Le chiffre noir des VBH : la pointe de l’iceberg
La Fondation SURGIR (2012) estime que les statistiques rapportées sous-représentent la réalité des YBH. En effet, selon les organisations oeuvrant auprès d’une clientèle pouvant vivre des YBH, ces chiffres seraient de trois à quatre fois supérieurs (Fondation SURGIR, 2012). Trois hypothèses sont présentes dans la littérature quant à la sous-estimation des YBH. La première hypothèse est que l’absence de consensus à l’égard de la définition des YBH nuit au dépistage adéquat de la problématique. Effectivement, chaque pays, chaque organisme institutionnel et communautaire interprète différemment la définition des YBH, ce qui les rend statistiquement difficiles à recenser (Fondation SURGIR, 2012). Cette première hypothèse établit l’ importance de s’appuyer sur une définition pour l’élaboration d’ interventions en contexte de YBH. La deuxième hypothèse est que, par le manque de consensus sur la définition, peu de meurtres sont reconnus comme étant liés à l’ honneur. En effet, les autorités rapporteraient incorrectement les décès liés à l’ honneur en les classant plutôt dans les catégories accidents ou suicides (Begikhani, 2005 ; Faqir, 2001).
Ainsi, ces situations de YBH ne sont pas comptabilisées dans les statistiques. Finalement, la troisième et dernière hypothèse de la sous-évaluation statistique des YBH concerne la perception négative que les familles issues de l’ immigration entretiennent généralement par rapport à l’ intervention étatique. En effet, comme plusieurs familles désirent conserver les tensions familiales à l’intérieur de la sphère privée, elles ne désirent pas attirer le regard extérieur sur leur famille. Par conséquent, plusieurs victimes n’osent pas dénoncer leur situation de peur de déshonorer leur famille et de subir des représailles (Eshareturi, Lyle, et Morgan, 2014; Meetoo et Mirza, 2007; Payton, 2014; Schlytter et Linell, 2010). Certains auteurs associent cette décision des victimes au fait qu ‘elles auraient intériorisé la violence comme la seule solution pour rétablir l’ honneur de leur famille et qu ‘i l est donc normal qu ‘elles la subissent en réponse à un comportement jugé déshonorant (Caffaro, Ferraris, et Schmidt, 2014; Dogan, 2014; Meetoo et Mirza, 2007). De plus, comme la famille représente le point d’ ancrage pour la majorité des victimes, une dénonciation pourrait même entraîner une rupture de liens non désirée (AI izadeh, Tornkvist, et Hy lander, 20 Il; Harper, Vallée, et Tomasso, 2014; luth, Tiinnsjo, Hansson, et Lynoé, 2013 ; Sedem et Ferrer-Wreder, 2015). L’ensemble de ces considérations sur l’absence de dénonciation par les victimes influence les statistiques. Pour résumer, l’ absence de consensus à l’égard de la définition des VBH, la difficulté à reconnaître les meurtres liés à l’ honneur par les autorités du système pénal et la tendance des familles à percevoir l’ intervention publique comme une intrusion dans leur vie privée constituent autant de facteurs qui laissent soupçonner une sous-évaluation statistique du phénomène des VBH.
Les définitions et la terminologie
Les hypothèses avancées pour expliquer la difficulté de dépister plus adéquatement les VBH soulèvent l’importance de se prémunir d’une définition commune pour mieux intervenir. Dans cette optique, la prochaine section traite des définitions des VBH présentes dans la littérature institutionnelle et communautaire qui permettent de circonscrire la problématique. Mentionnons qu ‘à ce jour, au Québec, aucun consensus n’a été établi sur la définition (Harper et al., 2014). Ceci étant dit, le CSF (2013) a choisi d’ adopter la définition de crimes d’honneur élaborée par le Conseil de l’Europe: Le concept de « crimes dits d’honneur» recouvre toute forme de violence à l’ encontre des filles et des femmes (plus rarement des hommes et des garçons), au nom de traditiOlmels codes d’ honneur, exercée par des membres de la famille, des mandataires ou par les victimes elles-mêmes. Les crimes dits d’ honneur constituent une violation grave des droits de la personne qui les subit. (p.20) Cette première définition inscrit les YBH comme une infraction commise sur les droits de la personne, notamment sur les droits des femmes, au nom des codes de l’honneur.
