Les approches pré-économiques
• Aristote (384-322 av J.C) ou la distinction sociale Est-ce un anachronisme que de parler de prix pour la période antique, dont nous voulons commencer ? oui, si nous considérons celui-ci comme un déterminant objectif du marché qui ne ressort pas, quant à sa fixation, de la volonté humaine ; non si nous considérons celui-ci comme étant un déterminant individuel et donc susceptible de changement en fonction de la situation de l’individu lui-même. Aristote pose le problème d’une manière morale pour la détermination du prix d’un bien. Il distingue alors, valeur d’usage et valeur d’échange, sachant que ce dernier concept dérive du premier. Ainsi, la valeur d’usage est liée à la propriété des objets, mais elle ne leur est pas intrinsèque. Elle est une estimation subjective de la satisfaction d’un besoin que procure directement ou indirectement la possession d’un bien et son utilisation. Au contraire, la valeur d’échange s’exprime par un rapport d’échange qui précise pour chaque marchandise un rapport quantitatif entre les biens pris deux à deux ou bien avec l’équivalent général. La détermination chez Aristote du prix d’un bien, donc d’un rapport déterminé entre deux quantités de produits ressort de deux hypothèses, la justice commutative et la justice distributive. La justice commutative est l’échange qui s’opère entre deux individus à statut social égal. Ainsi, l’égalité de statut entre les individus, en dehors de toute contrainte extérieure les fait aboutir au « juste prix ».
Celui –ci exprime la juste valeur des biens si « aucun individu ne peut la changer par sa propre action5 ». La justice distributive est l’échange qui s’opère entre deux individus de statut inégal. La personne de statut supérieur, en tant qu’acheteur obtiendra le plus bas prix ; par contre en tant que vendeur il obtiendra le plus haut prix. Puisque les deux parties, dans un échange, doivent nécessairement y gagner, en ce sens qu’elles doivent préférer leur situation après l’opération à celle qui était la leur avant. La valeur des biens ainsi échangés réalise leurs équivalences dans la conclusion de l’acte d échange, entre les deux échangistes de biens déterminés, dans un espace donné et à un moment donné. Tenant compte de la réalité, en dehors de situation idéelle, Aristote considère que le prix ressort en réalité de la justice distributive. En ce sens que « le prix exprime le rapport de force existant entre l’acheteur et le vendeur : plus l’acheteur est d’un statut élevé par rapport au vendeur, moins le profit de celui-ci sera élevé »6. Ainsi le prix, dans cette optique exprime un rapport de force entre les partenaires.
• 1-2 Les scolastiques (XIIe au XIVe S) ou la moralité dans les affaires Leur pensée est empreinte de morale. On les appelle ainsi, de par l’institution qui les a fait naître. Ainsi, leur dénomination dérive du terme de scolasticat qui signifie école ecclésiastique. Dans son emploi usuel se dit des idées répétées sans aucune originalité ni découverte, ce qui est évidemment loin d’être le cas. L’inspirateur de cette pensée fut saint Thomas d’Aquin (1225- 1274) dont son livre la somme théologique fut considéré par l’Eglise comme la référence en la matière. Leur démarche consiste à reprendre les idées aristotéliciennes en combinaison avec les enseignements du Livre. Ils élaborent alors une doctrine fondée sur « la théorie de l’utilité, qu’ils considéraient comme la cause ou la source de la valeur »7. L’utilité est définie comme le reflet des emplois que les individus observés se proposent de faire de ces biens et de l’importance qu’ils attachent à ces emplois. Avec l’utilité, élément d’expression de subjectivité individuelle, combiné à la désirabilité, il y a la rareté, élément d’expression d’une contrainte externe à l’individu. D’où la notion du « juste prix », défini comme le prix effectif du marché, le prix qui s’impose à l’individu, et qu’il ne peut modifier, « pourvu que profit et perte résultat du jeu sans entrave du marché, mais non s’il résultait par exemple de la fixation du prix par l’autorité publique ou l’entreprise monopolistique 8». Cette dernière affirmation est rejetée par Blaug, qui considère le juste prix, chez les scolastiques, « est seulement le prix qui a cours, qu’il y ait concurrence ou non »9 c’est le prix effectif du marché « qui s’impose à l’individu et qu’il ne peut modifier »10. Pour les thomistes, le juste prix assure l’équivalence de la justice commutative qui est luimême le prix concurrentiel normal. Le juste prix pour J.Duns Scott (XIIIe siècle) « était celui qui permettait au producteur de couvrir ses frais et de vivre selon sa condition »11. Hypothèse qui fut rejetée du fait qu’elle ne soumettait pas le prix qui en ressortait à la contrainte du marché. Aucune nouveauté sur la monnaie, si ce n’est les idées aristotéliciennes, sur la fonction de la monnaie et le métallisme, avec un refus de voir la valeur de la monnaie se déprécier par le « fait du prince ». Ils préconisent la stabilité monétaire et désapprouve avec une sévérité variable toute dévaluation et tout bénéfice qui en reviendrait aux princes. Avant de continuer, il serait opportun de voir les réflexions à ce sujet d’un maghrébin, à la même période, en l’occurrence Ibn-Khaldoun, à partir de ses écrits rédigés dans « elmoukadima »12.
