LES PRINCIPES DE LA CONNAISSANCE CHEZ
KANT
DÉBAT SUR LE PROBLÈME DE L’ORIGINE ET DE LA NATURE DES IDÉES AU XVIIE SIÈCLE
Jean-Cassien BILLIER : « La philosophie kantienne n’émerge pas du néant. Son caractère révolutionnaire apparait d’autant mieux lorsqu’on l’inscrit dans la poursuite du grand débat philosophique issu du siècle précédent ».C’est avec ces propos de Jean-Cassien Billier que nous nous proposons, dans ce chapitre 1 de notre première partie, de situer la théorie de la connaissance kantienne au sein du problème général de la philosophie classique. Notre objectif ici est d’une part d’inscrire la doctrine de la connaissance de Kant dans la suite du grand débat philosophique qui opposait les métaphysiciens rationalistes et les empiristes, débat qui portait essentiellement sur l’origine et la nature de nos idées. Et d’autre part, nous allons montrer comment notre philosophe a découvert ce problème et aussi voir en quoi consistait la méthode de résolution qu’il avait proposée pour dépasser un tel débat.
La métaphysique rationaliste et l’intervention divine dans la connaissance
La métaphysique rationaliste est représentée par des théories comme celles de Descartes, de Malebranche, de Spinoza et de Leibniz. En effet, tous ces philosophes s’accordent au moins sur deux points : d’une part, ils partent tous d’un même principe, celui de rechercher en Dieu la médiation entre nos pensées et le monde et, d’autre part, ils sont tous animés d’une même croyance, celle de la capacité de la raison à avoir une certitude égale aux Mathématiques et à la Physique. Cette métaphysique est donc rationaliste en ce sens qu’elle prétend fonder la science dans la raison. Elle se caractérise ainsi par trois points essentiels : Elle est d’abord une doctrine qui prend comme point de départ un être Absolu et Parfait, à savoir Dieu. Cette référence à un Dieu Parfait et Absolu a deux conséquences : l’une métaphysique, l’autre épistémologique. La conséquence métaphysique concerne les relations entre Dieu et l’homme, ce dernier est toujours pensé sous le mode d’une finitude d’après le modèle de la perfection divine. La conséquence épistémologique concerne la nature de la connaissance humaine qui est toujours pensée d’après le paradigme de l’omniscience de Dieu. Ensuite, elle est une doctrine qui soutient que la métaphysique est une science, c’est-à-dire qu’elle peut nous fournir des connaissances réelles et certaines sur les réalités intelligibles comme Dieu, l’âme et la liberté. Enfin, elle est doctrine qui a la prétention de fonder la science sur la métaphysique dans la mesure où elle se présente comme une science d’un niveau supérieur aux autres sciences. Descartes, Malebranche et Leibniz constituent les figures les plus emblématiques de ce courant.
