LES SOCIOLOGUES CONTRE HOBBES ET ROUSSEAU
« On sent bien, à écouter Durkheim, que l’œuvre de Rousseau est pour lui à la fois une source importante d’inspiration et un objet de débat. »602 Dans l’ouvrage conséquent qu’il a dédié à Durkheim, Marcel Fournier choisit toutefois de rester succinct à propos du rapport du sociologue français à Rousseau603. S’appuyant essentiellement sur « Le Contrat social de Rousseau », cours dispensé par Durkheim à l’Université de Bordeaux, M. Fournier présente le philosophe comme « un précurseur et un allié » de ce dernier – fermant ainsi les yeux sur les références aux philosophes contractualistes, nombreuses et bien souvent critiques, qui parsèment les grands textes durkheimiens (Règles de la méthode sociologique, De la division du travail social). D’après M. Fournier, Rousseau aurait compris cette spécificité du « règne social » que l’œuvre durkheimienne n’eut ensuite de cesse de souligner, et soulevé des questions reprises par cette dernière – celles de l’origine de la société et de la meilleure organisation politique possible. Les affinités entre ces deux penseurs seraient d’ailleurs nombreuses. À tel point que, selon M. Fournier, une seule et unique discorde écornerait ce plan de correspondances tracé en pointillé, un différend touchant en l’occurrence au rapport entre société et individu : « Une seule idée oppose Durkheim à Rousseau, à savoir que, aux yeux de Durkheim, la société est antérieure à l’individu. »604 Ne cherchons pas si ce qui sépare Durkheim de Rousseau tient effectivement à cette « seule » idée, dont il serait étonnant qu’elle soit « non accompagnée ». Nous renonçons délibérément à dresser ici une liste de continuités et divergences observées entre Durkheim et les philosophes du contrat social – nous ne commenterons dès lors ni celle de M. Fournier, ni celle, plus systématique, qu’établit Steven Lukes dans son « Durkheim », devenu classique605.
Il est vrai que, pour juger du rapport de Durkheim à la tradition contractualiste, le matériau ne manque pas. Il y a d’abord, nous l’avons dit, les références aux philosophes du contrat social, explicites ou moins explicites d’ailleurs, que l’on trouve disséminées dans ses grands ouvrages. Les textes dans lesquels figure une analyse explicite de la pensée des contractualistes procurent une voie d’accès plus confortable encore, à laquelle il est souvent fait recours (à l’examen durkheimien du Contrat social, nous ajouterons plus loin la transcription de son cours consacré à Hobbes, tout récemment publié). Enfin, le rapport de Durkheim aux philosophes du contrat social peut être évalué à l’aune de parentés qui ne se livrent pas toujours à l’œil nu – intention profonde des œuvres, architecture des idées ou encore procédés méthodologiques ; ce sont elles qui nous occuperont tout particulièrement. Dans la célèbre Structure of Social Action606 datée d’il y a presque quatre-vingts ans (1937), Talcott Parsons proposait d’envisager l’œuvre de Durkheim comme une réponse au problème d’ordre tel que l’avait formulé Thomas Hobbes. La sociologie durkheimienne s’inscrirait ainsi dans la continuité d’une ancienne problématique et prolongerait ce faisant, par de nouveaux moyens, une tradition philosophico-politique à laquelle la sociologie ne s’opposerait que superficiellement. Au contraire, le fait d’associer de la sorte Durkheim au problème d’ordre hobbésien a été dénoncé par Anthony Giddens (en 1972, 1977, puis de nouveau en 1996) pour qui il s’agit là de l’un des quatre grands mythes de l’histoire de la pensée sociale607. L’auteur, référence majeure de la sociologie contemporaine, a ainsi paradoxalement rajeuni cette lecture peu orthodoxe de Durkheim, sans sortir toutefois de la querelle en clair vainqueur. Mais après tout, peut-on combattre un mythe autrement que par l’oubli ? Quoiqu’il en soit, l’examen du « débat » Parsons/Giddens constitue un point d’ancrage pour nos recherches subséquentes : il suggérera notamment qu’au-delà des détails sujets à rapprocher ou éloigner Durkheim des contractualistes, nous avons tout à gagner à suivre la piste méthodologique en vue de leur comparaison.
Ce passage recèle non seulement le problème à résoudre, bien sûr, mais aussi et d’emblée sa solution – laquelle, largement acceptée, n’est pas pour autant pleinement satisfaisante d’après Parsons. C’est de là, explique A. Giddens, que Parsons tire la sympathie avec laquelle il traite les penseurs sociaux du XIXe siècle, qui auraient soumis une telle philosophie à un examen critique. Il convient de préciser qu’Anthony Giddens ne s’attarde pas à savoir si ledit « problème hobbésien d’ordre » s’est effectivement posé à Hobbes, ni même sous quelle forme. À ses yeux, l’enjeu n’est pas historien ; il s’agit plutôt évaluer la contribution dudit problème, ainsi formulé, à une meilleure compréhension de ce qu’il considère comme essentiel dans l’œuvre sociologique de Durkheim. Et, sur ce plan, le « problème hobbésien d’ordre » s’avère tout sauf heureux. Le verdict de l’auteur s’appuie d’abord sur un argument indirect : accepter la thèse de Parsons, ce serait s’obliger à accepter aussi toutes sortes de malentendus accumulés dans l’histoire de l’exégèse durkheimienne. Mais il y a plus : en réalité, c’est l’attribution à Durkheim d’une formulation « abstraite » du problème d’ordre qui est ici visée. S’il convient effectivement de placer un problème d’ordre à l’origine de la pensée durkheimienne, soutient Giddens, c’est alors du problème bien concret de l’ordre politique de la France du XIXe siècle qu’il doit s’agir. En réalité, Durkheim chercherait à justifier l’État bourgeois français, et cela indépendamment des principes libéraux hérités de la philosophie classique britannique609. Autrement dit, il faut replacer Durkheim dans le contexte historique qui fut authentiquement le sien : « Tout comme dans les écrits de Max Weber, le thème principal des travaux de Durkheim ne correspond pas au problème d’‘ordre’ dans son sens générique mais à la forme d’autorité qui serait adaptée à un État industriel moderne. ».