– LA QUESTION DES FINALITÉS : DES INTENTIONS AUX USAGES
L’analyse des pratiques professionnelles confronte le chercheur à l’analyse de « modes de transformation du réel » (Barbier, 1996), c’est-à-dire de l’activité humaine. Il s’agit d’étudier une action humaine qui se déroule dans le temps, qui est singulière et intentionnelle et vise l’efficacité. Mais pourquoi étudier ces pratiques ? À quelle intention obéit la construction des dispositifs et des méthodes d’analyse ? Quels usages en sont faits ? Ces questions sur la finalité des dispositifs permettent d’explorer la question du sens, mais elles renvoient à une difficulté majeure, celle de l’imbrication des finalités. Après avoir précisé la notion d’imbrication des finalités et distingué usages et intentions, nous développerons trois intentions qui permettent de caractériser les dispositifs d’analyse des pratiques : la production de savoirs, la professionnalisation, l’évolution des pratiques.
Finalités ou intentions : un enjeu pour les usages
Marguerite Altet (1996) souligne deux fonctions de l’analyse des pratiques : une fonction opératoire qui vise une plus grande maîtrise et efficacité de l’intervention pédagogique et une fonction théorique de production de savoirs sur les processus et leur fonctionnement qui devrait déboucher sur un modèle d’intelligibilité des pratiques observées. Une troisième fonction traverse ces deux premières et concerne la formation des praticiens.
Ces distinctions peuvent elles-mêmes s’inscrire dans une autre qui sépare l’intention qui préside à la construction d’un dispositif d’analyse de l’usage qui en sera fait. En effet, un dispositif d’analyse, une méthode, peuvent être construits dans un but précis et être utilisés dans un autre, comme n’importe quel outil pratique ou théorique. L’usage fait d’une méthode échappe à la raison pour laquelle elle est « intentionnellement » construite. On parlera, dans ce cas, de glissement de sens, de dérive, voire de détournement. En pédagogie, la démarche par objectif et les taxonomies constituent un exemple connu. Ils s’affichent en principe comme des démarches de clarification de l’intention pédagogique et des critères d’évaluation au service des enseignants et des apprenants, et peuvent facilement devenir des outils contraignants au service du contrôle administratif. Dans le même ordre critique, en entreprise, le dispositif d’analyse des activités et de formalisation des procédures en vue de l’assurance qualité des ISO 9000 a souvent servi de prétexte à l’entreprise pour s’approprier les connaissances stratégiques d’ouvriers professionnels ou pour organiser un meilleur contrôle de l’activité des employés. Il faut ajouter que dans leur usage, les méthodes peuvent avoir plusieurs fonctions : « un train peut en cacher un autre » !
Entre l’intention qui organise la logique d’un dispositif d’analyse et son usage, on peut donc passer d’une finalité à une autre. À cette distinction, on peut en rajouter une seconde, celle entre sujet individuel et sujet idéologique. À ce propos, il faut rappeler l’intérêt de la lecture idéologique des pratiques sociales qui par-delà les intentions conscientes des acteurs cherchent à décoder le déterminisme idéologique. L’idéologie est considérée ici comme un système de valeurs qui se donne pour naturel et évident alors qu’il a un fondement historique et soutient l’organisation économique de la société et la répartition des pouvoirs. Dans cette optique, le sens donné par l’acteur à sa pratique (ou à son dispositif d’analyse des pratiques) peut être une rationalisation qui cache l’enjeu idéologique. La véritable finalité serait dans ce cas une finalité idéologique qui échapperait à la conscience immédiate. On pourrait, dans cette optique, s’interroger sur l’enjeu idéologique de certaines analyses des pratiques. En effet, il n’est pas indifférent que l’analyse des pratiques dans le champ de l’éducation se développe dans le contexte général de la formalisation des pratiques professionnelles en entreprise. Si on analyse les pratiques, c’est notamment pour favoriser la compréhension de l’agir professionnel et responsabiliser les acteurs. C’est bien d’acteurs compétents, suffisamment autonomes, possédant une certaine marge d’initiative dont les entreprises et les institutions ont besoin pour faire face aux aléas. « Autrefois, on rétribuait les bras et les jambes. On a ensuite demandé aux salariés de travailler avec du cœur. Aujourd’hui, on leur réclame du cerveau. » (Berchet, 2000). On en vient à de nouveaux types de relation du travail que Supiot (2000) dénomme « l’autonomie dans la subordination » qui revient, ici, à intégrer davantage l’acteur dans le système économique. La critique idéologique nous pose de ce fait la question de savoir dans quelle mesure l’analyse des pratiques, sous couvert de construction de connaissances, de professionnalisation ou d’évolution des pratiques, ne contribue pas à la normalisation de ces pratiques et, en dernière analyse, au renforcement du contrôle social et de l’intégration des individus dans la logique économique dominante… La question reste ouverte. Mais nous nous arrêterons plus particulièrement aux intentions fondatrices des dispositifs, même si l’intention ne préjuge en rien des usages ultérieurs, ni de sa subordination à la question de l’idéologie. Dans quel but le dispositif a-t-il été construit ? Même si la réponse à cette question se comprend toujours à partir du contexte sociohistorico-culturel dans lequel il a été élaboré, trois intentions générales sont aisément repérables : la production de savoirs, la professionnalisation, l’évolution des pratiques. Liées entre elles, elles sont plus ou moins présentes dans tous les dispositifs, mais l’affichage dominant de l’une ou l’autre intention donne le ton ou le style du dispositif.
