Les ”produits résiduaires organiques” pour une intensification écologique de l’agriculture

Les ”produits résiduaires organiques” pour une
intensification écologique de l’agriculture

La valorisation des déchets

En conséquence de l’augmentation et de l’urbanisation de la population, les volumes de déchets ménagers solides devraient augmenter de 70 % d’ici 2025 et plus que doubler d’ici vingt ans à l’échelle mondiale (Hoornweg et Bhada-Tata, 2012). Pour Farinet et Niang (2004) la production de déchets et effluents dans les villes africaines pourrait être multipliée par quatre d’ici 2030. Ces déchets résultant de l’activité des villes représentent des volumes considérables. Ils atteignaient, à l’échelle mondiale, entre 1,7 et 1,9 milliard de tonnes en 2006 (Chalmin et Gaillochet, 2009). Ils sont majoritairement de nature organique. Les résidus de repas et déchets verts, qui constituent l’essentiel des déchets organiques des ménages, représentent entre 40 % des ordures ménagères – pour les pays occidentaux – et 80 % pour les pays à faibles revenus par habitant (Chalmin et Gaillochet, 2009). Chiffres auxquels il faudrait ajouter les boues de station d’épuration, et certains papiers et cartons ayant un fort potentiel fermentescible pour obtenir l’ensemble des déchets organiques urbains. Il faut voir ici des tendances plus que des données certifiées4 . Mais ces tendances permettent de mesurer le poids des déchets organiques urbains dans la problématique générale des déchets. Leur importance se mesure également à l’aune de leurs impacts environnementaux. Au-delà du fait qu’ils sont une source de risques sanitaires lorsqu’ils ne sont pas collectés et traités, les déchets organiques contribuent massivement à la saturation des décharges, à la pollution des eaux et de l’air, et produisent de surcroît des gaz à effet de serre, actifs dans le réchauffement climatique (carbone, méthane…) lorsqu’ils entrent en décomposition. Ces problèmes prennent une importance considérable dans la perspective d’une poursuite de la croissance et de l’urbanisation de la population mondiale dans les décennies à venir. Face à cela, en Europe, les politiques environnementales de gestion des déchets se renforcent considérablement. Depuis la directive cadre sur les déchets de 1975, visant principalement leur élimination, les priorités dans les choix de traitement ont évolué. Depuis 2008, la législation européenne intègre une hiérarchie dans la gestion des déchets, qui donne la priorité à la prévention, devant le réemploi, le recyclage, la valorisation et l’élimination5 . Si l’usage agricole de déchets organiques peut entrer dans la définition du recyclage6 , c’est le plus souvent la notion plus large de valorisation qui est utilisée par les acteurs : « toute opération dont le résultat principal est que des déchets servent à des fins utiles en remplaçant d’autres matières qui auraient été utilisées à une fin particulière, ou que des déchets soient préparés pour être utilisés à cette fin, dans l’usine ou dans l’ensemble de l’économie. »7 Cette notion met l’accent sur le fait que les déchets peuvent venir se substituer à d’autres matières, en l’occurrence les engrais minéraux. On parle alors de valorisation agricole des déchets ou matières organiques. En France, la réglementation sur les déchets intègre ce principe de valorisation dès 1992 à travers l’interdiction de mise en décharge des déchets « non ultimes »8 à partir de 2002. Dès lors, les différentes politiques de gestion des déchets insistent sur la nécessité de les valoriser. 

