Les ressorts de l’(in)satisfaction
Des notions qui relèvent d’un même processus
À la lumière de cette assomption, les notions évoquées depuis le début de cette thèse : frustration, burn-out, RPS, souffrance, etc. peuvent être mises en perspective les unes avec les autres. La notion de frustration correspond, selon l’exposé des pages précédentes précisément à la notion de distress, telle que je l’ai définie dans ce chapitre. Les moyens dont l’individu dispose ne lui permettent pas de répondre, de la manière dont il le souhaite, à une demande de son environnement à laquelle il donne de la valeur. Les émotions verbalisées par les expatriés comme la tristesse, la colère, ou la honte, marquent, elles aussi, un sentiment d’impuissance par rapport à des événements jugés importants. Si l’on en croit Yves Clot, la notion de souffrance trouve également son origine dans la notion d’« action empêchée » et donc de distress (voir p.63). Pourtant, si l’on reprend les trois étapes du « syndrome général d’adaptation » de Hans Selye, la « phase d’alarme » (celle où Ludovic Joxe – Thèse de doctorat – 2019 64 peuvent s’exprimer la colère et l’aigreur), la « phase de résistance », et la « phase d’épuisement »106 (Selye 1956, 3), il semble que la souffrance corresponde aux deux dernières phases et devienne dès lors une sous-catégorie de la notion de distress. La notion de burn-out concernerait, quant à elle, directement la phase d’épuisement. « Le burn-out correspond au stade final d’une rupture d’adaptation. Celle-ci résulte sur le long terme, d’un déséquilibre entre les exigences de l’environnement et les ressources de l’individu » (Truchot 2014, 275). Le burn-out est alors défini comme « un épuisement physique émotionnel et mental qui résulte d’une implication sur le long-terme dans des situations […] qui sont émotionnellement exigeantes »107 (Schaufeli et Greenglass 2001, 501). Alors que selon Matthew Hargrove et alii, « le flow est l’expérience ultime de l’eustress – la quintessence de l’eustress »108 (Hargrove, Nelson, et Cooper 2013, 67), le burn-out peut dès lors être cyniquement considéré comme l’expérience ultime du distress, c’est-à-dire l’expérience ultime de la frustration. Enfin, s’agissant des publications sur les risques psychosociaux, causes et conséquences sont souvent confondues. Il convient ainsi de distinguer les publications selon lesquelles les risques sont des facteurs de risque (des causes de troubles) de celles selon lesquelles les risques sont des risques à prendre (les troubles eux-mêmes). Pour les auteurs dont les RPS sont des facteurs de risque, alors les RPS sont des stresseurs qui mettent classiquement les individus dans des positions de défis difficiles à relever, par exemple dans le cas de MSF : l’injonction à faire baisser le taux de mortalité d’une région, la gestion d’un afflux inattendu de blessés, la négociation avec un coordinateur de projet jugé arrogant, condescendant, ou soupçonné du harcèlement d’un collègue. Pour ceux dont les RPS sont des risques à prendre, alors les RPS sont les différents troubles liés au distress : souffrance, dépression, stress post-traumatique, burn-out, etc. Ces approches par l’« action empêchée » ou par celle du distress pourraient presque être utilisées telles quelles. Elles restent néanmoins très portées sur la situation et il me semblait intéressant d’intégrer dans cette thèse des éléments sociohistoriques de l’organisation et des individus qui la constituent. 106 “It develops in three stages: (1) the alarm reaction; (2) the stage of resistance; (3) the stage of exhaustion.” 107 “Burnout has been defined in the literature as a state of physical, emotional and mental exhaustion that results from long-term involvement in work situations that are emotionally demanding.” 108 “Flow is the ultimate eustress experience — the epitome of eustress.”
