Les séries télévisées au prisme de la sociologie un état de l’art
La partie introductive a été l’occasion d’une première exploration de la littérature académique sur les séries. Je me suis surtout concentré sur la recherche doctorale française, laquelle n’a vraiment prêté attention au genre qu’à partir des années 2000 – et encore, selon des proportions très éloignées du contingent de thèses portant sur le cinéma, le domaine musical voire le champ de l’information télévisuelle. Cet état de fait est fréquemment expliqué par le statut de « sous-genre culturel » conféré traditionnellement aux séries, en particulier en France. Pour Jean-Pierre Esquenazi, une telle considération n’est finalement que le pendant académique du rapport plus général des Français à la culture, légitimiste et réticent à l’endroit des produits populaires et/ou mass-médiatiques : « Nous [Français] sommes habitués à une certaine définition de ce que sont la culture et les objets culturels. (…) Pour nous, pour l’école qui nous éduque, pour le gouvernement qui nous guide et surtout pour les experts culturels qui sont partout, la culture est un patrimoine universel vers lequel nous devons nous hisser. (…) Ce qui n’est pas une « œuvre culturelle de l’humanité » est au mieux un divertissement ou une parenthèse dans une vie sérieuse, au pire une ineptie ou une niaiserie, de toute façon une marchandise. (…) Aux États-Unis, est « culturel » ce qu’un public aime et qui est économiquement viable. »1 constitue néanmoins un motif de consolation. Mais au-delà des considérations disciplinaires, j’ai montré que l’études des séries se partageait principalement entre deux grandes approches : une première se focalise sur les œuvres elles-mêmes (narratologie, sémiologie, pragmatique…), tandis que dans la seconde on s’intéresse à leur réception par le public (études de réception). Sans exclure complètement la première approche (voir notamment la section 1), je me suis essentiellement concentré durant ce chapitre sur les travaux faisant cas des spectateurs. La plupart d’entre eux sont liée aux Reception Studies anglo-américaines.
À partir de la fin des années soixante-dix, ce courant de recherche a opéré un changement théorique et méthodologique et porté un regard nouveau sur les téléspectateurs et leurs pratiques. Bien qu’assez hétérogènes et inégales, ces études de réception ont globalement permis d’examiner plus finement l’expérience télévisuelle et, notamment, les ressorts du plaisir télévisuel et sériel. À revers de l’image du téléspectateur passif et mystifié face à son téléviseur, ils ont rencontré des individus en interaction complexe avec les textes médiatiques leur étant proposés, se montrant tout à la fois critiques et dupes des récits qu’ils consommaient, réflexifs mais prompts aussi à se laisser « avoir » par ces fictions. Le développement des études de réception a souligné également l’importance des collectifs (famille, amis, collègues…) dans la structuration des pratiques, aussi individuelles puissent-elles paraître (car liées avant tout à la sphère domiciliaire). Cependant, comme je l’ai souligné dans l’introduction, ce courant a généralement manqué le fait que ces « textes » s’incarnent dans des formes matérielles qui ne sont pas de simples intermédiaires neutres et passifs2. Focalisant son attention sur la question de l’interprétation des textes médiatiques par les téléspectateurs, la plupart des études de réception négligent les conditions concrètes de l’activité spectatorielle. Quelques travaux ont cependant remédié à cette faiblesse, par exemple de Derek Kompare (évoqué en introduction)3 ou, plus récemment, de Hervé Glevarec sur lequel je m’arrêterai dans ce chapitre.
Cette lacune est également en partie corrigée par les Fan Studies, qui constituent un important courant d’étude des séries. Héritières des Reception Studies, les Fan Studies s’intéressent à la réception par les publics d’aficionados d’un programme pour eux « culte » ; mais elles mettent également en lumière leurs multiples pratiques créatives (plus ou moins marginales à l’échelle du grand public) : édification de collection, création de fan-clubs et conception de fanzines, écriture de fanfictions, réalisation de fanvidéos, etc. Après avoir présenté les raisons qui, de nouveau, ont concouru au discrédit du « fandomisme »4 et, ensuite, à son habilitation, je m’arrêterai sur une dimension récurrente des travaux sur les fans : la problématique identitaire. Je m’intéresserai ensuite aux reconfigurations engendrées par l’arrivée de l’Internet, du point de vue des dynamiques communautaires mais aussi vis-à-vis du rapport (de force) publics/producteurs. Ce chapitre se conclura enfin sur les récentes études mettant conjointement au jour une forme émergente d’amateurisme – la « sériphilie » – et un processus de reconnaissance et de légitimation du genre sériel. Selon Stéphane Benassi, comme son nom ne l’indique qu’à moitié, la série télé oscille en réalité entre les deux formes « naturelles » : la « mise en feuilleton » et la « mise en série »5. L’auteur s’appuie sur la définition qu’en a donné avant lui Noël Nel : la première est une « opération de dilatation et de complexification de la diégèse ; étirement syntagmatique du récit qui conserve l’écoulement inéluctable du temps ». La mise en série est quant à elle une…