Les premiers musicarnavalesques

 Les premiers musicarnavalesques

Il est nécessaire de faire une différentiation rapide entre chanchada et musicarnavalesque. Ces derniers étaient des films qui sortaient fréquemment la veille du carnaval et possédaient plusieurs numéros musicaux présentant quelques chansons de carnaval, interprétées invariablement par des vedettes de la radio ou par ses principaux acteurs et actrices. Tous les musicarnavalesques étaient des chanchadas qui, elles, n’étaient pas toutes des musicarnavalesques. Après le succès des films-chantants et des films-revues, la production des films brésiliens chute vertigineusement durant les années 1910 et le début des années 1920. Selon Paulo Emílio Sales Gomes, la moyenne des films entre 1912 et 1922 a été de six films par an. Avec des moments de disette dans les années d’avant-guerre (1912-1914), où la production fut presque nulle, et des moments d’abondance pendant et après la Grande Guerre, arrivant à produire jusqu’à 16 films en 1917, encore très loin de la centaine produite pendant quelques années de la belle époque113. Mais la différence était principalement due au fait que la projection des films brésiliens était devenue rare. Les producteurs devaient invoquer la complaisance des exploitants de salles afin de pouvoir montrer leurs films. L’un des grands succès de la fin des années 1910 fut très probablement le film O carnaval cantado (« Le carnaval chanté », 1918) de Francisco Serrador, qui a obtenu plus de 500 représentations rien qu’à Rio, ce qui était un succès considérable. Selon Sergio Augusto, ce succès est dû principalement à la présentation dans le film de deux succès de la musique populaire de l’époque. Il s’agit des chansons Quem são eles ?, du compositeur Sinhô, surnommé le roi de la samba, et Vamo, Maruca, vamo (adaptation d’une musique du folklore de São Paulo), les deux interprétées par le Trio Pepe, composé de Francisco Pepe et des frères Roulien114 . Dans une décennie où le marché fut presque entièrement dominé par les cinématographies étrangères, pouvoir assister à un film national aurait dû être considéré comme une aubaine et, en soi, un motif d’orgueil et de fierté. Si, de plus, il s’agissait d’un film mettant en scène la culture de son peuple, cela aurait dû suffire à susciter la bienveillance de la critique. Mais au Brésil, pays à la production presque moribonde, ce fut différent. Tandis que le public se délectait de ces films, la critique y trouvait souvent de quoi s’indigner. C’est le cas du journaliste de la revue catholique A Tela pour qui « Le carnaval étant (…) un divertissement condamnable au nom de tous les principes moraux et chrétiens, la pellicule qui garde et reproduit ces scènes de bacchanale doit être, obligatoirement, réprouvée. C’est l’opinion des personnes de bon goût115 ». Les années 1920 furent d’importance vitale pour le cinéma brésilien, tellement il y a eu d’événements marquants. D’abord la décennie a connu une augmentation considérable de la production de films nationaux comparativement à la décennie antérieure. Ensuite, il y a eu la création des principaux magazines brésiliens spécialisés dans le cinéma comme Scena Muda, Selecta, O Fan, Paratodos, et Cinearte, entre autres, et la sortie du premier film entièrement sonore, Acabaram-se os otarios (« Il n’y a plus de sots », 1929), de Luis de Barros. Enfin, la période a vu, dans sa deuxième moitié, à l’orée du parlant, la réalisation de trois films considérés comme les grands classiques du muet brésilien : Barro humano (« Boue humaine », 1928), de Adhemar Gonzaga, Brasa dormida (« Braise endormie », 1928), de Humberto Mauro et, plus tard, en 1931, Limite, de Mário Peixoto. Les années 1920 ont vu encore la réalisation du très beau et moderne São Paulo, symphonie de la métropole, de Rodolfo Rex Lustig et Adalberto Kemeny (1928), inspiré par le film de Walter Ruttmann, Berlin, symphonie d’une grande ville (Allemagne, 1927). La décennie fut aussi significative en raison de quelques cycles ayant eu lieu un peu partout au Brésil. Les cycles les plus importants furent ceux de Recife, Cataguases, qui a révélé Humberto Mauro, le plus grand cinéaste du muet brésilien, et celui de Campinas. Pour ce qui concerne le sujet de cette recherche, les années 1920 ont vu la production du drame carnavalesque A gigollette. L’histoire d’une jeune fille trompée et abandonnée par un bohème qu’elle aimait après une nuit d’excès pendant le carnaval. L’honneur de la famille, dont le père exige vengeance, est sauvé par la générosité et l’amour d’un médecin, admirateur délaissé par la jeune fille, qui accepte de l’épouser et d’assumer la paternité du fils qu’elle porte. Le film, réalisé en 1924 par l’italien Vittorio Verga et filmé et produit par Paulo Benedetti, a obtenu un grand succès auprès du public et, fait rare, de la critique. Paulo Benedetti, qui était plutôt un inventeur d’équipement de cinéma, s’associera un peu plus tard à Adhemar Gonzaga et à Pedro Lima, deux grands critiques de l’époque. Ensemble ils mettront en œuvre le projet de Barro Humano, réalisé par Gonzaga, dont il a été le producteur et le photographe. En 1924, Joe Schoene a réalisé le film Cinzas (« Cendres »). Il s’agit d’un autre drame carnavalesque. C’est l’histoire d’une jeune vendeuse d’une boutique de costumes de carnaval de luxe qui ne peut pas participer au carnaval avec son ami faute d’argent. En allant porter une commande à des nobles dans un hôtel international, elle se fait courtiser par le comte sous les regards furieux de la Comtesse. Abandonnée temporairement par les nobles en train de se quereller, elle décide Cité par Alex Viany dans « O cinema abre alas », Jornal do Brasil, 26 de fevereiro de 1973. Apud AUGUSTO, 115 Sérgio. Este mundo é um pandeiro…Op. cit. p. 89. 