Des approches limitées de l’insatisfaction
Conclusion du chapitre
Dans ce chapitre, j’ai proposé un état de la recherche sur la notion d’insatisfaction qui a mis en évidence plusieurs limites. Il s’agit d’abord d’une difficulté à départager des motifs d’insatisfaction qui seraient davantage liés à l’individu qu’à son environnement. Il s’agit ensuite de notions dont les définitions sont à éclaircir ou approfondir. Je pense en particulier à celles de pouvoir, de valeur, d’événement ou de disposition. Il s’agit enfin de la tension entre déterminisme et aléatoire, entre une volonté d’identifier des lois et la nécessité d’observer des contingences, entre objectivité et subjectivité. Par ailleurs, les approches actuelles, bien que semblant décrire finement le processus s’attardent peu sur les parcours de vie des acteurs en présence et sur l’histoire des structures dans lesquelles ils évoluent. Dans quelle mesure les individus ou la structure disposent-ils à l’apparition d’une situation de satisfaction ou d’insatisfaction ? Comment se forme le jugement de l’individu ? Comment s’établissent les rapports de pouvoir dont l’individu est à la fois sujet et objet ? Dans quel type d’interactions et de situations ? C’est à la tentative de mise en place d’un cadre théorique permettant de répondre à ces questions que je m’astreins dans le chapitre suivant.
Les deux visages de l’insatisfaction
Dans son « esquisse d’une théorie générale », Niklas Luhmann écrivait que « l’abstraction est une nécessité épistémologique » (Luhmann [1984] 2011, 32). Il mettait en garde le lecteur vis-à-vis d’une prise de distance potentiellement déroutante. Le vol dans l’abstraction doit s’effectuer au-dessus des nuages et il faut s’attendre à une couverture de nuages plutôt épaisse. (Luhmann [1984] 2011, 32) Pour débattre d’un sujet issu de la quotidienneté sociale comme celui de l’insatisfaction, il ne me semblait pas possible de faire l’économie d’un passage par la conceptualisation et d’une prise de recul théorique sur mon objet d’étude. Dans le chapitre précédent, j’ai mis en avant le principe selon lequel le sentiment d’insatisfaction était intimement lié au concept de pouvoir. La multiplicité des définitions données par des générations de chercheurs donne cependant à celui-ci des contours de plus en plus flous. Avant de rentrer dans la description plus pratique de mon terrain de recherche (partie II et III), j’essaie de redéfinir théoriquement le concept de pouvoir. Dans cette optique, je croise ici la théorie de l’information, la théorie de l’acteur-réseau et la théorie des capitaux de Pierre Bourdieu. Dans la suite de ce chapitre, je détaille la façon dont la démarche « dispositionnalocontextualiste » de Bernard Lahire s’adapte à l’analyse du processus émotionnel. Je détaille Ludovic Joxe – Thèse de doctorat – 2019 68 également la façon dont j’objective les différents niveaux de satisfaction des expatriés et finalement comment l’insatisfaction, comme toutes les émotions dont elle est issue, offre un double visage : à la fois celui d’une objectivité sociale et celui d’une subjectivité individuelle.
Les deux visages de l’insatisfaction
Le pouvoir, ou la maîtrise des événements valorisés Pour stabiliser la définition du pouvoir, je suggère de parcourir pas à pas le fil qui unit les notions suivantes : d’abord l’incertitude, puis l’information, l’événement, l’actant, la valeur, le capital et enfin la complexité.