Descartes et la théorie des Idées innées
La doctrine cartésienne de la connaissance fait partie de l’une des plus systématiques de la métaphysique rationaliste. En effet, Descartes introduit un bouleversement radical à la problématique de la connaissance en mettant au cœur de celle-ci une nouvelle théorie des Idées. Sa doctrine de la connaissance se fonde essentiellement sur deux points : d’une part sur l’existence de principes a priori dans le sujet connaissant et d’autre part sur le recours à un Dieu vérace qui assure la garantie de l’adéquation de ces Idées avec le monde. Ainsi, il place au centre de cette doctrine une méthode qui lui permet d’atteindre des vérités inébranlables et cette méthode n’est rien d’autre que le doute méthodique. Ce doute méthodique suit un certain ordre qui va du doute sur les choses sensibles, en passant sur la certitude du cogito et sur la démonstration de l’existence de Dieu. En effet, pour parvenir à une science indubitable, Descartes réfute toutes les choses où il trouverait le moindre doute afin de parvenir à quelque chose qui résisterait au doute, ainsi procède-t-il : « Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j’effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parce qu’à peine cela se peut-il faire, je les réputerai comme vaines et comme fausses ; et ainsi m’entretenant seulement moi-même, et considérant mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus familier à moi-même »14 . Mais en doutant des choses sensibles et de son propre corps, Descartes s’est aperçu qu’en doutant il ne peut ne pas exister car l’existence est la condition nécessaire de son doute. Car nous pouvons tout douter ainsi que notre corps que de nous-même et en même temps être certains d’exister puisque notre existence se révèle par l’action même de penser. Ainsi, cette adéquation entre pensée et être permet à Descartes d’affirmer que tout ce qui se trouve dans nos idées claires et distinctes est forcément dans les choses. En effet chez Descartes, il n’y a pas de différence entre penser et être, la pensée et l’existence désigne une et même chose. Par conséquent, le je pense, donc je suis est une vérité inébranlable et à ce titre constitue le point de départ solide pour la connaissance car par lui commence une chaine de déduction certaine allant de la chose pensante à l’idée d’un Être infini. Cette découverte du cogito a ainsi une double fonction : d’une part, le cogito se présente comme l’exemple d’une proposition claire et distincte, d’autre part il permet la distinction entre l’âme et le corps. Aussi, sa découverte permet de reconnaitre ce qui est requis pour qu’une proposition soit vraie car il offre le prototype de toute évidence d’une connaissance certaine et indubitable en tant qu’il est une idée vraie et par conséquent correspondant à une existence réelle, il offre la règle de toute connaissance vraie : « que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies ». En faisant ainsi de l’homme le point de départ du processus de la connaissance, Descartes fait du sujet épistémique le dépositaire de la connaissance du monde. Le cogito devient ainsi l’exemple de toute évidence dans la recherche de la vérité des autres choses. Étant maintenant certain d’être une substance pensante, c’est-à-dire une chose qui : « doute, qui affirme, qui nie, qui connaît peu de choses, qui en ignore beaucoup, qui aime, qui hait, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent » 16, Descartes cherche d’autres vérité à partir de celle du cogito en faisant une analyse des Idées qui se trouvent dans son esprit. A cette tâche, il élabore une nouvelle théorie des Idées. Et c’est l’analyse de ces Idées qui lui permettra de déterminer le seul objet de connaissance possible pour le sujet car nous ne pouvons connaître que par le truchement de l’idée et celle-ci se trouve en nous. Au P. Mersenne qui lui pose expressément la question de savoir ce qu’est une Idée, Descartes répond en donnant la réponse suivante : « j’entends par Idée tout ce qui peut être en notre pensée ».En d’autres termes, Idée et pensée sont équivalentes et désignent la même chose et par conséquent l’idée est le seul contenu de la pensée. Cette théorie cartésienne des Idées se passe en trois temps.
