L’enjeu de la diversité et de la qualité
La diversité éditoriale
Une production exponentielle
Si l’on juge la diversité éditoriale, d’un point de vue purement quantitatif, au nombre de titres nouveaux proposés sur le marché chaque année, l’édition française semble indéniablement très créative. 57 728 nouveautés et nouvelles éditions commercialisées en 2006, soit une hausse de 8% qui succède à des chiffres en constante augmentation : +2,4 % pour l’ensemble de la production (nouveauté, nouvelles éditions et réimpressions) en 2005, +18,3 %1 en 2004. Sur quinze ans, entre 1990 et 2005, la croissance aura été de 78 %2 dont 72 % pour les nouveautés.
Plus de mille nouveautés et titres réimprimés arrivent chaque semaine sur les tables des libraires. S’il est le signe de la vitalité d’un secteur, ce chiffre peut néanmoins donner le vertige. Trois remarques doivent être faites pour mieux en comprendre la portée. D’une part, la France est loin d’être une exception en matière de créativité éditoriale. Si on la compare à ses voisins européens, elle occupe même un rang très modeste, alors que la Grande Bretagne et l’Allemagne mettent autour de 100 000 références nouvelles sur le marché chaque année. D’autre part, il faut comprendre ce phénomène à l’aune de la réalité du travail de l’éditeur. Dans une économie de prototype où, comme le définit l’économiste Richard Caves, « Nobody knows anything »3, on ne peut connaître vraiment a priori les recettes d’un succès. Comme à la loterie, l’éditeur a ainsi tendance à multiplier les livres pour se donner le maximum de chances de tirer le bon numéro et cela est d’autant plus facile que la mise minimale n’est pas très élevée. Cette logique ne peut cependant être vertueuse qu’à une condition : que l’éditeur accepte de pratiquer une péréquation entre les titres plus faciles, à rotation rapide, et les ouvrages qui ne trouveront leur public que dans le temps mais participeront à la construction d’un catalogue solide.
Enfin, le malthusianisme de la production ne saurait garantir la qualité. Si les libraires et les lecteurs se plaignent d’une surproduction que les premiers ne peuvent ni gérer dans l’espace, ni financer avec leur trésorerie et que les seconds n’ont plus le temps de repérer, c’est aussi parce qu’ils regrettent l’encombrement occasionné par les mauvais livres ou les livres inutiles. Réduire la part de ces livres ne signifie pas pour autant que toutes les œuvres importantes trouveront une place en vue sur la table des libraires et un public à la hauteur de leur ambition. Des disciplines aux progressions inégales Si, d’un point de vue strictement quantitatif, l’offre est bien multiple, il faut néanmoins y regarder de plus près, car tous les secteurs éditoriaux n’ont pas suivi la même évolution. En prenant comme indicateur le chiffre d’affaires – ce qui permet de prendre en compte non seulement l’offre mais aussi la demande – on constate une évolution très disparate selon les secteurs éditoriaux depuis quinze ans. Alors que le CA global de l’édition a augmenté de 32,7 % entre 1990 et 2005, certaines disciplines sont très en deçà de cette progression tandis que d’autres sont très au-delà. L’histoire et la géographie, le théâtre et la poésie accusent des progressions faibles, voire négatives, tandis que la BD, le pratique, la jeunesse, les documents d’actualité et les romans ont connu des croissances beaucoup plus fortes.
Les sciences humaines et sociales
Le cas des textes de savoir est emblématique de cette hétérogénéité.
Alors que les disciplines comme le droit ou même l’économie connaissent des progressions notables, les sciences humaines et sociales, disciplines purement universitaires et sans application directe dans le monde professionnel, sont confrontées à des mouvements beaucoup plus erratiques. Elles doivent en effet faire face, malgré la croissance de la démographie étudiante2, à une baisse des pratiques de lecture et à une désaffection croissante vis-à-vis du livre comme support naturel d’accès à la connaissance. Les causes, désormais bien connues, sont multiples. La difficulté croissante à lire des textes originaux par manque de pratique et d’habitude, le désir d’aller immédiatement à l’essentiel sans « perdre de temps », une tradition pédagogique fondée sur le cours magistral plutôt que sur la lecture, l’accroissement de ce phénomène par la réforme licence, master, doctorat (LMD), sont quelques-unes des raisons qui ont conduit progressivement les étudiants à privilégier manuels et photocopies aux livres. Le nombre d’étudiants disposant de moins de 10 livres a ainsi doublé entre 1994 (6,3 %) et 2003 (12,2 %)3 et, d’après les statistiques du Centre français de la photocopie, les 500 pages de photocopies qui sont remises chaque année à un étudiant sont composées essentiellement de textes de cours avec un maximum de 20 % de textes tirés d’ouvrages publiés alors qu’aux Etats Unis ce « course pack » est essentiellement composé de cette dernière catégorie. Cette désaffection est évidemment problématique, non seulement pour l’équilibre économique du marché de l’édition de savoirs, mais aussi à terme pour la pérennité de cette production – les auteurs, les éditeurs et les libraires pouvant se lasser de produire et de diffuser des ouvrages dont les ventes moyennes ne dépasseront pas les 600 exemplaires. Il y a là un autre enjeu pour la diversité, enjeu auquel seule peut répondre une prise de conscience multiple associant notamment l’Education nationale et prenant en compte l’apport du numérique. La fragilité de certains secteurs amène donc à relativiser l’appréciation de la diversité éditoriale. Non seulement la croissance n’a pas concerné toutes les disciplines de manière équivalente mais, en outre, ce sont les ouvrages à rotation lente, qui constituent les fonds des éditeurs sur la durée et donnent à leur catalogue sa valeur, qui sont le plus touchés. Il y a donc ici un double défi pour l’édition : préserver la diversité de l’offre dans tous les domaines éditoriaux et consolider la construction de catalogues pérennes. Ils peuvent être aidés dans cet effort par le CNL dont l’objectif depuis 60 ans consiste justement à accompagner le processus de création éditoriale afin que puissent être mises à la portée du plus grand nombre les œuvres de référence dont il est important d’assurer la publication.