À l’ époque, le Conseil de l’Europe choisit la terminologie « crimes dits d’ honneur », mais malgré leur précision de l’ inclusion de toutes formes de violence, cette term inologie demeure, dans la littérature, principalement rattachée au meurtre commis au nom de l’ hOlmeur (CSF, 2013). Dans ce mémoire, le terme privilégié est « violences basées sur l’ honneur », puisqu ‘ il inclut l’ensemble des formes de violences. On le retrouve dans la définition donnée par le Bouclier d’Athéna – Services familiaux (BASF) : La violence basée sur l’ honneur est toute forme de violence psychologique, physique, verbale, sexuelle, économique et spirituelle motivée par le désir de protéger ou restaurer l’honneur ou la réputation d’un individu, d’une famille ou d’une communauté. Cette violence est utilisée pour contrôler le comportement social ou sexuel d’une personne afin que celle-ci se conforme aux normes, aux valeurs et aux pratiques liées aux traditions ou coutumes d’un groupe donné. Elle peut aussi être utilisée en guise de sanction ou de correction du fait d’un comportement jugé ou perçu inapproprié.
Ce type de violence peut être exercé par un ou plusieurs membres d’ une même famille y compris la famille étendue ou les membres d’une communauté. (BASF, 2015, p.8) Cette définition exhaustive met en lumière une pluralité d’ éléments importants pour comprendre les YBH, entre autres la possible implication de plusieurs membres de la famille dans la violence et le contrôle des comportements sociaux et sexuels d’un individu (Baker, Gregware, et Cassidy, 1999). Puisque l’Organisation des Nations Unies (ONU) – Femmes (2011) souligne l’importance, en matière de YBH, de conserver une définition large pouvant englober toutes les formes de violence, nous avons choisi les définitions des VBH s’ inscrivant dans cette lignée. La dernière définition retenue pour présenter les YBH dans ce projet de mémoire provient des DPI/Pl du CCSMTL, partenaire terrain du projet de recherche au sein duquel ce mémoire s’ inscrit et se décline ainsi: Nous définissons les YBH comme une forme de violence dont la finalité est de préserver ou de rétablir l’ honneur de l’ auteur des violences, de la famille ou de la communauté. Elles ciblent les membres de la famille dont les comportements, réels ou perçus, sont considérés honteux aux normes culturelles. (CCSMTL, 2015, p.2) L’ensemble des définitions présentées permettent de dégager plusieurs caractéristiques des VBH.
L’honneur dans une perspective collective.
Conformément aux écrits scientifiques, l’ honneur se caractérise selon deux dimensions. D’une part, l’honneur, assigné à la naissance, est relié à des traits de caractère qui reflètent des valeurs d’intégrité et d’honnêteté (Rodriguez Mosquera, 2013; Vandello et Cohen, 2003). D’autre part, l’ honneur acquis, octroyé à la famille par la communauté, est associé à la réputation et au statut de la famille (Baker et al., 1999; CSF, 2013; Eid, 2007; Rodriguez Mosquera, 2013; Vandello et Cohen, 2003). C’ est de cette deuxième conception que découlent les situations Il de YBH : « ça inclut non seulement l’ évaluation personnelle d’ un individu sur sa propre valeur, mais auss i l’ approbation de cette évaluation par sa communauté en lui accordant le droit de s ‘enorgueillir» [traduction libre] (Gill et Brah, 2014, p.73-74). En d’autres mots, une grande importance est allouée au jugement de la communauté sur l’ honneur de la famille. C’est d ‘ailleurs ce que soutiennent Legault, Bourque et Roy (2008) qui rapportent que dans un modè le de type collectif, les normes du groupe, le « nous », priment sur les besoins individuels, le « soi ». Dans ce type de modèle collectif, si un membre de la famille déroge au code de l’ honneur, c’est l’ ensemble de la famille immédiate et élargie qui est déshonorée (Fiske et Ray, 2015 ; Gill et Brah, 2014).