Malebranche : la connaissance comme le résultat de la vision en Dieu
S’inscrivant dans la doctrine de l’innéisme fondée par Descartes, Malebranche élabore une théorie selon laquelle toute notre connaissance se résume à la vision de Dieu. Cette Raison universelle éclaire l’homme et le guide dans sa recherche de la vérité, elle est le Verbe divin qui contient en soi toutes les choses créées. Ainsi par cette théorie, Malebranche va généraliser la théorie cartésienne des Idées innées à toutes les formes de perceptions que nous pouvons avoir. En effet, Malebranche tient comme absolument impossible la connaissance directe des objets extérieurs par eux-mêmes et c’est ce qui fait que nous sommes toujours dans l’impossibilité de les saisir immédiatement par la perception. Car la perception directe d’un objet suppose que notre esprit sort de lui-même pour aller voir la chose, ce qui est par nature impossible car : « Nous voyons le Soleil, les étoiles, et une infinité d’objets hors de nous ; et il n’est pas vraisemblable que l’âme sorte du corps, et qu’elle aille, pour ainsi dire, se promener dans les cieux, pour y contempler tous ces objets. Elle ne les voit donc point par eux-mêmes, et l’objet immédiat de notre esprit, lorsqu’il voit le Soleil par exemple, n’est pas le Soleil, mais quelque chose qui est intimement unie à notre âme ; et c’est ce que j’appelle idée » . En d’autres termes, nous ne voyons pas directement les choses mais nous ne possédons que les idées des choses. Par conséquent, nous ne voyons pas le soleil mais seulement l’idée de celui-ci et cette dernière nous ne pouvons pas la produire, ni la tirer de notre fond et nous ne pouvons non plus assurer sa conformité avec le soleil réel existant hors de nous. C’est donc grâce à l’intervention divine que cette Idée du Soleil s’est produite en nous, ce qui veut dire que les objets du monde extérieurs ne nous sommes pas directement connus. Cette théorie de l’impossibilité de percevoir directement les choses qui se trouvent hors de nous se fonde sur le principe cartésien de l’hétérogénéité entre l’esprit et la matière. En effet, l’esprit et la matière sont de nature différente, l’esprit est un principe spirituel, une substance simple et étendue alors que la matière est un élément matériel, une substance composée. C’est pourquoi l’esprit ne peut pas avoir une perception directe sur les choses ce qui fait : « il n’est pas vraisemblable que l’âme sorte du corps, et qu’elle aille, pour ainsi dire, se promener dans les cieux, pour y contempler tous ces objets »28 . La connaissance ne sera possible que par l’intervention d’un intermédiaire qui permettra l’union entre l’âme et le corps, cette union est réalisée par ce que Malebranche appelle Idée, c’est-à-dire : « autre chose que ce qui est l’objet immédiat, ou le plus proche de l’esprit quand il aperçoit quelque objet, c’est-à-dire ce qui touche modifie l’esprit de la perception qu’il a d’un objet »29 . La connaissance sera donc union et n’est possible que grâce à l’idée. Et plus précisément la connaissance ne sera que vision en Dieu car les Idées que nous avons dans notre esprit ne proviennent pas de nous mais appartiennent à l’essence divine. L’esprit est ainsi directement uni à Dieu et grâce à cette union Dieu agit en nous en rendant possible la perception de l’idée d’un corps extérieur à nous lors de l’impression d’un objet sur nous. Ainsi du fait qu’elles appartiennent à l’essence divine, les Idées seront rationnelles, éternelles et de ce fait, elles nous éclaireront dans notre recherche de la vérité. En somme, pour Malebranche il est tout à fait impossible qu’il puisse y exister une perception directe par l’âme des choses extérieures en nous car il y’a une différence de nature entre l’âme et les corps. Et l’Idée sera l’intermédiaire qui permettra de rendre possible la perception de l’idée d’un objet par l’âme et c’est celle-ci est la même chez Dieu puisqu’elle appartient à l’essence divine. Donc, la possibilité de la connaissance est rendue possible chez Malebranche tout comme chez Descartes par l’intervention divine car c’est la vision en Dieu ; c’est-à-dire l’union de l’âme en Dieu qui fonde et garantit la perception de l’idée d’un objet qui se situe en dehors de nous
Leibniz et la théorie de l’harmonie préétablie