Des définitions du pouvoir convergeant vers le contrôle de l’incertitude
Bien que des générations d’auteurs aient proposé leur propre interprétation de la notion de pouvoir, le corpus de textes choisis par la philosophe Céline Spector autour de cette notion met en évidence un point de vue relativement constant à travers les âges, celui d’un « [gouvernement] des relations humaines » (C. Spector 2011). Platon, Aristote ou Machiavel envisagent le pouvoir sous l’angle politique : c’est la question du pouvoir du monarque et de l’autorité politique en général. Saint-Paul, Saint-Augustin ou Auguste Comte envisagent le pouvoir sous l’angle spirituel et religieux : c’est la question du pouvoir divin. Karl Marx et Friedrich Engels l’envisagent sous l’angle économique : selon eux, le pouvoir appartiendrait aux détenteurs du capital économique. Jean-Jacques Rousseau, John Locke ou Montesquieu sous l’angle juridique : la force de la loi serait source de pouvoir. Plusieurs penseurs ont cherché à prendre du recul sur cette notion, tantôt en l’assimilant, tantôt en la différenciant des notions de « domination », de « contrainte », de « capacité », de « coercition » ou d’« influence ». Que ce soit chez Michel Foucault, Erhard Friedberg, Robert Dahl et d’autres, le pouvoir est d’abord entendu comme le pouvoir d’un individu sur un autre, comme la capacité à contraindre autrui dans son action. [Le pouvoir] est la capacité qu’a une personne A d’obtenir d’une personne B de faire ce qu’elle lui demande. (Friedberg 1972, 39) A a du pouvoir sur B dans la mesure où il peut obtenir de B qu’il fasse quelque chose qu’il n’aurait pas fait sinon.109 (Dahl 1957, 202‑3) 109 “A has power over B to the extent that he can get B to do something that B would not otherwise do.” Ludovic Joxe – Thèse de doctorat – 2019 70 L’exercice du pouvoir n’est pas simplement une relation entre des « partenaires », individuels ou collectifs ; c’est un mode d’action de certains sur certains autres. (Foucault 1994, 235‑36) Bien qu’ils procèdent de positionnements théoriques parfois différents, ces auteurs vont converger vers la question de l’incertitude qu’ils nomment aussi probabilité ou contingence. Nassim Nicolas Taleb, l’auteur du « cygne noir », parlait même de « la puissance de l’imprévisible » (Taleb 2008). Selon eux, le pouvoir serait ainsi la maîtrise de l’incertitude qui pèserait sur des rôles, sur des actions, sur des comportements et des réactions. La stratégie de chacun des partenaires engagés dans une relation de pouvoir consistera donc à garder son propre comportement et ses propres réactions aussi imprévisibles que possible. […] Le pouvoir d’un individu est ainsi fonction de l’importance de la zone d’incertitude qu’il sera capable de contrôler face à ses partenaires. (Friedberg 1972, 40) [L’exercice du pouvoir] est un ensemble d’actions sur des actions possibles : il opère sur le champ de possibilités où vient s’inscrire le comportement des sujets agissants : il incite, il induit, il détourne, il facilite ou rend plus difficile, il élargit ou il limite, il rend plus ou moins probable. (Foucault 1994, 237) La base du pouvoir est […] le contrôle sur la contingence, sur le oui et le non en relation avec les rôles souhaités. (Luhmann [1975] 2010, 128) Or l’incertitude, comme la sous-section suivante le défend, correspond à un manque d’information sur l’occurrence d’un événement, que celui-ci soit à venir ou passé.
L’information : une mesure de l’incertitude d’un événement
La notion d’information est au fondement des SIC (Sciences de l’Information et de la Communication) mais, pour de nombreux auteurs comme Jérôme Segal, citant Claude Shannon, elle revêt un caractère insaisissable. [Shannon]110 reconnaît dès 1950 la diversité des définitions de l’information à l’intérieur de la théorie de l’information et déclare à Londres en 1950 qu’il est improbable “qu’un seul concept d’information puisse rendre compte de façon satisfaisante des nombreuses applications possibles de ce chapitre d’étude général.” (Segal 2003, 716) 110 Claude Shannon, le père de la théorie de l’information. Voir ci-après. Chapitre III. Les deux visages de l’insatisfaction 71 Trois courants de recherche en sciences de l’information peuvent ainsi se distinguer : d’abord celui qui s’intéresse à l’information dans son sens le plus commun, c’est-à-dire celui des médias et de la presse, ensuite celui qui s’intéresse à l’information du point de vue du signal électronique, et enfin celui qui utilise son