Les séances d’Amîn comme représentation
Le bureau du directeur : un espace séparé
La séparation haut / bas martelée par le Hajj Moʽâz est prolongée, à l’intérieur de l’architecture de la savonnerie, par une autre subdivision : celle, au sein même de l’espace du bas, entre bureau du directeur et espace de travail. Dans les deux descriptions ci-dessus (faites par le Hajj Moʽâz à plusieurs années d’intervalle), si l’orientation gauche-droite du bureau est de peu d’importance, il se trouve toujours près de la porte d’entrée, près de l’endroit de la cuisson du savon, mais distinct et surélevé par rapport à l’espace de travail ; à la fois en bas, et séparé. En bas, près de la salle de cuisson, parce que le directeur de la savonnerie, autrefois homme de métier (rajul mihna), pouvait ainsi superviser directement le travail du rayyis (l’ouvrier du bas en charge de la cuisson, et par ailleurs chef de l’équipe), et parfois mettre la main à la pâte en « goûtant » lui-même le savon543. Près de la porte : Mouna Salameh, qui a étudié en détail l’architecture des anciennes savonneries, indique que le bureau se trouve le plus souvent à droite de la porte d’entrée (elle évoque un possible lien avec l’Islam) et qu’il a une « forte relation544» avec celle-ci. Surtout, le bureau est séparé. Le propriétaire de la savonnerie appartenait à la notabilité nâbulsîe ; son bureau, en plus d’être un espace de direction, lui servait aussi à recevoir des hôtes et amis. La surélévation de quelques marches matérialise le changement de fonction du lieu, ainsi que sa qualification : d’un lieu de travail, les hôtes et visiteurs entraient dans un espace de direction et de réception.
Une différence de fonction et de qualification
L’espace de travail des ouvriers, en bas, est souvent décrit dans les sources locales comme un lieu sombre et presque effrayant. C’est lui qui détermine la première impression du visiteur qui entre dans une savonnerie. Tammîmî et Bahjat décrivaient les savonneries, en 1916, de la manière suivante : (…) quant aux usines de savon, elles ne sont rien d’autre que de grandes ruines… elles n’ont pas de fenêtres, elles sont remplies de trous sombres et de barils noirs, s’y répandent de vives odeurs de savon et d’huile d’olive545. Husam Sharîf, quelque soixante-dix ans plus tard, donne une description similaire : Celui qui entre dans une savonnerie est tout d’abord impressionné (tantabihi al-ruhba) car il se trouve devant un grand espace vide et sombre (faragh kabîr mazlûm) avec une vive odeur et une température qui augmente. Elle [la pièce] est grande et sombre, on ne peut pas distinguer les murs du plafond parce qu’ils sont rendus noirs par la fumée ; il n’y a pas de fenêtre, et l’odeur du foyer se mêle à l’odeur de l’huile et du savon (…) cela ajoute au caractère intimidant du lieu546. Mohammad ‘Izzat Darwaza reprend les éléments de la division des espaces entre le haut et le bas : La savonnerie est un long enclos (hawsh tawîl) relativement haut de plafond, presque sans fenêtre pour l’éclairer ; au dessus (‘alâ sathha) se trouve un bâtiment couvert (masqûf), sans pièces (bidûn ghuraf), faisant entrer la lumière par ses fenêtres. Le premier [espace] est pour la cuisson du savon, et le deuxième pour l’étalage, le séchage et l’empilage547. Darwaza, cependant, ne situe pas le bureau du directeur obligatoirement en bas (taht), près de la porte d’entrée. Selon lui : A l’entrée de chacun des deux [espaces] (fî madkhal kul minhumâ] un coin ou une pièce pour servir de bureau au propriétaire de la savonnerie, [où il y a] ses armoires, son secrétaire, ou ses visiteurs (zuwwâr) 548. Assez étrangement, le fascicule de Husam Sharîf donne, au chapitre « Description de la savonnerie », une version plus longue, et différente du même texte. Je ne veux pas présumer que l’auteur du fascicule a sciemment modifié le texte de Darwaza ; peut-être s’agit-il d’une version différente de la même œuvre, Darwaza ayant par ailleurs publié ses mémoires en sept volumes. Quant à Mohammad ‘Izzat Darwaza, il la [la savonnerie] décrit de la manière suivante : « La savonnerie (al-sabbâna) est un long enclos (hawsh tawîl) et au haut plafond ; au-dessus se trouve un bâtiment couvert sans pièces percé de fenêtres, le premier [espace] pour la cuisson du savon, et la deuxième pour l’étalage, le séchage et l’empilage. (…) On trouve à côté de la porte de sortie de la savonnerie une petite pièce (hujra sghîra) pour y ranger un bureau et des chaises imposants (fakhma), pour que le propriétaire de la savonnerie s’asseye avec ses hôtes (duyûf) 549. L’adjectif fakhma (luxueux, imposant) qui désigne le mobilier, dans la version donnée par Sharîf, sépare, ainsi, nettement, la pièce du