LES REPONSES JUDICIAIRES AUX CRIMES INTERNATIONAUX
La justice sénégalaise face à la question inédite de la compétence universelle
Lors de l’inculpation de Monsieur Hissein HABRE par le Doyen des Juges d’instruction, la question de la compétence universelle des juridictions sénégalaises pour certains crimes de droit international s’était posée pour la première fois, faute de précédent et de textes internes traitant de la matière. Aussi, était-elle sujette à interprétations diverses. Les victimes, confortées par le Doyen des juges d’instruction, soutenaient une thèse différente de celle des conseils de Habré et du Ministère public . Les parties s’appuyaient sur des fondements distincts ou n’avaient pas la même lecture des conventions internationales, en l’occurrence celles de New York de 1984 et de Vienne de 1969. Elles n’appréhendaient pas non plus le droit international coutumier de la même manière. La Chambre d’accusation, puis la Cour de cassation, qui ont tranché la question, ont argué de l’incompétence des juridictions sénégalaises. Leurs décisions déniaient au juge sénégalais sa prétention d’exercer la compétence universelle (A). Cette solution, retenue par la Haute juridiction sénégalaise, avait certes sonné le glas de la procédure initiée dans ce pays, mais n’avait pas mis fin à la controverse (B). Le Procureur de la République adjoint, en fonction au moment de l’introduction de la plainte avec constitution de partie civile avait pris un réquisitoire aux fins d’informer. Son remplaçant, installé avant la transmission du dossier à la Chambre d’accusation, avait manifesté une nouvelle position du Ministère public dans cette affaire. En effet, dans son rapport d’appel accompagnant le dossier, il avait invité le Procureur général à requérir l’annulation de la procédure, conformément à la demande des conseils de l’inculpé Monsieur Hissein HABRE. Le représentant du Parquet général près la Cour d’appel de Dakar ne s’était pas fait prier pour requérir dans ce sens, consacrant ainsi un revirement spectaculaire du Ministère public, en quelques mois. 100 A. Le déni de la compétence universelle Les poursuites initiées contre Monsieur Hissein HABRE, par des victimes des exactions commises au Tchad durant son règne de 1982 à 1990, étaient fondées sur la législation interne sénégalaise ainsi que sur le droit international conventionnel et coutumier. Elles s’appuyaient, d’une part, sur la Convention des Nations unies du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ratifiée par le Sénégal à travers la Loi n° 86-26 du 16 juin 1986. L’article 5-7 de cette loi reprend le principe énoncé par la Convention de New York sur l’obligation de juger ou d’extrader. Elles avaient rappelé l’article 79 de la Constitution sénégalaise qui dispose que « les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois » et l’article 27 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969 qui interdit à un Etat de se réfugier derrière les imperfections de son droit interne pour se soustraire à une obligation découlant d’un traité. Les victimes invoquaient, d’autre part, le droit international coutumier qui fait peser sur les Etats, dont le Sénégal, une obligation de poursuivre les auteurs de crimes contre l’humanité. Les parties civiles, confortées par le Doyen des juges d’instruction, soutenaient ainsi la thèse de la compétence des tribunaux sénégalais pour connaitre de faits de torture et de crimes contre l’humanité commis au Tchad, par un tchadien, sur des tchadiens. Cette position n’était pas partagée par les avocats de Habré et le Ministère public pour qui les juridictions sénégalaises étaient incompétentes pour connaitre de telles infractions, en considération de leur lieu de commission et de la nationalité étrangère de l’auteur et des victimes. Ils estimaient aussi que l’hypothèse contraire ne pouvait, le cas échéant, recevoir application, dès lors que le texte interne, ayant incorporé la torture dans le droit positif sénégalais en 1996, n’avait pas étendu la compétence des tribunaux nationaux à des crimes commis à l’étranger. Selon ces avocats, ce texte ne pouvait d’ailleurs, en vertu du principe de la non rétroactivité de la loi, fondamental en droit pénal, rétroagir sur des faits commis antérieurement à son entrée en vigueur. Après plus de six tours d’horloge marqués par de vives plaidoiries à huis clos, la Chambre d’accusation avait penché, en vidant ultérieurement son délibéré, pour la thèse des défendeurs en annulant les poursuites. Elle retenait l’incompétence des juridictions sénégalaises pour connaitre de « faits de torture commis par un étranger en dehors du territoire sénégalais quelle que soit la nationalité des victimes » ainsi que le manque de base légale pour l’incrimination de crimes contre l’humanité qui ne figurait pas dans le droit positif sénégalais313 . Dans sa motivation, la Chambre d’accusation avait expliqué que l’inculpation de Monsieur Hissein HABRE, pour crimes contre l’humanité, violait le principe de légalité des délits et des peines affirmé à l’article 4 du Code pénal314 en ce sens qu’elle n’était pas prévue par les textes internes. Elle avait aussi relevé qu’en érigeant la torture en infraction autonome, à travers la Loi n° 96-16 du 28 août 1996 complétant l’article 295-1 du Code pénal315 , le législateur 313 CA de Dakar (Sénégal), Chambre d’accusation, 25 novembre 2005, MP c. Hissein HABRE. 