Les sapeurs-pompiers un grand corps malade ? La fin des secours “ gratuits ” pour tous en 13 minutes
Un positionnement de marginal sécant au sein de la profession
En se lançant dans son projet de recherche, s’il ne l’est pas déjà, le praticien-chercheur se marginalise vis-à-vis de son terrain. Il devient un professionnel en dehors des normes de sa profession, en appartenant à plusieurs mondes, en sortant d’une catégorie bien particulière. Par exemple, du côté des sapeurs-pompiers, mon positionnement n’est pas plus simple que du côté de la sociologie. Ceci ne tient pas à mon intention de recherche qui est largement connue des acteurs qui m’entourent au quotidien et de l’ensemble des cadres du SDIS (Directoire, chefs de groupements, chefs de services, et chefs de centres), mais à mon passage au fil du temps par les différents statuts existants au sein de l’organisation. En ce qui concerne mon travail de recherche, les acteurs n’y portent que très peu d’attention, les sciences sociales leur étant particulièrement étrangères. Les sciences sociales ne font pas partie des enseignements que ce soit pour les officiers ou les non officiers. L’enseignement professionnel chez les sapeurspompiers y est essentiellement technique. Ma position de pompier-chercheur me vaut donc juste une étiquette d’intellectuel, ce qui n’est pas spécialement un compliment chez les sapeurspompiers opérationnels. En règle générale, les intellectuels y sont plutôt perçus comme ne comprenant rien aux problèmes concrets du terrain, trop occupés à faire des théories fumeuses. 99 [Sapeur-pompier opérationnel non-officier en parlant de moi : toi t’es un intellectuel … c’est vrai, tu ne penses pas comme les autres … non, mais … c’est vrai tu as longtemps été sur le terrain, tu connais le job … mais ça fait rien, t’es un intellectuel, tu ne vois pas les choses comme nous … bah laisse tomber]. En règle générale, les sapeurs-pompiers, en tant que professionnels du secours, ont une culture de l’immédiateté et ils sont tourné vers l’action et les savoirs pratiques, ceux qui s’apprennent sur le terrain et non pas sur les bancs de l’école. Ils ne portent que peu d’intérêt aux savoirs théoriques et aux études qui s’inscrivent dans la durée. En revanche, mon parcours professionnel leur pose beaucoup plus de questions et me confère une légitimité dérangeante. Légitimité parce que j’ai une véritable expérience de sapeur-pompier de terrain, je suis un officier issu du rang et je monte encore au fourgon incendie s’il le faut ; et dérangeante parce que j’appartiens, en plus d’être « un intello », à plusieurs mondes qui leur sont étrangers. Mon parcours professionnel qui m’a amené à être d’abord sapeur-pompier volontaire, puis personnel administratif et technique et ensuite sapeur-pompier professionnel au sein du même SDIS, fait de moi un acteur ayant occupé les trois statuts administratifs de l’institution et me donne l’occasion de devenir un acteur en dehors des normes de la profession. Le fait d’être devenu une « chaussure basse »160, renforce « l’exotisme » de mon parcours, et génère, malgré les relations cordiales que j’entretiens avec l’ensemble de mes collègues, une certaine méfiance à mon égard. Ma faculté à passer les frontières que les différents groupes d’acteurs ont érigées et l’usage que je pourrais faire de cette faculté inquiète. Je suis dans une position d’agent double et il est légitime pour chaque groupe d’acteurs : SPV / SPP / PAT / officiers et non officiers, de se poser a priori la question suivante : quel groupe vais-je trahir pour arriver à mes fins personnelles ? Mes collègues sapeurs-pompiers entretiennent donc avec moi un type de relation particulière qui oscille entre la confiance accordée à un pair qui connaît la rusticité du terrain et qui peut servir leur cause et la méfiance vis-à-vis d’un étranger, qui ne fonctionne pas complètement comme eux. Plus qu’être à la frontière entre les mondes des sapeurs-pompiers volontaires, des PATS, des sapeurs-pompiers salariés, des officiers et des non-officiers, j’ai été partie prenante dans chacun de ces trois mondes. Cette mobilité statutaire m’a permis d’être à 160 Nom péjoratif donné aux officiers qui quittent la tenue d’intervention et les rangers, pour revêtir la tenue administrative des officiers avec des chaussures basses. 