Le CNL : un apport à la fois marginal et essentiel
L’apport du CNL peut paraître faible si l’on compare les sommes engagées à l’ensemble du chiffre d’affaires de l’édition. Le budget d’intervention du CNL était ainsi de 20,8 millions d’euros en 2006, dont moins de 6 millions d’euros d’aides directes aux éditeurs, pour un chiffre d’affaires global de l’édition proche des trois milliards. Pourtant, à condition d’être très ciblée, cette aide peut encourager de façon décisive les éditeurs à publier des ouvrages qui ne trouveraient que difficilement ou trop lentement leur équilibre économique sur le marché en dépit de leur qualité et de leur intérêt pour la communauté des lecteurs. L’apport du CNL est reconnu aujourd’hui quasi unanimement. Cette appréciation tient notamment à un certain nombre de facteurs.
L’ouverture du CNL
Le CNL n’est pas un guichet administratif qui attribue ses aides de manière bureaucratique. Il est au contraire une instance ouverte au monde de la création, qu’il associe largement aux processus de prises de décisions. Le fait que tous les soutiens financiers soient d’abord examinés et débattus au sein de commissions de spécialistes est un gage de la qualité et du sérieux des avis donnés. Leur travail a ainsi permis de soutenir 18 000 livres en 60 ans qui, s’ils représentent peu en nombre au regard de l’ensemble de la production, ont contribué indéniablement à enrichir de façon éminente notre patrimoine littéraire 1.Autre exemple de l’ouverture du CNL : la composition de son conseil d’administration, où siègent à la fois des représentants d’autres ministères participant de la politique du livre – notamment l’Education nationale et les Affaires étrangères – mais aussi des représentants de l’ensemble des professionnels : éditeurs, libraires, bibliothécaires et bien sûr (mais est-ce une profession ?) auteurs. En associant ainsi étroitement les différents acteurs du monde du livre, le CNL a pu évoluer et prendre en compte les différentes problématiques qui concourent à la production et à la diffusion des livres.
L’élargissement des aides et la prise en compte de l’ensemble de la chaîne du livre
Issue de la Caisse nationale des lettres créée en 1946, devenue Centre national des lettres en 1973 puis Centre national du livre en 1993, le CNL n’a cessé de diversifier la nature de ses aides tout en restant fidèle à la mission initiale qui lui était confiée : « soutenir et encourager l’activité littéraire des écrivains français, favoriser (….) l’édition ou la réédition par des entreprises françaises d’œuvres littéraires dont il importe d’assurer la publication1 ».Le CNL intervient ainsi désormais à tous les niveaux de la chaîne du livre, auprès des auteurs, des éditeurs mais aussi des libraires et des bibliothèques. Il soutient également un certain nombre de manifestations littéraires et des associations d’amis d’auteurs. Par ailleurs, le CNL a également diversifié le champ de ses interventions en soutenant au fil du temps de nouvelles disciplines. Aujourd’hui, onze domaines éditoriaux sont ainsi encouragés : art et bibliophilie, bande dessinée, littérature classique, littérature pour la jeunesse, littérature scientifique et technique, littératures étrangères, philosophie, poésie, roman, histoire et sciences de l’homme et de la société, théâtre. Enfin, le CNL intervient pour soutenir la diffusion de la culture française à l’étranger en aidant des librairies françaises installées hors de nos frontières, en subventionnant l’extraduction de plus de 500 ouvrages par an et en attribuant à des traducteurs étrangers des bourses de résidence en France.