Intention dominante : la production de savoirs
La production de savoirs s’inscrit dans une intention d’intelligibilité. Lorsque cette intention est dominante, le dispositif d’analyse est marqué par les exigences épistémologiques de la construction des savoirs : recherche sur les variables des pratiques et leurs articulations, recherche aussi sur les invariants qui permettent caractériser la notion d’action ou d’activité humaine. Dans l’analyse des pratiques, la production de savoirs donne elle même lieu à un débat sur la nature de ces savoirs : savoirs théoriques et/ou savoirs d’action, ou encore, savoirs généraux et/ou savoirs professionnels. Les savoirs théoriques relèvent de l’épistémologie classique et visent la construction de savoirs déclaratifs. La notion de savoirs d’action est moins stabilisée et peut notamment désigner soit la construction de savoirs procéduraux, soit les théories d’action. L’intention peut aussi porter sur la construction de savoirs généraux transférables d’un cas à un autre ou à la compréhension d’une pratique particulière. Les deux cas sont très imbriqués l’un dans l’autre. Ils obéissent tous les deux à des démarches heuristiques, qu’elles soient de nature générique ou compréhensive. L’intention de production de savoirs est présente dans la plupart des dispositifs d’analyse des pratiques du champ de l’éducation et de la formation lorsqu’ils sont construits dans le cadre universitaire. Ils débouchent sur des concepts originaux (effet maître, rapport au savoir, relation transférentielle, transposition didactique, conflit socio-cognitif…) qui permettent de dépasser la lecture empirique des pratiques professionnelles. Dans les dispositifs et les méthodologies qui abordent les pratiques d’un point de vue extrinsèque, cette intention est particulièrement dominante. Il va sans dire que les savoirs construits à travers cette approche des pratiques doivent pouvoir trouver leur prolongement, comme le montre Popper (1971) dans son analyse des tâches de la science, dans les prédictions et les applications pratiques.
Intention dominante : la professionnalisation
L’intention du dispositif peut être la professionnalisation. Dans ce cas, il est animé d’une intention de formation. La formation peut viser la maîtrise du geste professionnel comme dans certains usages de l’autoscopie, la capacité à analyser la situation professionnelle à partir de la mise en œuvre de grilles d’analyses déterminées, la prise de conscience par le sujet de sa propre stratégie d’action, l’élucidation de ses implications personnelles dans les interactions (analyse des conduites professionnelles dans les groupes de type Balint). En tout état de cause, pour un usage de formation, le dispositif doit favoriser le questionnement du sujet sur sa propre démarche et son attitude et favoriser à la fois la maîtrise des gestes et attitudes professionnelles et la construction identitaire. Cette intention est marquée dans des dispositifs comme l’auto confrontation du sujet à son activité, les groupes de paroles, les groupes Balint… L’intention de professionnalisation est très liée à la construction de la compréhension de la pratique. Par exemple, dans les entretiens d’explicitation, nous dit Vermersch (1990), le problème est de « comprendre ce qui fait obstacle à la mise en mots de l’action ». Apporter des réponses à ce problème, c’est favoriser en même temps la prise de conscience et l’effet formateur du dispositif. Dans les groupes d’analyse des pratiques de type Balint, le dispositif vise, en premier lieu une formation des praticiens à travers la prise de conscience des phénomènes inconscients qui affectent les relations, mais en même temps il permet de construire des savoirs sur les mécanismes de transfert et de contre-transfert du lien pédagogique. Sur l’intention de professionnalisation dans les analyses de pratiques, on se reportera avec profit à l’ouvrage collectif « Situation de travail et formation » (1996) sous la direction Barbier, Berton & Boru où sont explorées la construction de compétences individuelles et la construction de théorie d’action collective partagée dans et par le travail. Le développement du processus de formation au sein du processus de travail est largement fondé sur les dispositifs d’analyse de la situation de travail mis en œuvre.