100 la fois à l’intérieur et à l’extérieur de chaque groupe et de les observer à partir de différentes positions. Mais mon parcours au sein du SDIS m’a également permis de vivre ces rôles sur des temps significatifs et d’accéder à une partie des émotions que peuvent ressentir ceux qui les tiennent. La mobilité statutaire m’a également permis d’accéder à de nombreux espaces et moments de vie sociale clivés de l’organisation. Seulement obtenir un tel laisser-passer pour accéder à tous les recoins de l’organisation a un prix, celui de la solitude. Mon entrée au SDIS en tant que professionnel-chercheur, m’a condamné à m’efforcer de ne pas être partisan de tel ou tel groupe d’acteurs, ou de telle ou telle cause et à demeurer dans un positionnement intermédiaire, entre extériorité et intériorité vis-à-vis des différents groupes d’acteurs. Par ailleurs, j’ai vite compris que ma mobilité statutaire faisait de moi un métèque. Dans la Grèce antique, le métèque désigne l’étranger domicilié dans une cité autre que celle dont il est originaire. J’ai compris que je ne serais jamais un sapeur-pompier salarié comme les autres, je n’ai pas suivi le même parcours initiatique. De la même manière, ma double appartenance de 2008 à 2013 aux statuts de volontaire et de PATS, n’a fait de moi ni un PATS, ni un volontaire comme les autres. Mon parcours, en tant qu’acteur volontaire et salarié m’a positionné comme « marginal sécant » ; c’est-à-dire selon la définition de Michel Crozier, comme « un acteur partie prenante dans plusieurs systèmes d’actions en relation les uns avec les autres et qui peut de ce fait, jouer le rôle d’intermédiaire et d’interprète entre des logiques d’actions différentes, voire contradictoires »
Une demande implicite et un permis d’explorer et d’expérimenter
Etre un simple praticien ne suffit pas pour conduire une recherche. Pour cela, il faut également avoir le droit d’explorer et d’expérimenter. Ma recherche résulte à la fois d’un besoin de reconnaissance, celui de donner du poids à mes découvertes pour l’avenir des sapeurs-pompiers et à la fois d’un besoin d’exigence et de rigueur vis-à-vis de la manière de réaliser mon travail, pour qu’il puisse permettre la production de connaissances reconnues et validées. La concrétisation de mon projet de recherche est le fruit de ma rencontre improbable avec le directeur d’un SDIS très intéressé par les démarches originales et à l’affût d’idées nouvelles qu’il pourrait exploiter pour ses propres réflexions. Cette rencontre a été rendue possible par la vacance du poste de responsable du service « soutien et développement du volontariat » auquel je postulais dans le cadre de mes ambitions personnelles, sans trop savoir l’accueil que le directeur accorderait à mon projet de recherche. Lors de mon entretien de recrutement, j’offrais, sans trop réfléchir, au SDIS, en plus de la tenue du poste vacant, le bonus d’un travail supplémentaire de recherche, sans contrepartie obligatoire vis-à-vis de ma production intellectuelle. Ce travail était offert dans le sens où je proposais de réaliser le travail de lecture et d’écriture sur mon temps libre, de m’acquitter personnellement des frais d’inscription et de déplacements liés à ma thèse. La seule prise de risque pour l’institution était de me laisser l’accès aux données du terrain et le droit d’utiliser ces données à des fins de recherche. Si le 164 Madeleine Akrich, Michel Callon, Bruno Latour, Sociologie de la traduction, textes fondateurs, Presse des Mines, 2006. 165 Op. cit., Henri Amblard, Philippe Bernoux, Gille Herreros, Yves-Frédéric Livian, p. 157. 