Ibn-Khaldoun (1332-1406)
Sociologue maghrébin, il aborde les questions économiques sur une base morale. Les questions qu’il traite sont sous le sceau d’une attitude pragmatique plus que théorique. Si l’état du développement du Maghreb est très différencié de l’Europe pour cette période, on peut saisir ses recommandations, non sur une théorisation des pratiques vécues, mais sur une base morale empreinte de la philosophie religieuse dominante. Si nous laissons de côté le soubassement de sa « grille de lecture », nous pouvons relever ses recommandations, au niveau de l’activité économique. Sur l’Etat, sa conception allie, pour garder les mêmes concepts, de ce que les européens appellent, l’Etat féodal et l’Etat gendarme. Etat féodal, en ce sens qu’il considère « que ce sont les recettes fiscales qui enrichissent un souverain 13», du moment que les revenus de l’Etat se partage entre les tribus et la famille du Roi , selon les services rendus, l’esprit de corps et leur utilité pour fonder le pouvoir. Mais en même temps il reconnaît que l’exercice du pouvoir politique n’est pas une manière naturelle de gagner sa vie. Cette conception dans l’utilisation des recettes fiscales, attribue à ces derniers leur fonction originelle, du tribut que le vaincu doit au vainqueur, comme soumission à son autorité. Les recettes fiscales ne sont conçues nullement chez l’auteur comme appartenant à la collectivité, dont le souverain serait le dépositaire pour le bienfait de la communauté, dans le cadre d’action d’utilité publique.
Par contre il attribue aux dépenses du souverain une action bienfaitrice sur le mouvement des affaires de la communauté. Comme Quesnay, plus tard le relève, l’Etat est le marché principal, la source et les fondements de tous les marchés. Une manière d’expliciter l’importance des dépenses du souverain dans la dynamique économique. Il recommande une attitude du souverain, éloignées des activités économiques car un « roi marchand peut entraîner la ruine d’une civilisation et par suite la chute de l’empire »14. Affirmation étayée par maints exemples qui font ressortir la position privilégiée du souverain dans sa capacité de biaiser les forces du marché. Ce dernier concept n’est jamais explicité, c’est une donnée naturelle du fait qu’il existe. Par contre, quand il écrit que le souverain doit traiter convenablement et équitablement ses contribuables pour augmenter ses recettes fiscales, il fait référence à l’Etat-gendarme. Conception renforcée par la nécessité de l’Etat, qui se fait sentir dans les mêmes termes que les philosophes du droit naturel, quand il écrit « l’existence et la conservation de l’espèce humaine, ne peuvent être maintenues que par la solidarité de tous pour le bien commun. Or la solidarité est le fruit de la contrainte, car les gens ignorent les véritables intérêts de l’espèce humaine. Ils sont libres de leur choix, et agissent non par instinct, mais par réflexion et jugement. De la sorte, ils s’abstiennent d’entraide. Il faut donc les y contraindre. Cette nécessité entraîne l’intervention de quelqu’un qui les force à agir au mieux de leurs intérêts et permettre ainsi le succès du plan divin de conservation de l’espèce15 ». N’est-il pas le précurseur du Léviathan ? Embryon d’un Etat libéral, surtout quand il précise que s’attaquer à la propriété privé, c’est ôter aux hommes la volonté de gagner davantage, car une fois privé de l’espoir du gain, ils ne se donnent plus aucun mal.
La propriété privée est considérée comme un moindre mal par rapport aux autres formes de propriété principalement religieuse. Car la civilisation, son bien-être et la prospérité publique dépendent de la productivité et des efforts que font les gens, en toutes directions, dans leur propre intérêt et pour leur profit. Sur la valeur, Ibn-Khaldoun est le précurseur des classiques, quand il écrit que le capital est le prix du travail. Ce dernier est nécessaire à tout bénéfice, car la part du travail dans le profit « est évidente, le prix faible ou élevé en provient »16. « Le prix du grain provient du travail fourni et des dépenses effectuées »17. Nous retrouvons cette formulation chez le fondateur de l’école classique concernant le coût de production. Mais en même temps que le travail, ses profits en dépendent ainsi que de la valeur relative de son industrie et de la loi « de l’offre et de la demande ». Il combine ainsi le travail plus rareté des biens sur un marché. Dans ce domaine il est plus explicite avec cet exemple sur les produits d’arts. « Certains biens de luxe sont très demandés au sein d’une grande ville, mais ils sont rares. Tout le monde en veut, mais il n’y a pas assez, pour tout le monde. On les réclame pour de nombreuses raisons et les riches habitués au luxe, paieront pour les avoirs des prix exorbitants parcequ’ils en ont plus besoin que les autres. De la sorte les prix montent. Passons aux arts, leurs produits sont chers dans les grandes villes. En cela deux raisons principale: demande élevée, exigence des artisans pour leurs salaires. Il y a beaucoup de gens qui ont de l’argent à dépenser, des besoins à satisfaire, des services. Ils paient donc ceux-ci au dessus des cours habituels à cause de la concurrence et pour se réserver l’exclusivité »18. Nous retrouvons dans ce constat, somme toute trivial peut-être pour nous, mais très perspicace pour cette époque, et qui fonde toute la théorie de l’économie libérale. Sur la monnaie, c’est une institution chargée de frapper les pièces d’or et d’argent, utilisées pour les échanges. Moyen donc pour faciliter les transactions commerciales. L’or n’est pas soumis aux fluctuations du marché ce qui lui permet d’en faire avec de l’argent l’étalon de valeur du capital.
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