314 Selon l’article 4 du Code pénal, « nul crime, nul délit, nulle contravention ne peuvent être punis de peines qui n’étaient pas prévues par la loi ou le règlement avant qu’ils fussent commis ». 315 Avant cette loi, les actes de torture n’étaient qu’une circonstance aggravante de certaines infractions visées à l’article 288 du Code pénal. 102 sénégalais s’était certes conformé à l’article 4 de la Convention de New York de 1984, mais n’était pas allé au bout de son entreprise en prenant des mesures internes de compétence juridictionnelle, comme prescrit par l’article 5 du même traité. Selon les juges d’appel, l’autonomie du droit pénal et son formalisme particulier, par rapport aux autres normes juridiques, font que le législateur sénégalais devrait expressément prévoir le principe de la compétence universelle. Lesdits magistrats avaient fait un parallèle avec la législation française en rappelant que ce pays avait d’abord inclus un article réprimant la torture dans leur Code pénal316, pour ensuite adopter une loi relative aux infractions commises hors du territoire français317 . En penchant pour l’annulation de la procédure, la Chambre d’accusation avait relevé le caractère d’ordre public des règles de compétence dont la méconnaissance entrainait systématiquement ce type de sanction. La solution retenue par la Chambre d’accusation avait été approuvée par la Cour de cassation sénégalaise, lors du pourvoi initié par les parties civiles. Les magistrats du siège avaient pris le contrepied du Parquet général près ladite Cour qui, en s’appuyant sur la jurisprudence française, avait développé l’argument selon lequel les conventions et traités internationaux, régulièrement adoptés, s’intègrent au droit national de manière spontanée, par 316 Il s’agit de l’article 222-1 du Code pénal. 317 Suite à la loi du 16 décembre 1992, entrée en vigueur le 1er mars 1994, l’article 689 du CPP est ainsi libellé : « les auteurs ou complices d’infractions commises hors du territoire de la République peuvent être poursuivis et jugés par les juridictions françaises soit lorsque, conformément aux dispositions du titre 1er du Code pénal ou d’un autre texte législatif, la loi française est applicable soit lorsqu’une convention internationale donne compétence aux juridictions françaises pour connaître de l’infraction ». L’article 689-1 dispose qu’ « en application des conventions internationales visées aux articles suivants : peut être poursuivi et jugé par la juridiction française si elle se trouve en France, toute personne qui s’est rendue coupable hors du territoire de la République de l’une des infractions visée par ces articles ». L’article 689-2 indique que « pour l’application de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants adoptée à New York le 10 décembre 1984, peut être poursuivie et jugée dans les conditions prévues à l’article 689-1, toute personne coupable de torture au sens de l’article 1er de la convention ». 103 l’effet « self-executing », et priment sur les textes internes contraires, antérieures ou postérieures318 . Contrairement au Procureur général, les juges avaient indiqué, le 20 mars 2001, qu’aucun texte de procédure ne reconnaissait une compétence universelle aux juridictions sénégalaises319 . Selon la Haute juridiction, il était erroné d’invoquer l’article 79 de la Constitution, car il s’agissait plutôt d’une obligation pour le Sénégal de prendre des mesures internes, conformément à l’article 5-2 de la Convention contre la torture, pour établir sa compétence. La Cour de cassation avait insisté sur la nécessité de mesures législatives préalables, conformément à l’article 5-2 sus évoqué, avant d’énoncer l’inexistence de textes sénégalais consacrant une compétence universelle pouvant être mise en œuvre par les juridictions internes. En emboitant le pas à la Chambre d’accusation, la Cour de cassation avait rejeté le pourvoi des victimes. Cette position jurisprudentielle est en phase avec une partie de la doctrine et la pratique de nombreux Etats. Elle a toutefois fait l’objet de vives critiques. 318 Le Ministère public estimait que la Chambre d’accusation avait mal interprété les articles 79 de la Constitution et 5 de la Convention contre la torture. 319 Cour de cassation (Sénégal), Crim. 20 mars 2001, MP c. Hissein HABRE, Op. cit. 104