directeur de l’espace de travail. On a vu que c’était également l’intention du Hajj Moʽâz, lorsqu’il me présenta le bureau comme obligatoirement « surélevé par quelques marches », détail que je n’ai trouvé dans aucune source mais que j’ai pu constater moi-même de visu, dans la plupart des savonneries de Naplouse550. Seul Darwaza, donc, dans la version que j’ai consultée, suggérait que le bureau du directeur pouvait se trouver en haut. Que ce soit par le terme de zuwwâr (visiteurs), ou celui de duyûf (hôtes, pluriel de dayf), les deux versions du texte de Darwaza décrivent la pièce réservée au directeur comme un lieu de visite et de réception. Aucun des auteurs ne parle pourtant de « bureau » (maktab). Le mot arabe maktab (littéralement « lieu de l’écrit ») possède la même polysémie qu’en français : il désigne à la fois un meuble (une table de travail), et la pièce (un espace de travail) où se trouve le meuble. Le mot maktab, selon Baker et David, est apparu dans cette acception avec la présence coloniale : à l’époque de l’administration ottomane, les lieux organisés pour le travail des fonctionnaires employés aux écritures pouvaient s’appeler dîwân ou madjless. A partir d’un certain niveau de responsabilité et de pouvoir, le fonctionnaire dispose d’un bureau indépendant qui devient en quelque sorte son domaine personnel, à la fois site d’une fonction dans une hiérarchie administrative et espace quasi privé551. C’est le mot maktab qu’emploie en revanche Thierry Grandin à propos des anciennes savonneries d’Alep, où les bâtiments respectent la même fonctionnalité des espaces. Dans son bureau (maktab), le directeur s’occupe de comptabilité ; mais c’est aussi « une pièce de réception où on offre le café au fournisseur et au client », ainsi qu’une « pièce de rencontre où on se retrouve pour fumer le narguilé entre amis552 ». Il se trouve également près de la porte, séparé des espaces de travail. Les visiteurs peuvent aisément entrer dans le bureau sans les traverser, et éventuellement s’y isoler.
Le(s) bureau(x) d’Amîn, un espace dédoublé ?
La pièce-bureau : les apparences de la fonction
Le visiteur entrant dans la savonnerie Tûqân trouve à sa droite le bureau du directeur, que surplombe l’enseigne de la société Hâfez wa ‘Abd al-Fattâh Tûqân, assortie du logo de la marque Muftâhayn (photo 15) Gravissant deux marches, il entre dans le bureau. Le mobilier est simple : deux tables de travail sont installées côte à côte, au fond de la pièce ; ce sont celles du directeur et de son comptable. Ils tournent le dos au mur du fond, et font face à la porte du bureau. Le long des murs latéraux, deux banquettes en faux cuir, avec, au milieu, une table basse. La décoration de la pièce rappelle la grandeur de la famille Tûqân. Sur les deux murs au-dessus des banquettes, outre une ancienne photographie d’une rue de Naplouse, on trouve les photos de la généalogie familiale. Sur le mur de droite en entrant, les photos de Hâfez Tûqân et de ses fils : Dawwûd (le père d’Amîn), Khalîl (le père de Farûq), et Qadrî. Sur le mur de gauche, ce sont ‘Abd al-Fattâh et ses fils : Nimr, Ibrahîm, Ahmad (photos 16 et 17). Ce rappel généalogique ne concerne que les éléments masculins de la famille ; malgré sa célébrité, on ne trouve pas la photographie de Fadwâ Tûqân, fille de ‘Abd al-Fattâh. Manquent également, curieusement, les autres fils de ‘Abd al-Fattâh, Rahmî et Yûsef554. Une photo de l’oncle d’Amîn, Qadrî Tûqân, en compagnie du président égyptien Nasser, évoque l’influence politique passée de la famille (photo 18). Quant à sa renommée culturelle, ce sont quelques recueils d’Ibrahîm et Fadwâ Tûqân, entreposés sur l’étagère, qui la rappellent discrètement. Pourtant, Amîn ne s’installait que rarement dans cette pièce. En temps normal, c’était dans la salle de cuisson, et non dans le bureau du directeur qu’il recevait sa petite assemblée. A l’époque du frère d’Amîn, Hâfez, il y avait déjà un meuble-bureau dans la pièce centrale, qui était occupé par l’assistant comptable de la savonnerie. Lorsque Amîn succéda à Hâfez, il fit surélever le meuble-bureau sur une estrade pour s’y installer confortablement. A travers le décor qu’il s’était choisi, Amîn Tûqân faisait donc preuve d’anticonformisme : c’était le meuble-bureau qui constituait la scène pour les représentations des séances. Pour éviter la confusion entre le bureau du directeur (la pièce à droite de la porte), et le bureau installé au rez-de-chaussée de la savonnerie, j’ai pris le parti de garder le terme de « bureau » pour désigner la pièce-bureau du directeur, et d’employer le terme composé de « meuble-bureau » (malgré sa relative lourdeur) pour désigner le bureau d’Amîn, installé dans un espace ouvert.