Des « déchets » aux « produits résiduaires organiques »

Le lien entre agriculture et déchets n’est pas un fait contemporain. Dès la sédentarisation de l’Homme et la révolution agricole du néolithique, les restes de repas et les déjections animales étaient utilisés comme fertilisants pour les cultures (Mazoyer et Roudart, 2002). Ce n’est qu’avec le développement des grandes cités, de plus en plus peuplées, que les déchets deviennent véritablement un problème par leur accumulation et leur concentration (Silguy, 1996 ; Lhuilier et Cochin, 1999a). La question des déchets est donc d’abord une question urbaine. Toutefois, selon Sabine Barles (2005), la notion même de déchet, au sens moderne du terme, n’apparaît qu’au tournant du 19ème et du 20ème siècle. Elle montre en effet, principalement à partir du cas de Paris, que les villes n’ont pas toujours été considérées comme des « écosystèmes parasites »16 consommant des ressources naturelles et rejetant des déchets. Les résidus urbains, et tout particulièrement les résidus organiques, ont largement participé à l’essor de l’industrie et au développement de l’agriculture durant le 19ème siècle. C’est d’abord par un long développement de l’odorat (Corbin, 1986), qui conduit à l’hygiénisme brandissant le « péril sanitaire », dès la seconde moitié du 19ème siècle, que la problématique de l’insalubrité des villes est reliée à l’amoncellement des déchets. Et c’est à la faveur de changements techniques permettant de se passer de leurs bienfaits – notamment l’invention des engrais chimiques au début du 20ème siècle – que les résidus organiques urbains sont délaissés par l’agriculture et l’industrie, voués à l’élimination hors des murs de la cité, et deviennent des « produits de nulle valeur », des « déchets » qu’il s’agit d’éliminer (Barles, 2005). On passe alors d’une logique où les résidus urbains étaient utilisés comme des ressources pour et par  l’agriculture, à une logique où ils sont considérés comme des déchets, sources de maladie et d’insalubrité. Durant la première moitié du 20ème siècle, l’utilisation agricole des déchets urbains n’est plus à l’ordre du jour et l’utilisation des engrais chimiques se développe. Mais dès les années 1960, les volumes de déchets augmentent considérablement, leur composition évolue et ils deviennent le revers de la société de consommation (Baudrillard, 1986). Les stations d’épuration se développent et avec elles les boues, qui sont largement orientées vers les décharges, de même que l’ensemble des déchets. Les villes sont plus saines mais l’accumulation et la concentration des déchets dans des espaces restreints commencent à poser de nouveaux problèmes. Il ne s’agit plus seulement d’assainir les villes en évacuant les déchets mais d’assainir les matières elles-mêmes pour protéger les milieux naturels dans lesquels elles s’entassent. L’insalubrité devient « nuisance » et « pollution », et c’est à partir de ces entrées que va prendre forme la notion d’environnement en tant que champ d’action politique. Cette « invention de l’environnement » (Charvolin, 2003) apparaît alors comme une nouvelle phase dans le processus historique d’« invention des déchets urbains » (Barles, 2005). D’un côté la création d’un espace politico-administratif dédié à la gestion des déchets, pris en charge par les collectivités publiques, dans une logique environnementale, renforce le caractère exogène de ces matières par rapport au monde agricole. D’un autre côté, cette nouvelle approche va favoriser l’émergence des notions de recyclage et de valorisation, impliquant de rétablir les liens entre déchets organiques et agriculture. On retrouve ici un des éléments centraux de l’environnementalisation politique : la gestion environnementale se situe essentiellement en dehors des espaces politiques et administratifs dans lesquels elle s’est constituée (Lascoumes, 1994 ; Charvolin, 2003). En l’occurrence, la valorisation des déchets organiques, sous cette nouvelle forme, implique de les dérouter de leurs voies de traitement classique (enfouissement, incinération) pour les orienter vers l’agriculture. On entre alors dans une phase « d’écologisation » de l’agriculture dans le sens où les politiques publiques environnementales sortent de leur cadre strict d’influence pour s’immiscer dans les politiques sectorielles agricoles (Deverre et de Sainte Marie, 2008). Ce ne sont donc plus seulement les déchets urbains qui doivent être exportés vers le monde agricole, mais également leur logique de gestion environnementale. Cette valorisation des résidus organiques sous forme de « déchetsenvironnementaux » va également s’appliquer aux matières produites par le monde agricole lui-même, les effluents d’élevage. L’ensemble des matières organiques entre ainsi dans une « logique déchet ». 

