La résistance au froid
Les plies rouges ont l’extraordinaire capacité de survivre dans des eaux glacées grâce à la production de différentes protéines antigel inhibant la progression des cristaux de glace dans leurs tissus (Pearcy, 1961, Duman et Devries, 1974, Fletcher, 1977) et provoquant un abaissement non colligatif du point de congélation de leur plasma (initialement à -0,7°C) (Ewart et Hew, 2002). La plie rouge synthétise différentes protéines antigel (AFP, pour « antifreeze proteins ») grâce à une large famille de gènes dont 40 copies peuvent être présentes dans tout le génome (Fletcher et al., 2001); un nombre plus important de copie de ces gènes procurant une plus grande résistance au gel. Jusqu’ici, la forme la plus connue de protéine antigel est la forme sérique (AFP-I) produite par le foie (Duman et Devries, 1974, Harding et al., 1999). Récemment, une nouvelle protéine antigel sérique a été isolée (Marshall et al., 2004) et semble provoquer une hystérèse thermique nettement supérieure (l,2°C) à celle provoquée par l’AFP-I seule (0,7°C) pour des concentrations 50 fois inférieures (Marshall et al., 2004, Gauthier et al., 2005). Dénommée « HYP TYPE l » (pour « hyperactive AFP Type l’) (Graham et al. , 2008), cette protéine antigel illustre parfaitement la réelle capacité que possède la plie rouge à vivre dans des eaux allant jusqu’à -l,9°C (température de congélation de l’eau de mer).
Cependant, survivre au froid pendant l’hiver n’est pas sans conséquences sur la croissance. En effet, la production de protéines antigel est régulée négativement par la GH dont la concentration varie selon la photopériode et la température (régulation hypophysaire) (Idler et al. , 1989). Ainsi, pendant l’hiver, la production de protéines antigel est déclenchée à la suite de la diminution de la concentration en GH, mais cette diminution entraîne également un ralentissement voire un arrêt de la croissance (Fletcher et al. , 2001). On comprend donc que les populations de plie rouge qui ont dû s’adapter aux différentes conditions environnementales rencontrées dans leur aire de répartition (durée de l’hiver, températures minimales) puissent présenter des activités antigel différentes selon le risque encouru dans leur habitat d’origine. Par exemple, en 1985, l’équipe du professeur G. Fletcher a démontré que les plies vivant dans les eaux peu profondes de la baie de Shinnecock (New-York, É.u.) produisaient plus et plus tôt des protéines antigel que celles vivant dans les eaux profondes de la baie de Passamaquoddy (Nouveau-Brunswick, Canada), ce qui correspond bien à la réalité du risque de gel qui est supérieur dans des eaux proches de la surface (Fletcher et al., 1985). De plus, ces différences semblent persister lorsque les différentes populations sont élevées dans un environnement commun (Fletcher et Smith, 1980).
Les populations de plie rouge Historiquement, les plies rouges ont été séparées, à l’initiative des États-Unis, en trois grands stocks représentatifs des populations présentes sur leur territoire (Brown et Gabriel, 1998): le premier au nord de Cap Cod (Massachusetts, É.U.) (Golfe du Maine), le second au sud (sud Nouvelle-Angleterre et centre Atlantique), et le troisième sur le banc Georges (Pereira et al., 1999, OeCelles et Cadrin, 2007) (Figure 2). Cette différenciation s’est faite suivant le nombre de rayons de nageoire et les profils de migration (Lux et al. , 1970, Pierce et Howe, 1977, Fairchild et Howell, 2001). Une attention particulière a été apportée à la population du banc Georges qui est la seule exclusivement hauturière. Les plies rouges du banc Georges ont une croissance nettement supérieure à celles des autres stocks et présentent une formule méristique et un profil de migration différents qui seraient imputables à la température de leur région océanique (Lux et al., 1970, Lux, 1973). Au Canada, les ressources en plies rouges sont gérées depuis le milieu des années 1990 d’après les patrons de distribution géographique observés lors de missions scientifiques estivales sur le plateau écossais (Stobo et al., 1997) et dans le sud du golfe du Saint-Laurent (Morin et al. , 2002). Espèce difficilement différenciable lors des débarquements, la plie rouge est confondue avec la limande à queue jaune Limanda 22 ferruginea S. et la plie canadienne Hippoglossoides platessoides F. et elles sont toutes les trois gérées selon trois divisions de l’Organisation des pêches de l’Atlantique Nord-Ouest (OPANO) (Figure 2): celle du banc Browns, de la baie Sainte-Marie et de la baie de Fundy (Div. 4X), celle du plateau écossais (Div. 4VW) et celle du sud du golfe du Saint- Laurent (Div. 4T) (DeCelles et Cadrin, 2007).