Une position jurisprudentielle objet de controverses
Les motifs qui ont sous-tendu les décisions d’annulation rendues par la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Dakar et la Cour de cassation n’avaient pas emporté la conviction de certains juristes. Bien avant que les théoriciens du droit ne s’y penchent, certains magistrats qui étaient intervenus dans la procédure, s’étaient prononcés dans le sens de la compétence du juge sénégalais pour connaitre autant des faits de torture que de ceux de crime contre l’humanité imputables à Monsieur Hissein HABRE320 . Le nœud du problème résidait dans le caractère directement applicable ou non de la Convention des Nations unies contre la torture et du droit international coutumier ayant sécrété le crime contre l’humanité, lesquels consacrent la compétence universelle qui aurait permis au juge sénégalais de connaitre de faits commis au Tchad, par un tchadien, sur des tchadiens. Le caractère « self-executing » de la convention sus-évoquée est l’objet de controverses. D’aucuns soutiennent que ce traité n’a pas besoin d’être réceptionné par une mesure interne pour s’appliquer. D’autres considèrent que son applicabilité est tributaire d’une mesure domestique. Pour mieux appréhender ces deux positions, il est utile de préciser au préalable ce que recouvre le concept « self-executing » au regard du droit international. 320 Dans le réquisitoire aux fins d’informer, le Procureur de la République adjoint Abdoulaye GAYE, avait retenu la compétence du juge sénégalais. Le Magistrat instructeur, Demba KANDJI, avait inculpé Hissein Habré sur cette base. L’Avocat général près la Cour de cassation, Aly Ciré BA, qui avait requis la cassation de l’arrêt de la Chambre d’accusation, s’était inscrit dans la même démarche. 105 La notion d’applicabilité directe, chère aux théoriciens du monisme321, renvoie à « l’aptitude d’une règle de droit international à conférer par elle-même aux particuliers, sans requérir aucune mesure interne d’exécution, des droits dont ils puissent se prévaloir devant les autorités de l’Etat où cette règle est en vigueur » 322 . Contrairement au raisonnement du Professeur Abdallah CISSE, devenu Avocat au Barreau du Sénégal, qui, en critiquant l’arrêt de la Cour de cassation, avait expliqué que « lorsqu’une convention internationale est régulièrement ratifiée, elle est intégrée de jure au droit national et devient directement applicable » 323, il convient de préciser qu’il n’est pas si aisé d’identifier clairement une règle de droit international directement applicable dans le droit interne, faute de critère universel du caractère « self-executing ». On peut toutefois prétendre qu’une norme internationale est revêtue du caractère auto-exécutoire lorsque d’une part, les Etats parties ont clairement exprimé leur intention en ce sens, et que d’autre part, la règle est suffisamment énoncée au point de se suffire à elle-même et de se passer d’un texte national d’incorporation. Pour le premier point, il faudrait comprendre que la norme adoptée par les parties génère des droits ou des obligations directement destinés aux particuliers. Il s’agit du « critère subjectif du destinataire de la norme internationale » 324 que le juriste 321 Selon les tenants du monisme (Hans KELSEN, Alfred VERDROSS, Georges SCELLE), l’ordre juridique international et l’ordre juridique interne constituent un système juridique unique, avec une primauté du premier sur le second. Par contre, pour les partisans du dualisme (Heinrich TRIEPEL, Dionisio ANZILOTTI), le droit international et le droit interne étant distincts, il faudrait une procédure de « réception », par une loi nationale, pour intégrer les normes juridiques internationales dans le droit interne. 322 Joe VERHOEVEN, « La notion d’applicabilité directe du droit international », in RBDI, 1980, n° 2, p. 243. 323 Abdallah CISSE, « La responsabilité pénale des chefs d’Etat africains en exercice pour crimes internationaux graves », in SOS Attentats / Terrorisme, victimes et responsabilité pénale internationale, Ghislaine DOUCET (Dir.), Paris, Calmann-Lévy, 2003, p. 250. 324 Mactar KAMARA, « De l’applicabilité du droit international des droits de l’homme dans l’ordre juridique interne », in Anuario Colombiano de Derecho Internacional, n° 4, p. 98. Disponible sur https://revistas.urosario.edu.co/index.php/acdi/article/view/2051/1818. 106 américain Carlos Manuel VASQUEZ traduit par le concept de « justiciability doctrine » 325, à savoir une norme conventionnelle internationale suffisamment précise qui peut être invoquée par les individus devant les tribunaux326 . Quant au second point, il s’agit du « critère objectif du degré de précision » de la norme internationale, selon l’expression du Professeur Mactar KAMARA327 .
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