LES SERVICES À DOMICILE, UNE HISTOIRE MOUVEMENTÉE DE DÉCENNIE EN DÉCENNIE
Les services à domicile sont issus en France d’une longue histoire, initiée au début du XXème siècle, par la promulgation en 1905 d’une Loi portant sur « l’assistance aux vieillards, aux infirmes et aux incurables », que nous pourrons traduire dans notre système de représentations actuel par « l’assistance aux personnes âgées, en situation de handicap ou atteintes de maladies chroniques ». Cette Loi de 1905 visait à favoriser le maintien à domicile de l’ensemble de ces catégories de personnes. Pourquoi la promulgation d’une telle Loi ? Face à l’encombrement des hospices de l’assistance publique, le versement d’une allocation en espèces aux personnes âgées et handicapées indigentes, constituait en fait pour l’État une solution relativement économique de prise en charge de ces publics (Capuano, 2017). D’un point de vue opérationnel, les dépenses furent réparties à la charge de l’état, des communes, des collectivités territoriales, des départements, et des bureaux de bienfaisance3 . En 1909, selon Dugé de Bernonville4 « neuf-dixièmes des personnes assistées (sous condition de privation de ressources, ndlr) recevaient le secours sous forme d’allocations mensuelles à domicile, la presque généralité des autres étant hospitalisées ». Cette Loi de 1905, marquant le début d’une reconnaissance par l’État d’un besoin en assistance à domicile, constitue également une manifestation d’une forte volonté de sécularisation des régimes de solidarité5 . Malgré cette reconnaissance étatique, la prise en charge des personnes restera néanmoins longtemps répartie du côté des familles aisées entre recours à la domesticité et aux aidants proches, et du côté des populations plus pauvres et isolées – entre bénévolat ou engagement religieux. Ces derniers modes de prises en charge sont essentiellement le fait de mouvements catholiques et ouvriers qui se sont dans un premier temps – et pendant plusieurs décennies – investis de ces activités (Schieb-Bienfait, Bréchet et Urbain, 2006). Les services à domicile ne se sont cependant véritablement structurés qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, avec l’institution par décret d’une prestation d’aide-ménagère au domicile en 1959 (à nouveau afin de permettre à l’État de réaliser des économies sur les frais de prise en charge en hospice – d’après Capuano, 2017) puis la publication en 1962 du rapport Laroque6 . Dans un contexte de forte croissance économique (celui des trente glorieuses), et de développement des politiques sociales, ce rapport – considéré comme historique dans le champ des services à domicile – permet de dresser le constat d’une paupérisation alarmante des personnes âgées en France. Des fonds des caisses d’assurance maladie et de la caisse nationale de l’assurance vieillesse sont progressivement alloués à l’action sociale en faveur des personnes âgées (sous la forme d’heures d’aide à domicile plafonnées à 30 heures légales, et de services de soins infirmiers à domicile), et les municipalités sont dotées de nouvelles responsabilités. Celles-ci se tournent alors vers les associations d’aide à domicile en milieu rural (ADMR) avec leurs travailleuses familiales, et la question de leur formation à la prise en charge des personnes âgées (et ainsi de leur professionnalisation) est rapidement posée. Très rapidement, le secteur associatif devient alors le relai de l’action publique en matière de prise en charge de ces publics. En 1972, le Ministère de la Santé Publique et de la Sécurité Sociale met en place par circulaire une sectorisation de l’action en faveur du maintien à domicile. Chaque secteur devant comprendre au moins un service d’aide-ménagère et de soins infirmiers à domicile, plus des équipements – foyers de vie, restaurants-foyers, centres d’accueil de jour – et desservir 300 personnes âgées de 65 à 74 ans. Des réseaux d’acteurs associatifs et publics se structurent alors territorialement, bien que les politiques de créations de maisons de retraites aient d’avantage la préférence des élus locaux (Capuano, 2017 ; Grand, 2017). En 1974, aux heures légales de prestation d’aide-ménagère s’ajoute une obligation de financement d’aides complémentaires par les caisses d’assurance retraite. Toutefois, malgré ces dispositifs, le financement d’aides pour les personnes âgées les plus économiquement fragiles reste insuffisant, le plafond des 30 heures étant rarement atteint. Le nombre de personnes bénéficiaires, toutes prestations confondues, décuple en effet en à peine une décennie7 .