Les populations canadiennes restent cependant très peu caractérisées alors que certains chercheurs ont depuis longtemps suggéré qu’il pourrait y avoir différents stocks qui seraient caractérisés par des âges à la maturité (Kennedy et Steele, 1971) ou des habitudes de migrations différentes (McCraken, 1963, Van Guelpen et Davis, 1979). Quelques études ont montré que certains traits d’histoire de vie différaient d’une population à une autre et pouvaient constituer des indicateurs de la présence de différents stocks. Au moins deux populations de plie rouge semblent exister dans l’ouest du plateau écossais (Div. 4X). McClelland et al. (2005) rapportèrent que les plies du banc Browns possèdent des microsatellites et des parasites différents de celles de la baie Sainte-Marie. De plus, Hayes et al. (1991) ont noté des différences dans l’expression et le nombre de copies du gène codant pour l’AFP-I entre les plies du banc Browns et celles du fond de la baie de Fundy. Dans l’est du plateau écossais, la population de plie rouge du banc de l’île de Sable (Div. 4VW), qui est isolée géographiquement, possède des parasites différents de celles du sud du golfe du Saint-Laurent (Div. 4T) et du banc Browns (Div. 4X) et semble génétiquement distincte de toutes les autres populations canadiennes (McClelland et al., 2005).
Les plies du sud du golfe du Saint-Laurent sont également isolées géographiquement de celles de l’est du plateau écossais et présentent des assemblages de parasites et des microsatellites différents de ceux des autres populations. Vaillancourt et al. (1985) ont rapporté qu’au Canada, les plies de l’estuaire du Saint-Laurent (Québec) et de Long-Pond (Terre-Neuve) présentaient des croissances plus lentes et une taille maximale inférieure à celles de Nouvelle-Angleterre et du banc Georges (É.-U.). Ils ont toutefois souligné que les populations de Long Pond et de l’estuaire présentaient des croissances et des tailles similaires alors que la période d’alimentation semblait plus courte au niveau de l’estuaire. Chambers et al. (1995) ont démontré numériquement que les juvéniles de la baie de Passamaquoddy (Canada) présentaient une croissance à l’âge d’un an nettement inférieure à ceux du New-Jersey (É.-U.) (4,4 cm contre 10,5 cm) mais présentaient des taux de survie supérieurs. Plus récemment, Butts et Litvak (2007a, b) ont démontré à l’aide d’expériences en conditions identiques que les plies rouges de la baie de Passamaquoddy présentaient une croissance larvaire inférieure à celles du banc Georges.
Le défi aquacole
Au Canada, la pisciculture est essentiellement basée sur l’élevage de salmonidés (e.g., saumon Atlantique Salmo salar L., saumon Chinook Oncorhynchus tshawytscha W., truite arc-en-ciel Oncorhynchus mykiss W.); le saumon Atlantique représentant environ 85% de la production. En plus de l’augmentation de la concurrence mondiale qui réduit le prix de vente, l’élevage du saumon Atlantique rencontre de nombreux problèmes de mortalités liés aux froids hivernaux (King et al., 1989, Page et Robinson, 1992) ou aux différentes épizooties (Hogans, 1995, Getchell, 1998), entraînant une baisse significative de la production et des profits (Litvak, 1999). Alors que les stocks sauvages de poissons marins sont pour la plupart sur le déclin, certaines espèces font l’objet d’activité de recherche et de développement afin de diversifier la production maricole au Canada, comme par exemple la morue franche Gadus morhua L., l’aiglefin Melanogrammus aegl~finus L., le loup tacheté Anarhichas minor O., ou encore le flétan Atlantique Hippoglossus hippoglossus L. (Vaillancourt, 2008). Grâce à ses capacités de crOIssance dans des conditions variées et son extraordinaire résistance au gel, la plie rouge s’avère également être une espèce prometteuse pour la diversification de l’aquaculture dans de nombreuses régions d’Amérique du Nord et particulièrement dans l’Est du Canada (Litvak, 1996, 1999, Plante et al., 2002). En effet, il s’avère nécessaire de développer une espèce adaptée aux conditions locales tolérant les eaux froides à salinité variable et pouvant s’y développer avec une croissance suffisante pour arriver rapidement sur les marchés (Litvak, 1999). De plus, la constatation du récent déclin des ressources naturelles de plie rouge du plateau écossais (Brown et Gabriel, 1998) ou du sud du golfe du Saint-Laurent (Morin et al., 2002) ne fait qu’appuyer la nécessité de développer localement la production de cette espèce.
Le développement d’un élevage nécessite cependant la maîtrise des principales étapes du cycle vital en captivité. Au Canada, des travaux ont permis de maîtriser la gestion des géniteurs (nutrition, stress; Plante et al. , 2002, Plante et al., 2003) et leur reproduction (induction hormonale, cryopréservation du sperme; Smigielski et Arnold, 1972, Rideout et al. , 2003). La phase larvaire a aussi bénéficié d’avancées notables relatives à la nutrition (Ben Khemis et al., 2000, Ben Khemis et al. , 2003 , Mercier et al. , 2004). Cependant, malgré le fait que différentes études aient pennis des avancées sur l’élevage des stades post-métamorphiques (type de bassin, nutrition; Lee et Litvak, 1996, de Montgolfier et al. , 2005), l’élevage des jeunes juvéniles se heurte encore à des épisodes de mortalité au cours des mois suivant la déposition. En effet, la métamorphose représente une difficile épreuve physiologique (Chambers et al., 2001 , Geffen et al. , 2007) et le fait qu’elle intervienne au milieu de l’été au Canada ne laisse que peu de temps aux juvéniles pour croître suffisamment avant l’arrivée des conditions hivernales qui entraînent souvent de forte mortalités (Sogard, 1997). L’optimisation de l’élevage des juvéniles pendant leur première armée de vie représente un défi majeur qu’il est nécessaire de réussir avant d’envisager le développement de la production de cette espèce à une plus grande échelle.
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