166 Ibid., p. 156. 102 travail de recherche était fructueux, tout le monde profiterait des résultats obtenus et s’y retrouverait et si le travail de recherche n’aboutissait pas, le SDIS n’y perdait rien par rapport au profil du poste initial, puisque l’action, elle, aura bien été conduite. J’ai fait en quelque sorte une « thèse loisir ». Voilà l’accord implicite que j’ai conclu ce jour-là avec le directeur du SDIS, hors de tout conventionnement formel d’usage habituel dans ce type d’institution. Sans trop savoir ou cela allait me conduire, j’ai passé un accord moral pour le pire et le meilleur. Bien que n’ayant pas de commande formelle de recherche, mon projet de thèse a permis de répondre à la demande implicite d’apport de connaissances nouvelles du directeur du SDIS sur son organisation. Pour pouvoir répondre à cette demande, il m’a fourni un permis de transgresser et une autorisation d’expérimenter de nouvelles pratiques. Il m’a ouvert les portes de l’ensemble des services de la direction et des centres de secours. J’entends encore raisonner dans ma tête ses formules « d’ouverture de porte » [DDSIS : Il faut que vous voyez ça avec Christophe / Prends rendez-vous avec Christophe, il va pouvoir t’aider / J’ai invité Christophe, je crois que ça peut l’intéresser et il va peut-être pouvoir nous apporter des éléments intéressants / Il faut absolument que vous vous rencontriez pour en parler …], qui venant du directeur, n’ont jamais été rejetées a priori par les autres acteurs. Ces ouvertures n’ont pas toutes débouché sur des coopérations fructueuses, mais ont, à chaque fois, fait l’objet d’une rencontre et ont été l’occasion de recueillir la parole de mes interlocuteurs. Le directeur m’a ainsi ouvert progressivement l’accès au comité de pilotage et aux instances paritaires, ou encore à de nombreux groupes de travail stratégiques du SDIS. Il voulait m’ouvrir le plus grand champ de vision possible de « son » organisation en mouvement, pour que je lui apporte, en retour, un regard neuf, percevoir ce qu’il ne percevait pas de son bureau de directeur ou de ses déplacements épisodiques dans les centres. Pour le directeur, mon travail de recherche était un moyen d’alimenter sa réflexion sur la conduite du SDIS, sa propre recherche clandestine. Pour renforcer cela, il m’a également encouragé et aidé dans la mise en place des expérimentations indispensables à ma recherche. Nous passions de longs moments ensemble à mettre au point ces expériences in situ, à travers la mise en place de nouvelles pratiques managériales, que nous pensions mieux adaptées aux problématiques de l’organisation hybride. Nous les préparions minutieusement, parfois pendant plusieurs mois, avant de les présenter au COPIL, étape ultime avant le passage à l’action. Quand je m’inquiétais de l’impact de ces transformations pour les sapeurs-pompiers, pour me rassurer il me disait à chaque fois [DDSIS : Qu’est-ce qu’on risque ! 103 Qu’est-ce que tu veux qu’il nous arrive ?], c’était sa manière de nous autoriser à nous tromper et à faire machine arrière
Un droit à l’erreur à relativiser
Bien que bénéficiant d’une bienveillance du directeur vis-à-vis de mon travail, j’ai vécu chaque étape depuis juin 2008 avec la peur que tout s’arrête : la recherche et les possibilités d’intégration en tant que sapeur-pompier salarié. Cette pression réelle a été croissante au fur et à mesure de l’avancée de la recherche. A chaque étape, ce que j’avais investi en temps, en énergie, en sacrifice de vie familiale, de loisirs et en argent, même si cet ce dernier aspect n’était pas l’essentiel pour ma part, était de plus en plus conséquent, me situant dans un jeu de quitte ou double. Au-delà de perdre la face vis-à-vis de mes ambitions de recherche et de diplôme, je risquais de perdre un avenir très désiré, celui de faire une deuxième carrière en tant qu’officier de sapeur-pompier salarié. J’aurais pu encore, pour