Ce déshonneur collectif atteint le statut et la réputation des hommes de la famille les empêchant de participer au même titre que les autres hommes aux activités sociales, car leur hospitalité est considérée comme entachée (Fiske et Ray, 2015). Pour accéder à nouveau au cercle social, il faut rétablir l’ honneur et donc, il devient dans l’ intérêt de tous de répondre aux « transgressions » commises (Fiske et Ray, 2015), que ce soit en exerçant une pression sur la famille directe ou en utilisant la violence (Baker et al. , 1999; CSF, 2013; Eisner et Ghuneim, 2013 ; Fondation SURGIR, 2012). Autant les femmes que les hommes peuvent participer aux YBH (Baker et al., 1999; CSF, 2013 ; Eisner et Ghuneim, 2013 ; Fondation SURGIR, 2012;). Pour mieux comprendre la perspective collective et la différencier des autres types de violence, comparons, à titre d’exemple, la violence conjugale aux YBH. Si la violence conjugale est généralement désapprouvée par les membres de la famille et de la société (CSF, 2013), les YBH, quant à elles, sont souvent planifiées et perpétrées par plusieurs membres de la famille, par exemple le père, la mère, le frère, l’oncle, etc. (CSF, 2013 ; Payton, 2014). De surcroît, dans les cas de YBH, la perpétration des violences peut être cautionnée, et même encouragée, par la communauté d ‘appartenance de la famille (Payton, 2014). Cette distinction peut s’ expliquer par le rapport à la notion d’ honneur. Dans les sociétés où la communauté prime, l’ honneur est perçu comme un bien moral qui est partagé par l’ensemble de la famille et donc, celui-ci doit être absolument défendu (Crook, 2009). Ainsi, les membres de la famille peuvent être plusieurs à vouloir agir pour rétablir l’ honneur s ‘ il est perdu. En contrepartie, dans les sociétés où l’ individualisme prime, l’honneur est associé davantage à l’intégrité morale de chaque individu (Rodriguez Mosquera, 2013). C’ est un seul individu qui se sentira menacé dans son intégrité si son honneur est entaché et par conséquent, il sera seul à agir dans la perpétration de violences pour le rétablir. Nous pouvons donc constater que la perspective collective, soit le regard et l’ implication de la communauté sur la situation, est un déterminant essentiel permettant d’ évaluer si la situation correspond davantage à des YBH ou à de la violence conjugale.
La présence de comportements perçus comme déshonorables. À la perspective collective de l’ honneur s’ajoute une dynamique patriarcale. Il existe un consensus au sein de la littérature scientifique stipulant que le code de l’ honneur se construit à l’ intérieur d’ une société patriarcale où il existe une inégalité dans les relations de genre (Baker et al., 1999; Douki, Nacef, Belhadj, Bouasker, et Ghachem, 2003; Gill, 2014; Gill et Brah, 2014). Dans une dynamique patriarcale, la responsabilité de la descendance familiale est confiée aux hommes (Cooney, 2014), mais ce sont les femmes qui portent la progén iture (Akpinar, 2003). De ce fait, les hommes sont perçus comme les gardiens de la reproduction des femmes de leur communauté (mère, soeurs, cousines, etc.). Ainsi tributaires des comportements des femmes de leur famille, les hommes se voient dans l’ obligation d’exercer un contrôle sur elles pour s’ assurer du maintien de l’ honneur familial.
Un mécanisme de contrôle social s’exerce de la part des hommes sur les comportements sociaux et sexuels des femmes afin de préserver à tout prix l’ honneur de la famille aux yeux de la communauté (Akpinar, 2003; Baker et al., 1999; Cooney, 2014; CSF, 2013; Gill, Begikhani, et Hague, 2012; Merry, 2009). Ce contrôle s’exerce par un code social dans lequel un clivage existe entre les comportements attendus par chaque genre (Gill, 2013). Pour les hommes, il est attendu qu ‘ ils protègent l’honneur de la famille en contrôlant les comportements sexuels et sociaux des femmes (Baker et al., 1999; Bond, 2014; CSF, 2013; Faqir, 2001; Rexvid et Schlytter, 2012). Quant à elles, les femmes célibataires doivent garantir leur bonne réputation par le maintien de leur chasteté et pour les femmes mariées, par leur fidélité (Akpinar, 2003; CSF, 2013; Merry, 2009). Des comportements pouvant être jugés « inacceptables » pour la réputation peuvent être, dans le cas d’ une jeune fille, de mettre du maquillage, de porter des tenues « occidentalisées », de refuser un mariage arrangé, d’être en contact avec un jeune homme à l’ extérieur de sa communauté (CSF, 2013; Roberts, Campbell, et Lloyd, 2014). Quant à la femme mariée, il peut s’ agir de vouloir le divorce ou refuser un mariage forcé pour sa fille (CSF, 2013). Pour un homme, l’ affirmation de son homosexualité ou la protection d ‘ une soeur ou d’une copine contre le reste de la famille peut également entraîner des VBH à son endroit (Welchman et Hossain, 2005).
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