Les politiques de sûreté nucléaire

Les politiques de sûreté nucléaire

 Les décisions initiales (1945-1967) 

La difficile séparation entre atomes pour la guerre et atomes pour la paix (1945-1953) 4.1.1.1 Une technologie développée en marge de la course aux armements atomiques 

Dans l’immédiat après-guerre, les principales puissances alliées, bien que conscientes des nombreuses potentialités de la technologie nucléaire naissante dans le domaine civil, avaient accordé une totale priorité à ses applications militaires. La loi américaine de 1946 (Atomic Energy Act ou loi Mac Mahon), qui définissait le cadre du développement de l’énergie nucléaire aux États-Unis, mettait en place une politique du secret et du contrôle qui a été qualifié d’isolationnisme atomique (Goldschmidt, 1980). L’objectif était de maintenir l’exclusivité dont jouissaient les États-Unis en limitant l’accès des autres pays à la fois aux connaissances techniques et aux ressources en minerai d’uranium nécessaires à la réalisation de la fission. Sur le plan intérieur, la loi réservait à l’État fédéral le monopole de l’activité nucléaire, concentrée dans la production industrielle et l’amélioration de l’armement atomique. Les applications commerciales étaient interdites. Afin de contrôler et d’orienter le développement de la puissance atomique dans le pays, la loi créait une agence spécifique, l’Atomic Energy Commission (AEC), qu’elle plaçait sous le contrôle d’un comité mixte du Congrès. L’AEC reprenait des mains de l’armée l’immense complexe industriel mis sur pied pendant guerre pour mener à bien le projet Manhattan et fabriquer en quantité suffisante les deux substances employées dans les bombes atomiques : l’uranium 235 et le plutonium 2 . Ce complexe comprenait notamment les deux grandes centrales (piles dans le vocabulaire de l’époque) de Hanford, dans l’état de Washington, qui étaient destinées à produire du plutonium et dont la chaleur produite était évacuée par les eaux de la rivière Columbia, sans aucune tentative de la récupérer. L’Agence entreprenait également de financer et d’orienter les projets de recherche militaire dans le domaine atomique, notamment ceux s’intéressant à la combustion contrôlée à des fins de propulsion. C’est au sein de l’un de ces projets, celui de sous-marin nucléaire, que fut mis au point en 1953 un réacteur utilisant des éléments d’uranium métal gainés de zirconium, modéré et refroidi à l’eau ordinaire et ancêtre de la majorité des réacteurs en fonctionnement dans le monde. L’orientation militariste américaine était partagée par le Royaume-Uni et l’URSS, pays les plus avancés après les États-Unis dans la maîtrise de la technologie nucléaire au sortir de la guerre (avec le Canada). Au Royaume-Uni, le développement militaire et civil de l’énergie atomique était placé dès 1946 sous l’autorité d’un Controller of Production attaché au Ministry of Supply. Bien que handicapé par le retrait américain, le pays conservait suffisamment d’autonomie pour s’engager seul dans la fabrication de la bombe, notamment en construisant deux réacteurs destinés à la production de plutonium à Windscale. Ces réacteurs utilisaient l’uranium naturel, étaient modérés par le graphite et refroidis par air, ce qui permettait d’envisager une récupération aisée de la chaleur dégagée. Leur succès de la méthode de refroidissement par gaz conduisit à la décision, prise en deux temps en 1953 et 1955, de construire à Calder Hall huit centrales « à double objectif » : d’une part accroître la production militaire de plutonium, et de l’autre produire de l’électricité. En 1954, la décision était prise de placer le monopole de l’énergie nucléaire sous la supervision d’une autorité indépendante inspirée du modèle de l’AEC, la United Kingdom Atomic Energy Authority (UK AEA). En 1956, la première centrale à uranium naturel, graphite et gaz carbonique (UNGG) voyait le jour. 