LA LOI BORLOO DE 2005, OU DU BROUILLAGE DE L’IDENTITÉ DES ENTREPRISES DU CHAMP DES SERVICES À DOMICILE
La Loi Borloo de 2005 « relative au développement des services à la personne et portant diverses mesures en faveur de la cohésion sociale » constitue un bouleversement majeur pour les opérateurs de services à domicile, qui aura pu être assimilé par le passé à un véritable « choc institutionnel », à l’échelle du champ (Gimet, 2014). La Loi Borloo s’est articulée en quatre points majeurs : – La création d’un large « secteur » des « services à la personne », regroupant 26 catégories de services11, ce qui en fait le périmètre le plus large d’Europe. D’un point de vue historique et statistique, l’homogénéité du secteur relèverait cependant d’une fiction (Jany-Catrice, 2013 ; 2016), malgré tous les efforts de l’INSEE; – Une création de l’Agence Nationale de Services à la Personne12 (ANSP), visant à soutenir et accompagner la structuration de l’offre du secteur des services à la personne. Celle-ci fut d’ailleurs l’objet d’un accord entre les ministères de l’économie et de l’immigration, pour une orientation obligatoire vers l’ANSP des personnes arrivées par regroupement familial (Devetter, Jany-Catrice et Ribault, 2015) ; – Un allègement des procédures permettant à de nouvelles entreprises d’intervenir sur le champ des services aux personnes âgées, moyennant l’obtention d’un agrément à validité nationale, délivré par une autorité unique. La mise en place de ce régime d’agrément (à travers un droit d’option) est venue bouleverser les modèles locaux de structuration de l’offre, qui étaient réalisés à l’échelle des conseils généraux à travers le régime d’autorisation 13 (soumis quant à lui au code de l’action sociale et des familles) ;- La simplification du régime d’emplois directs à travers le développement d’un chèque emploi service universel, dit « ticket CESU » 14, un crédit d’impôt de 25% pour les organismes co-financeurs de ces chèques, et un allègement des charges sociales pour les particuliers employeurs. On constate alors à travers la Loi Borloo de 2005 une tentative d’institutionnalisation d’un champ sectoriel des services à la personne, qui s’est faite au détriment de la stabilité de champs tels que celui des services à domicile. La logique à l’œuvre tient alors plus de celle du développement de marchés, plus que de logiques de solidarité. Contrairement aux différentes législations qui ont marqué l’histoire des services à domicile, celle-ci répond en effet à un objectif univoque de créations d’emplois (Devetter, Jany-Catrice et Ribault, 2015). Un de ces objectifs était alors de créer 500 000 emplois en 3 ans : « Comme on a vu qu’il suffirait que chaque famille consomme deux ou trois heures de services par semaine pour créer deux millions d’emplois, on voit qu’il suffirait qu’elle dépense 20 ou 30 euros par semaine pour éliminer le chômage ! » « Avec 22 euros (le prix du cinéma pour la famille de trois personnes), une famille pourra au choix chaque semaine faire aider ces enfants à faire leurs devoirs, repasser son linge, nettoyer à fond une partie de son logement, faire cirer toutes les paires de chaussures, laver et entretenir le lave-linge et le lave- vaisselle, faire les carreaux, cirer les parquets, décrocher les rideaux et les faire nettoyer, déboucher les éviers et lavabos, lessiver les murs d’une pièce, tailler les fleurs fanées du jardins ou les arbustes, déléguer l’ouverture et la fermeture de la résidence secondaire, se débarrasser des formalités sanitaires obligatoires pour un chien, apprendre à utiliser les potentialités de ses appareils téléphoniques ou informatique, etc., tout en contribuant à l’objectif du plein emploi. »
ÉLABORATION DE LA PROBLÉMATIQUE ET DE L’OBJET DE RECHERCHE
Au regard des enjeux que nous venons d’évoquer dans la section 1, nous avons constaté que la réponse des entreprises de service à domicile pouvait passer d’une part 1) par la réaffirmation de leur identité et des spécificités de leur champ vis-à-vis du public et des pouvoirs publics, mais aussi 2) par la transformation radicale des activités de même champ. Cette transformation interpelle les entreprises de services à domicile (et plus largement les acteurs du champ) et les appelle à entreprendre des démarches collectives d’innovation.
ENTREPRENDRE POUR INNOVER DANS LES CHAMPS D’ACTIVITÉS INSTITUTIONNALISÉS ET CLOISONNÉS
L’innovation peut être généralement définie comme « l’introduction dans un domaine établi, de quelque chose de nouveau » [CNRTL et DMF16]. Dans la littérature managériale, celle-ci est couramment qualifiée de « destruction créatrice » (Schumpeter, 1951 : 1990) tant l’accent est mis sur les transformations irréversibles que cette nouveauté implique dans les manières de faire. Pour le sociologue Norbert Alter, l’innovation, plus qu’un résultat, est avant tout un processus qui va de la découverte (ou de l’invention) à l’intégration dans le milieu social de ces inventions. Il s’agit d’un processus non linéaire qui implique plus généralement la génération d’une idée, son appropriation, et son institutionnalisation dans les pratiques (Alter, 2010). De nombreux auteurs en théorie des organisations, en sociologie et en anthropologie qui se sont intéressés à l’émergence d’innovations s’accordent sur l’interdépendance entre les systèmes techniques existant d’une part, et les aspects sociaux qui constituent l’innovation d’autre part. Les institutions constituant des modèles d’action, de compréhension et d’entente partagés par des réseaux d’acteurs autour de systèmes techniques existants (Hargadon et Douglas, 2011 ; Callon, 1989), au plus une technologie persisterait au plus celle-ci serait progressivement encastrée dans un panel de modes de compréhension et d’action (Tolbert and Zucker, 1983 ; Giddens, 1984 ; Barley and Tolbert, 1997). À cet égard, on peut aisément imaginer de toute technologie alternative – dont les modalités s’écarteraient trop radicalement de ces schémas institués – que celle-ci ne dépasse jamais le stade d’invention et ne se transforme ainsi jamais en innovation. La diffusion d’une invention dans des champs d’activité institutionnalisés ne peut donc facilement se concevoir comme un phénomène passif, surtout lorsqu’il s’agit d’altérer les schémas institués et changer durablement les manières de faire. L’innovation implique alors « la participation active de tous ceux qui sont décidés à la faire avancer » (Arkrich, Callon, Latour, 1988). Il s’agit pour ces acteurs de réaliser un véritable travail d’intéressement auprès de ceux qui sont susceptibles de s’en saisir. Cet intéressement passe par des jeux de négociation, par l’adaptation de l’invention en situation, et par le choix des bons porte-paroles (Ibid.). Plus encore, elle impliquerait la formation de coalitions autour de l’innovation à naître, nécessitant de la part de ses promoteurs de mobiliser des pratiques discursives reposant sur une certaine empathie (Fligstein, 1997).
INTRODUCTION |