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Table des matières

Introduction
PREMIERE PARTIE. VERS UNE APPROCHE PLURALISTE DES « FORMATS » DE
VALORISATION AGRICOLE DES MATIERES ORGANIQUES
Chapitre 1. Les matières organiques, ressources, déchets ou
produits ?
1.1 De ressource à déchet : rupture entre ville et agriculture
1.2 De « déchet-santé » à « déchet-environnement » : la valorisation agricole
1.3 L’écologisation de l’agriculture par les déchets
1.4 La « logique produit » : un nouveau référentiel de sécurité ?
Chapitre 2. Déployer les formes de valorisation à travers le
programme ISARD
2.1 Vers une pluralité de formats de valorisation
2.2 Déployer le programme ISARD pour analyser le format « produit » dans la pluralité des formats
2.3 Les terrains, entre monographies et études de cas
Chapitre 3. Trois formats de valorisation, entre concurrence et ajustement : le cas de La Réunion
3.1 Suivre les filières de retour au sol des matières organiques dans différents mondes
3.2 Le format « déchet » ou la centralisation techniciste 99
3.3 Le format « ressource » ou le maintien des effluents dans une gestion de proximité
3.4 Le format « produit traditionnel » ou la standardisation des matières organiques industrielles
Conclusion de la première partie
DEUXIEME PARTIE. L’INTENSIFICATION ÉCOLOGIQUE DE L’AGRICULTURE
PAR LA NORMALISATION DES PRODUITS « RECYCLES »
Chapitre 4. De nouvelles attentes sociales : l’intensification écologique de l’agriculture
4.1 De l’enrôlement des scientifiques dans le format « déchet », à leur attachement à la « logique produit »
4.2 De la multifonctionnalité à l’intensification écologique : la production comme finalité
4.3 ISARD, l’intégration des matières et des acteurs dans une « logique produit »
Chapitre 5. La normalisation industrielle comme mode de
garantie
5.1 La norme comme dispositif d’agro-éco-industrialisation des matières organiques
5.2 La valorisation par les normes : nouveau référentiel des politiques publiques
5.3 Le format « produit recyclé » mis en œuvre à travers l’écologie territoriale : le cas de Versailles
Chapitre 6. Les coopératives agricoles comme opérateurs de conversion
6.1 Les modalités de conversion de l’agriculture conventionnelle
6.2 Les attachements des agriculteurs au format « produit recyclé »
6.3 Composer des engrais organiques, recomposer les mondes .
Conclusion de la deuxième partie
TROISIEME PARTIE. LA DIFFUSION DU FORMAT « PRODUIT RECYCLE » : LIMITES ET IMPACTS
Chapitre 7. De déchet à produit, la perte de contrôle pour une partie du monde agricole
7.1 Une série de déplacements à l’encontre du monde agricole
7.2 Les Chambres d’agriculture : des « missions de valorisation » aux « organismes indépendants »
Chapitre 8. De ressource à produit, la déconnexion entre producteurs et consommateurs
8.1 La déconnexion entre matières et acteurs : le cas du fumier de cheval à Versailles
8.2 La déconnexion entre matières et territoires : le cas des effluents de Salazie (La Réunion)
Chapitre 9. Majunga : un modèle unique pour une pluralité de mondes agricoles ?
9.1 Vers la coexistence territoriale d’une pluralité de mondes agricoles ?
9.2 Le compostage des déchets urbains de Majunga pour assainir la ville
9.3 Le déplacement des utilisateurs de matières organiques : de l’agriculture familiale à l’agro-industrie de firme
9.4 La captation du gisement de matières organiques au détriment des acteurs du format « ressource »
Conclusion générale
Bibliographie
Glossaire
Table des figures
Annexes

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