 Un tournant politique

Le discours Atoms for Peace, prononcé en décembre 1953 par le président Eisenhower devant l’Assemblée générale des Nations unies, est souvent présenté comme l’acte de naissance politique des applications nucléaires civiles. Or Atoms for Peace constituait avant tout l’élément-clé d’une stratégie (en partie couronnée de succès) de détente et de repositionnement des États-Unis dans un monde encore traumatisé par l’usage de la bombe atomique à Hiroshima et Nagasaki. L’Union Soviétique avait créé une surprise et un émoi considérables parmi les pays occidentaux en réalisant sa première explosion nucléaire quelques années plus tôt, en août 1949. Les États-Unis avaient répliqué en 1950 en annonçant leur intention de fabriquer une bombe à hydrogène d’une puissance considérablement plus élevée que les armes existantes. En 1952, le Royaume-Uni était à son tour parvenu à faire exploser une bombe nucléaire. Enfin, en 1953, l’Union Soviétique avait de nouveau créé la surprise en provoquant une explosion thermonucléaire qui indiquait qu’elle était proche, elle aussi, de maîtriser la bombe H. L’escalade ainsi engagée entre les deux grandes puissances était coûteuse, périlleuse et produisait un effet déplorable pour l’image des États-Unis dans le monde.Mais surtout, elle démontrait l’échec de la politique américaine d’isolationnisme, qui semblait handicaper le développement du pays dans un secteur prometteur sans avoir les effets escomptés sur le plan militaire. La proposition d’Eisenhower consistait en une réaffectation des substances fissiles employées dans la production d’armements à des usages pacifiques, sous l’égide d’un organisme international qui veillerait à la coordination du programme dans les pays concernés. Favorablement accueillie par l’Union Soviétique, elle a finalement conduit à trois avancées importantes en matière de coopération internationale dans le domaine nucléaire : la levée du secret et la reprise de la collaboration scientifique, notamment à l’occasion de deux grandes conférences internationales sur l’utilisation de l’énergie atomique à des fins pacifiques, tenues à Genève en 1955 et 1958 ; la création, obtenue des soviétiques en contrepartie du point précédent, de l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique, chargée du contrôle international de l’usage civil de l’énergie nucléaire ; enfin, l’institution de l’énergie nucléaire comme l’un des axes de reconstruction et de réunification de l’Europe de l’Ouest, incarné par la communauté européenne Euratom (1957) et par l’Agence Européenne de l’Énergie Nucléaire (1958), affiliée à l’Organisation Européenne de Coopération Économique 4 qui supervisait la distribution des fonds du Plan Marshall. Aux États-Unis, la révision de l’Atomic Energy Act, décidée en 1954 dans le prolongement du discours d’Eisenhower, modifiait radicalement la donne nucléaire intérieure : l’AEC était chargée de promouvoir l’utilisation civile de l’énergie nucléaire, notamment en encourageant l’arrivée d’acteurs privés, qui pouvaient désormais obtenir des licences pour la construction et l’exploitation de centrales nucléaires. Dès 1953, le promoteur et pilote du projet de sous-marin nucléaire, le commandant de marine Rickover, obtint l’accord de l’AEC pour la construction d’une première centrale civile reprenant le principe du réacteur sous-marin pour produire de l’électricité. La construction en fut confiée à la firme privée Westinghouse et en décembre 1957, le premier réacteur à eau pressurisée (REP) 5 américain entra en fonctionnement à Shippingport (Pennsylvanie). Le rôle de promotion joué par l’AEC et, d’une façon plus générale, par les autorités publiques américaines, alla en se renforçant au long des années 1950 en raison des réticences affichées par les entreprises privées de production d’électricité. Il apparaissait, d’une part, que la plupart de celles-ci avaient une taille insuffisante pour supporter les coûts fixes induits par la fabrication et l’exploitation d’une centrale. Lors de la construction de la centrale de Shippingport, une solution originale avait été trouvée à ce problème sous forme d’un montage public-privé : l’AEC avait financé la construction du réacteur proprement dit et en restait propriétaire ; elle avait également proposé une mise à disposition gratuite du combustible durant les premières années d’exploitation ; de son côté, l’opérateur privé en charge de l’exploitation avait couvert les coûts de construction de la partie non nucléaire et s’était engagé à acheter à prix élevé la chaleur produite. La technologie des REP mise en œuvre à Shippingport n’était cependant pas compétitive à cette époque et l’AEC y avait eu recours pour des motifs de prestige international. Ses adversaires l’estimaient trop grossière et sans avenir, au point où ils avait détourné son acronyme anglais en Power Without Reason (Balogh, 1991, p.107). L’AEC lança donc dès 1955 un programme de « démonstration » de puissance à travers lequel elle proposait un certain nombre d’avantages supplémentaires aux entreprises désireuses de se lancer dans l’aventure, notamment de financer une part importante des coûts de recherche et de développement de futures centrales. En 1956, une nouvelle loi fut adoptée qui exemptait de la législation sur la concurrence les opérateurs désireux de s’allier pour partager les coûts de construction et les bénéfices technologiques d’une centrale. Il restait, néanmoins, le problème des risques financiers liés à un possible accident nucléaire. L’industrie de l’assurance proposait alors une couverture de la responsabilité civile à hauteur de 60 millions de dollars, ce qui était estimé très inférieur aux dommages engendrés par un accident grave (voir ci-dessous). En 1957, le Congrès des États-Unis adopta le Price-Anderson Act qui garantissait aux opérateurs de centrales nucléaires une prise en charge intégrale par l’État des dommages au-delà de ce plafond, à hauteur de 500 millions de dollars. La loi fut adoptée initialement pour une durée de dix ans, qui devait suffire, aux yeux du législateur, à montrer la sûreté de fonctionnement des centrales et rendre le risque nucléaire totalement assurable 6 . Il convient de noter que la politique américaine de soutien à l’émergence d’une industrie électronucléaire attire l’attention en raison à la fois de l’ampleur du revirement de 1953-54 et de l’organisation du secteur de l’électricité, principalement privé et faiblement concentré. Dans les autres pays engagés dans la construction de centrales civiles (ou à double objectif), cette politique était tout aussi marquée mais moins visible, car elle avait été mise en place de façon plus progressive au sein de structures verticalement intégrées et contrôlées par l’État. En particulier, ces États ont tous accepté de tenir le rôle d’assureurs en dernier ressort au bénéfice de l’industrie électronucléaire, généralement de façon implicite.