65 d’essayer le costume et le collier que la comtesse, par jalousie, avait jeté au loin. Confondue avec la comtesse par des hôtes qui arrivent soudainement dans la chambre, elle est entrainée, malgré ses protestations, dans la rue pour assister au défilé. A la fin, identifiée par le collier qu’elle porte, la jeune vendeuse est poursuivie et harcelée par le comte qui, masqué et sans dévoiler sa véritable identité, essaye de l’embrasser de force. L’ami de la vendeuse, qui la cherchait dans les rues depuis son départ pour livrer le déguisement de la comtesse, la trouve en lutte avec le comte et, en essayant de la défendre, blesse le comte. Ce dernier sort son épée et, lorsqu’il s’apprête à tuer son ami, la vendeuse se jette entre les deux hommes, reçoit le coup et tombe mortellement blessée. Apparaît déjà ici, avec le comte, le changement d’identité, un procédé qui sera très récurrent dans les chanchadas. Si, dans les années 1930, le cinéma parlant s’était déjà répandu un peu partout, au Brésil il y avait encore des sceptiques qui doutaient de l’avenir du son et de la couleur. En 1930, un anonyme écrivait dans un magazine de cinéma que « une chose, entre toutes, en ce moment est sûre : qu’entre nous, devant notre public, le cinéma parlant est chose finie. Le all-talkie est hors du jeu. Le public ne le comprend pas… et ceux qui le comprennent ne l’aiment pas. Demeureront à peine les revues [les films-revues] et les comédies de court-métrage et plus rien…116». La position du critique dissimule à peine le débat entre populaire et érudit au sein du cinéma même. Nous pouvons imaginer que dans la mentalité du critique, il fait allusion à la pérennité des genres populaires non parce qu’ils sont importants et doivent être préservés, mais, bien au contraire, parce qu’ils sont populaires, futiles et sans importance. Le cinéma de qualité, d’art, celui-là, chose sérieuse et intellectuelle, ne parlerait pas et ne pourrait jamais parler. 1930 est aussi l’année de la fondation du Studio Cinédia, par Adhemar Gonzaga, l’un des critiques le plus en vogue et respecté de ces années-là, qui a pu séjourner quelque temps à Hollywood en 1927 et 1929, alors qu’il essayait d’y tourner un film. Adhemar invite à le rejoindre quelques-uns des meilleurs professionnels disponibles sur le marché, comme Humberto Mauro, par exemple. Cinédia, initialement Cinearte Estúdio, le premier grand studio à avoir été construit au Brésil, fut la conséquence directe de la bataille acharnée menée principalement par le magazine Cinearte – dont Adhemar Gonzaga était l’un des fondateurs – visant l’industrialisation du cinéma brésilien avec l’exigence d’une plus grande participation directe du gouvernement qui se doit d’être le pilote et le mécène d’un tel projet (une idée qui sera reprise par le cinéma novo). Le même Cinearte qui avait une posture raciste et, véritable admirateur du grand cinéma, défendait un modèle pour le cinéma brésilien identique à celui du cinéma américain. Un cinéma qui conciliait modernité, esthétisme, O Fã, janvier 1930. Apud VIANY, Alex. Introdução ao cinema brasileiro. Rio de Janeiro : Alhambra : 116 Embrafilme, 1987. 66 technicité, qualité artistique et qui pouvait être compris par le public. Le studio a fonctionné comme une sorte de pilier et de laboratoire pour le cinéma brésilien à venir. Avec son désir de qualité et son goût pour la technologie, Adhemar n’a pas hésité à importer des équipements de dernière génération qui ont permis la formation de certains techniciens, mais aussi de certains acteurs, les cas d’Oscarito et de Carmen Miranda, entre autres. C’est certainement grâce à cette capacité technique qu’Orson Welles l’a loué pour le tournage de son film interrompu It’s all true. Le studio, comme nous allons le voir, est aussi à l’origine des films mélangeant comédie musicale et carnaval, les musicarnavalesques. Selon l’Encyclopédie du cinéma brésilien, « si le musicarnavalesque n’est pas né chez Cinédia (la paternité du genre est plus proche de Downey), ce fut dans le studio de Gonzaga qu’il a acquis sa forme définitive117 ». Bien qu’il ait changé d’adresse, le studio Cinédia est toujours en activité, ce qui lui confère la place de la plus ancienne société de production du marché cinématographique brésilien. Outre les comédies musicales, que nous commenterons un peu plus loin, le studio fut le producteur de Ganga bruta (1933), certainement le meilleur film de Humberto Mauro, et de deux comédies musicales à grand succès auprès du public : Bonequinha de seda (« Petite poupée en soie », 1936), réalisé par Oduvaldo Vianna – un film qui critique le cosmopolitisme et le mazombismo (mazombisme)118 des élites brésiliennes – et O ébrio (« L’ivre »), de Gilda de Abreu, un mélodrame adapté d’une pièce inspirée par la chanson éponyme du chanteur et compositeur Vicente Celestino, l’acteur principal du film et mari de la réalisatrice. Le film raconte l’histoire d’un homme de famille riche, dont le père a tout perdu et qui, abandonné par toute sa famille, se voit obligé de s’inscrire à un concours radiophonique de chanson afin de pouvoir poursuivre ses études de médecine. L’homme devient riche, se marie puis, trahi, prend l’identité d’un mendiant écrasé par une voiture et devient un mendiant errant à son tour. Ce film constitue le plus grand succès auprès du public de Cinédia et l’un des plus grands succès du cinéma brésilien de tous les temps. 

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