Tout comme Descartes et Malebranche, Leibniz va aussi partager ce recours constitutif à l’intervention divine pour expliquer la correspondance de nos représentations avec les objets extérieurs. En effet, pour Leibniz, la perception d’un objet extérieur par notre esprit est impossible car elle : « est inexplicable par des raisons mécaniques, c’est-à-dire par les figures et par les mouvements de la machine ». Ainsi, il se heurte comme tous les métaphysiciens rationalistes à l’épineux problème de la perception, plus particulièrement au problème de l’adéquation de nos idées avec le monde extérieur. Pour résoudre ce problème, il parle d’une harmonie préétablie qui permet la possibilité de la correspondance des mouvements des corps et les perceptions de l’âme. D’abord, il prend pour point de départ Dieu et démontre la vérité de celui-ci à partir de son principe de noncontradiction. Chez Leibniz en effet, une idée est possible lorsqu’elle ne contient pas en soi de contradiction, ainsi dérive-t-il l’existence de la possibilité. Ainsi, Dieu possède trois attributs : la puissance, l’entendement, et la volonté. Par sa puissance, Dieu crée toutes les choses, par son entendement il fonde les essences des choses et par sa volonté, il fait passer le possible à l’existence. Par sa volonté, il crée ainsi les monades, c’est-à-dire les substances simples qui forment les éléments des choses que nous trouvons dans le monde. Ces monades sont différentes chacune de l’autre et sont impénétrables de tous objets externes et de là l’impossibilité de la communication entre eux. Pour permettre ainsi la communication et la liaison entre les monades, Leibniz va convoquer une harmonie établie, cette harmonie préétablie permettra d’expliquer la correspondance entre les mouvements de la nature et la perception de l’âme. C’est ainsi qu’il prétend : « expliquer naturellement l’union ou bien la conformité de l’Ame et du corps organique. L’âme suit ses propres lois et le corps aussi les siennes ; et ils se rencontrent en vertu de l’harmonie préétablie entre toutes les substances, puisqu’elles sont toutes des représentations d’un même Univers »31 . Ici encore, comme nous avons pu le voir avec Descartes et Malebranche, c’est le recours en dernière instance à Dieu qui permet l’explication des corps entre eux. Ce recours à la garantie divine qui est issu de la problématique cartésienne de la connaissance est l’un des fondements de la métaphysique rationaliste. C’est pourquoi selon Kant, la métaphysique rationaliste sombre dans le dogmatisme car elle ne peut empecher de recourir à Dieu pour expliquer l’adéquation de nos représentations avec le monde extérieur, cette solution se rapproche même selon Kant d’une solution idéaliste qu’il définira de la Critique de la raison pure comme suit : « Il ne faut donc pas entendre par idéaliste celui qui nie l’existence des objet extérieurs des sens, mais celui seulement qui n’admet pas qu’elle puisse être connue pour une perception immédiate et qui en conclut que jamais nous ne pouvons être pleinement certains de leur réalité par aucune expérience possible 32 ». 2) La critique des idées innées et le recours à l’expérience chez les empiristes L’intervention divine dans la connaissance et la croyance en l’existence des idées a priori dans l’esprit du sujet qui sont les fondements du courant rationaliste vont être remises en cause par un courant de pensée particulièrement rigoureux : L’empirisme. Ce dernier est un courant de pensée développé principalement en Angleterre par des figures éminentes comme Locke, Berkeley et Hume. Nous trouvons aussi ce courant de pensée en France à travers les personnes de Gassendi et de Condillac mais selon Renée Bouveresse-Quilliot dans son ouvrage L’empirisme anglais, le courant empiriste désigne : « un usage exclusif de l’expérience, sans théorie, les partisans de la doctrine philosophique de l’empirisme proposent une interprétation générale de la connaissance humaine. L’empirisme soutient la thèse selon laquelle c’est l’expérience plutôt que la raison qui est la source de la connaissance, et en ce sens on l’oppose souvent au rationalisme »33 . En d’autres termes, l’empirisme désigne un courant de pensée qui développe une critique radicale des thèses issues de la métaphysique et soutient que la connaissance dérive essentiellement de l’expérience. Aussi, contrairement à la méthode de la métaphysique rationaliste fondée sur la déduction, l’empirisme donne la primauté à l’induction jetant par-là les bases de la science expérimentale. Et en opposition aux positions de la métaphysique rationaliste qui stipulent l’existence des principes a priori dans notre esprit, le courant empiriste va s’attacher principalement à dériver nos idées à partir de l’expérience.
INTRODUCTION GÉNÉRALE |