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Naissance des doctrines de sûreté (1954-1967) 

Considérations de sûreté lors du développement des premières centrales 

Les agences telles que l’AEC, le CEA et la UK AEA avaient, en marge de leur mission principale de promotion de la technologie nucléaire, également la charge d’en contrôler les dangers. Aux ÉtatsUnis, l’AEC mit ainsi en place dès 1947 le Reactor Safeguards Committee (RSC), constitué de scientifiques renommés, afin de la conseiller au sujet de la sûreté des centrales nucléaires. À partir du début des années 1950, des doctrines de sûreté sont venues progressivement s’ajouter aux simples pratiques d’ingénierie mises en œuvre au cours de la décennie précédente dans la construction et le fonctionnement des réacteurs militaires ou de recherche. La tâche des premiers régulateurs de la sûreté était redoutable, puisqu’aucune technologie ne s’était jusqu’à lors développée aussi vite et n’avait représenté autant de promesses et de dangers à la fois. Les intéressés, qui étaient souvent des scientifiques engagés dans le développement des premiers réacteurs, étaient bien sûr conscients de ces dangers, comme en témoigne l’extrait suivant d’une lettre d’Edward Teller, père de la bombe H américaine, premier président du RCS et pionnier de la sûreté nucléaire, au président du comité mixte du Congrès : « nuclear plants contain radioactive poisons. In a nuclear accident, these poisons may be liberated into the atmosphere or into the water supply. In fact, the radioactive poisons produced in a powerful nuclear reactor will retain a dangerous concentration even after they have been carried downwind to a distance of ten miles. Some danger might possibly persist to distances as great as 100 miles » (Teller, 1953). Ces spécialistes semblaient cependant très confiants dans leur capacité à contrôler ces dangers. Dans la même lettre, Teller déclarait ainsi : « The main factors which influence reactor safety are, in my opinion, reasonably well understood. There have been in the past a few minor incidents, all of which have been caused by neglect of clearly formulated safety rules. Such occasional accidents cannot be avoided. It is rather remarkable that they have occurred in such a small number of instances. I want to emphasize in particular that the operation of nuclear reactors is not mysterious and that the irregularities are no more unexpected than accidents which happen on account of disregard of traffic regulations »(Teller, 1953). De même, on pouvait lire dans le premier rapport de la UK AEA en 1954 : « The first important thing to recognise is that it is impossible for an ’atomic explosion’ to take place in a power reactor. If nuclear power facilities are properly designed any accidents that may occur will be no more dangerous than accidents in other industries. […] The reactors that will be built for the commercial production of electricity will  present no more danger for people living nearby than many existing industrial works that are sited within built-up areas. Nevertheless the first stations, even though they will be of inherently safe design, will not be built in heavily built-up areas » (cité par Foasso (2003, p. 103)). En France, quelques années plus tard, le premier Cours de Génie Atomique élaboré au CEA professait : « Les installations atomiques posent des problèmes de sûreté qui sont dans leur ensemble du même ordre de grandeur que ceux posés par certaines installations classiques. C’est ainsi que l’explosion dans un grand port d’un navire chargé de munitions ou d’essence, ou l’incendie d’un dépôt de gaz asphyxiants au milieu d’une ville, peuvent entraîner autant de morts, de maladies incurables ou de dégâts matériels qu’un grave incident nucléaire sur un navire ou une centrale atomique. Cependant, certains facteurs conduisent à attacher à la sûreté en matière atomique une importance encore plus grande qu’en matière classique : […] les répercussions psychologiques d’accidents nucléaires peuvent être plus grandes étant donné la sensibilité des opinions publiques en ce domaine » (De Valthaire, 1960).

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