas de rendre compte de la complexité du phénomène migratoire (Tribalat, 1989). Ceci est d’autant plus vrai qu’il s’agit d’une donnée strictement déclarative et les biais relevés s’avéraient conséquents 6 . Ils sont particulièrement forts pour les étrangers nés en France ayant acquis la nationalité française ; M. Tribalat a évalué qu’au recensement de 1982, un quart de ces derniers se sont déclarés Français par acquisition, les trois quarts s’étant déclaré à tort Français de naissance. Ainsi, on s’est longuement attaché en France à une catégorisation juridique des populations immigrées incapable de rendre compte de l’expérience vécue des individus et de leur auto-identification d’une part, mais aussi loin de satisfaire les sociologues et démographes de l’immigration. C’est cette conscience de l’inadaptation du clivage étranger/Français qui explique l’émergence du concept statistique d’immigré.
Données et méthodes
Les analyses empiriques présentées dans cette thèse sont issues de l’exploitation de données de recensements. Ces données sont parfois exploitées au 1/4 (notamment dans l’analyse des dimensions démographiques et spatiales, dans la partie suivante). Dans leur grande majorité, les résultats sont toutefois issus d’une base de données longitudinale construite à partir des recensements français ; il s’agit de l’Échantillon Démographique Permanent. a L’Échantillon Démographique Permanent L’Échantillon Démographique Permanent (EDP) constitue un vaste fichier de suivi longitudinal d’individus tirés des données des recensements français selon un critère de date de naissance. Ce fichier a été créé en 1967 et comprend, à l’heure actuelle, des données issues des recensements de 1968, 1975, 1982, 1990 et 1999. À l’origine de ce projet, l’idée était d’accumuler, recensement après recensement, des informations à caractère démographique sur un échantillon représentatif de la population. Sont inclus dans l’EDP les individus nés certains jours de l’année (quatre jours sur 365, soit environ 1% de la population) et pour lesquels on dispose d’un bulletin de recensement ou d’un des bulletins d’état civil correspondant aux événements démographiques majeurs de la vie de l’individu : naissance, mariage(s), décès, la naissance d’enfants. . . Chaque année, les individus nés dans les quatre jours de référence s’ajoutent à ceux déjà présents dans l’échantillon. Quant aux immigrés, ils apparaissent dans l’EDP dès qu’ils sont recensés ou dès que l’on retrouve un bulletin d’état civil les concernant. D’autre part, tout immigré peut disparaître de l’EDP par migration hors de France ou par décès, ce qui est d’ailleurs le cas pour l’ensemble des individus de l’échantillon. L’intérêt d’une telle base de données est évident. Il s’agit de la première qui permet une analyse longitudinale sur un échantillon représentatif de la population dont la taille se prête à des études fines sur des populations minoritaires. De plus, l’EDP entretient des liens forts avec le recensement de la population, permettant ainsi des tests bilatéraux, de l’exhaustivité du rencensement d’une part ou de la représentativité de l’EDP d’autre part. Les études effectuées par l’INSEE montrent que la population immigrée souffre d’un taux de défaut de collecte de l’ordre de 10%. Ce défaut affecte particulièrement le Maroc et les pays d’Afrique subsaharienne. La principale raison de ces manques réside dans la nature du mode d’extraction : il faut avoir déclaré une date de naissance afin de pouvoir être sélectionné dans l’EDP. Or, la proportion des nondéclarations de date de naissance est particulièrement forte chez les immigrés (autour de 6.7% par rapport à 1.1% dans l’ensemble de la population). Il existe aussi d’autres omissions liées au mode de gestion de l’EDP, et notamment le mode de collecte manuel qui fut utilisé jusqu’en 1990. Néanmoins, les analyses de l’INSEE montrent que les biais sont généralement limités à l’exception des immigrés venus du Maroc qui semblent être particulièrement sous-représentés (Couet, 2003). Étant donné que ce travail ne cherche pas à estimer des flux migratoires ou des représentativités de telle ou telle population immigrée, il peut être élaboré indépendamment de ces limites (Rouault et Thave, 1997).