ne pas échouer, me laisser entraîner dans une spirale accentuant le temps consacré à mon travail, au détriment du temps consacré à ma vie privée et de perdre l’affection de ma famille et de mes amis trop souvent délaissés … voire d’y perdre la santé en faisant un burn out. La réussite de mes projets personnels et de la recherche étaient liées à la réussite des actions pour lesquelles j’avais été recruté. La réussite sur mon poste de responsable du « service soutien et développement du volontariat », sous statut de PAT, était une condition pour pouvoir espérer plus tard basculer sur un statut de sapeur-pompier salarié. En faisant mes preuves sur ce poste administratif, je pouvais espérer par la suite bénéficier d’une procédure de détachementintégration, ce qui reste exceptionnel dans la profession, pour cause de corporatisme. Ensuite, la réussite sur mon poste de sapeur-pompier salarié est devenue une condition pour être intégré définitivement dans un statut de sapeur-pompier salarié. Si l’expérience n’était pas concluante durant les premières années, je pouvais être à tout moment réintégré dans mon ancien statut administratif. Parmi les actions que je devais conduire pour « transformer l’essai », il y avait les expérimentations sur lesquelles je comptais m’appuyer pour recueillir les données utiles à la recherche. Compte-tenu de mon positionnement d’acteur à part entière : pompier-chercheur, je cumulais deux activités équivalentes à des pleins temps. Une activité d’officier de sapeur- 104 pompier salarié, adjoint au chef d’un centre mixte et une activité de chercheur bénévole, le soir, les week-ends et pendant mes congés. Si les actions mises en œuvre pour recueillir mes données faisaient partie de mon temps salarié, le développement de mes connaissances académiques et le temps d’écriture de ma thèse ont été entièrement réalisés sur mon temps libre. Par ailleurs, suite à mon recrutement au grade de capitaine de sapeur-pompier salarié en juillet 2013, j’ai dû réaliser en même temps que mes deux premières années de thèse, 14 semaines de formation d’adaptation à l’emploi, à l’ENSOSP à Aix-en-Provence. Cette expérience d’officier stagiaire m’a permis de découvrir une autre facette de l’organisation des sapeurs-pompiers : le système de formation des officiers. Cette période a constitué une immersion dans l’immersion et elle a été aussi riche que consommatrice de temps. Pour pouvoir réussir ce double challenge de l’expérience-enquête : mener à bien ma mission professionnelle et mener à bien ma recherche, j’ai eu besoin de m’inscrire dans un temps long. Ce besoin de temps long a renforcé la pression que je subissais, car les temporalités de mon projet et ceux de l’université n’étaient pas en phase (trois ans pour réaliser une thèse). Je savais que je devrais passer par des phases de demande de dérogation pour obtenir des délais supplémentaires, tout en sachant que le cadre réglementaire s’est encore durci et fixe à six ans (dérogations comprises) la durée maximale pour soutenir. Je me retrouvais, en plus de la pression liée à la conduite de mes activités professionnelles, avec un sentiment de travail intellectuel empêché. D’un côté l’université me mettait la pression pour l’avancement de la recherche et de l’autre l’investissement nécessaire pour réussir mon action professionnelle limitait le temps que je pouvais consacrer à la partie recherche. J’ai été confronté à la dualité entre le travail de l’action et le travail de la recherche. En revanche, d’avoir été en situation de travail en tant que titulaire de la fonction publique territoriale, m’a ôté les contraintes des financements tels que les contrats CIFRE167 et m’a permis d’inscrire mon travail de thèse dans un temps plus long, sans me poser la question de mes moyens de subsistance. En cas d’échec de mon pari d’expérience-enquête, je ne risquais pas de me retrouver à la rue.
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