concept pour chercher à unifier les disciplines scientifiques (biologie, physique, linguistique, etc.). Les travaux de Claude Shannon (Shannon 1948) sont souvent mentionnés comme base des sciences de l’information mais ne s’avèrent pas repris directement pour unifier ces trois courants de recherche et encore moins pour analyser des concepts sociologiques ou politiques. Ils semblent pourtant très éclairants pour comprendre la notion de pouvoir et in fine d’insatisfaction, puisqu’ils invitent à penser que l’information peut se comprendre comme la probabilité d’occurrence d’un événement. En ce sens, l’information est le reflet d’une incertitude. Plus l’incertitude est grande, plus l’information est minime ; plus l’incertitude est faible, plus l’information est importante (voir Annexe 4 : L’information pour la « théorie de l’information », p.491) L’information issue des médias traditionnels (presse écrite, radio, télévision ou discussion avec ses proches) décrit un tel phénomène, en augmentant ou diminuant, du point de vue du récepteur, l’incertitude autour de l’occurrence d’un événement. Quand ma voisine me dit que Nicolas Dupont vient de venir au monde, quand je lis dans le journal que Elon Musk projette d’envoyer un homme sur Mars, ou quand la télévision annonce qu’un chercheur vient de mettre au point un nouveau vaccin, ces nouvelles me renseignent sur la probabilité d’occurrence de ces événements, qu’ils soient passés ou à venir. Selon la confiance que je mets dans le média, la distance qui me sépare de l’émetteur ou les liens que je peux établir avec d’autres nouvelles similaires, je jugerai cette probabilité plus ou moins élevée et la nouvelle plus ou moins fiable. Dans le cas de MSF, Eleanor Davey raconte comment l’organisation s’est construit une légende « romantique et rebelle »111 (Davey 2015, 20) sur laquelle les réflexions actuelles se basent. Les rapports de pouvoir successifs ont édulcoré puis effacé la complexité des situations originelles. « Toutes les histoires ont leurs biais et leurs angles morts »112 (Davey 2015, 24). Dans la construction d’un « mythe » nécessairement incomplet et imprécis, Eleanor Davey suggère de s’intéresser aux raisons et aux rapports de pouvoir qui l’ont rendu si tenace plutôt qu’aux détails des réalités de l’époque. Ainsi, « la mémoire a une double fonction, à la fois de retourner dans le passé et de se projeter vers le futur » (Davey 2015, 20). L’information émise 111 “Romantic and rebellious” 112 “All histories […] have their biases and blind spots” Ludovic Joxe – Thèse de doctorat – 2019 72 par les médias classiques, comme celle émise par ailleurs, devient un élément de la rationalité collective et des rationalités individuelles. L’information peut dès lors être comprise comme un élément infinitésimal d’histoire113 . L’information permet autant de prédire le futur que de « postdire » le passé, dans le sens de raconter l’histoire : « la postdiction [donne] lieu à un récit » (Flageul 2006, 95). Cette capacité à décider de l’avenir et du passé constitue le cœur du pouvoir, qui est donc, a priori, autant prédictif que postdictif. Le pouvoir, c’est tout élément de connaissance qui permet de jouer sur la probabilité d’occurrence d’un événement dans le futur ou dans le passé. Chez MSF, la maîtrise de la narration de l’histoire de l’organisation, de la légende de sa création, autant que la capacité à prédire l’avenir des missions, à anticiper leur futur a de la valeur et donne du pouvoir. La capacité de postdire s’acquiert au fil des expériences dans l’organisation ou dans le secteur de l’aide internationale. Et prédire est d’autant plus aisé que l’individu dispose de ressources, qu’il monte dans la hiérarchie et sait qu’il pourra compter sur des collaborateurs. Dès lors, considérer que le pouvoir correspond à la maîtrise de l’incertitude devient éclairant. En passant par l’intermédiaire des SIC et en utilisant le sens que Claude Shannon donne à l’information, le pouvoir devient synonyme de maîtrise de l’information. En utilisant la notion d’événement, le pouvoir devient également la maîtrise (consciente ou non, volontaire ou non, recherchée ou non) de la probabilité d’occurrence d’un événement, c’est-à-dire la capacité à faire varier la probabilité qu’un événement, futur ou passé, ait lieu ou non.116 En parlant du pouvoir comme la capacité à modifier la probabilité d’occurrence d’un événement se pose désormais la question de l’événement.
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