Les plateformes spécialisées de vidéo à la demande, un nouveau modèle d’accès et de valorisation du cinéma de patrimoine
Transformation digitale du cinéma de patrimoine : une opportunité pour les plateformes de VoD spécialisées
En 2017, 65 services de VoD étaient actifs en France soit trois fois plus qu’en 2010. 82 % de ces services sont spécialisés, c’est-à-dire ont un positionnement spécifique pouvant être la jeunesse, les documentaires, les concerts, etc., par opposition aux services généralistes tels que Canalplay ou Netflix43 . Cette première partie examine la manière par laquelle le cinéma classique s’est adapté à la suite de la transformation numérique du secteur audiovisuel, pour en arriver aux chiffres donnés ci-dessus. L’objectif étant de comprendre le contexte dans lequel l’offre de VoD spécialisée dans les films classiques, du type de LaCinetek, s’est construite et a trouvé son public en France. Ces plateformes n’auraient, en effet, pas vu le jour sans l’établissement d’un constat positif sur la nécessité et la pertinence de lancer un tel service dans le marché du cinéma de patrimoine et de la VoD en ligne. Nous verrons qu’en plus d’une digitalisation des dispositifs de diffusion du film de patrimoine, de nouveau usages ont contribué à sculpter le marché de la VoD en général, jusqu’à celui du film de patrimoine qui profite d’un regain d’intérêts pour le œuvres du passé. 43CSA, CNC. « La vidéo à la demande par abonnement en France : marché et stratégies des acteurs », étude diffusée en mai 2018, p.24 21 1) Digitalisation du dispositif de diffusion du cinéma de patrimoine
Les promesses du numérique dans l’industrie audiovisuelle et cinématographique
L’ensemble de la chaîne de valeur de la filière audiovisuelle est constamment exposé et sujet à des mutations au contact des évolutions technologiques. Il n’est pas un secteur que le numérique n’ait pas bousculé ou au moins challengé : malgré des phases d’intégration parfois lentes et la résistance au niveau de pratiques existantes qui se dresse, il est question dans presque tous les domaines de capter les bénéfices que le digital peut apporter. La phase de production cinématographique est par exemple traversée par des mutations dues aux exploits permis par la technologie dans les procédés de tournages, d’ajout d’effets spéciaux ou encore de montage. Grâce aux technologies de prise de vue et réalité virtuelle, des gains de temps sont réalisés sur la chaîne de production, permettant de prévisualiser les scènes en 3D instantanément sur le lieu même du tournage quand auparavant il fallait les envoyer à des centres spécialisés. Ces prouesses sont rendues possibles par des technologies qui à l’origine relèvent du monde du jeu vidéo. Les plateaux de tournage actuels sont donc complètement différents de ceux d’il y a à peine quelques dizaines d’années, sachant que le rythme d’évolution des technologies s’accélère et que les techniques des différents secteurs s’entrecroisent de plus en plus (jeux vidéo, animation, musique…). Toutefois, quelques grands noms du cinéma prônent encore avec ferveur l’utilisation de la pellicule, comme c’est le cas de Quentin Tarantino qui acquiert un cinéma en 2007 pour n’y diffuser que des films en celluloïd . Pour autant, il est indéniable que le numérique a permis des gains de productivité, des baisses de dépenses et une certaine liberté d’imagination à la production de cinéma . Le numérique n’a pas épargné la phase de diffusion, en revanche son impact y est plus lourd de conséquences . L’ensemble du parc français de salles de cinéma a connu sa transition digitale en 2010, et bien que la qualité de la projection numérique n’excède pas celle des supports photochimiques 35mm, un rapport de l’Inspection générale des affaires culturelles datant de 2017 affirme que cette mutation a permis aux exploitants et distributeurs de réaliser des économies de gestion et d’optimiser leur programmation . La transformation digitale de la diffusion cinématographique se caractérise également par une explosion des supports de diffusion de films mais il serait réducteur d’attribuer ce constat au seules vertus du digital. En effet, cette explosion est en partie aussi liée à des dépenses en services culturelles et de loisir (cinéma, spectacles vivants, musées, abonnements audiovisuels) plus importantes ces dernières années . Ainsi, le paysage de la diffusion de contenus audiovisuels, films inclus, se trouve bouleversé par le marché de la vidéo qui décolle dans les années 1980 et accélère fortement à partir de 2001 grâce au lancement du DVD en vidéocassette, puis de la vidéo en ligne. Cette dernière est poussée par Internet qui sera à l’origine de l’IPTV ou encore de la TV connectée, aujourd’hui exploités par des chaînes de télévision, des opérateurs de réseaux de distribution, mais aussi par de nouveaux prestataires de services50 . Pour ce qui est de la diffusion des œuvres de patrimoine, impossible de ne pas mentionner la seconde vie en salles et en DVD que la restauration numérique redonne aux vieux films. Après un travail d’inventaire et d’identification, le film à restaurer est plongé dans un bain photochimique pour être débarrassé des rayures. Selon la fragilité de la pellicule, il est nettoyé à l’essuyeuse ou à la main, grâce à des machines telles que le scanner Sacha des Archives françaises du film qui nettoie et convertit automatiquement en numérique quel que soit le format de film . Pour autant, la restauration numérique reste peu fiable car une fois le processus accompli, le film est dupliqué sur argentique à l’aide d’un imageur . L’argentique reste le support le plus sûr ce qui explique l’obligation légale de déposer tout nouveau film en argentique même si celui-ci est tourné en numérique. Dans ce procédé de restauration décrit par le CNC qui, rappelons-le, est investi du devoir de valorisation du patrimoine cinématographique, il est précisé que la restauration est « faite dans l’optique de la diffusion sur grand écran » . Cette remarque révèle la principauté de la salle devant les autres fenêtres dans la diffusion du film classique. Il ne faut cependant pas oublier que ce discours est tenu dans un contexte de passage d’un cinéma construit à partir d’un lieu collectif et public à une offre d’images chez soi, un “cinéma à domicile”. De la même manière que la télévision a basculé d’une consommation familiale à une consommation individuelle par l’intermédiaire de la multiplication des chaînes et l’apparition successive de différents supports de diffusion – cassette, DVD et, aujourd’hui, VoD , le film de cinéma se consomme aujourd’hui beaucoup de manière individuelle. La disponibilité d’autant de supports modifie forcément les pratiques et entre autres le rapport au temps de l’utilisateur. En effet, les outils numériques intensifient le besoin de simultanéité de l’accès à tout service ou produit, les réseaux sociaux y sont pour beaucoup . Dans un contexte où l’évolution des technologies transforme les marchés et impacte les pratiques des utilisateurs, beaucoup s’inquiètent pour l’avenir du patrimoine cinématographique dont le rapport au temps est très particulier.
La révolution numérique va-t-elle causer la mort du cinéma ?
Le numérique permet certes des économies sur chaque phase de la chaîne de valeur, mais la salle, qui est le support traditionnel, demeure le système d’exploitation principal du cinéma de patrimoine. Le décret de 1990 qui interdisait aux chaînes de télévision autres que les éditeurs de services de patrimoine cinématographique de diffuser de films certains jours de la semaine en est par exemple une preuve. Malgré l’effort de la réforme audiovisuelle qui prévoit de supprimer cette interdiction56, la résistance persiste comme dans tout processus de transformation majeure, à la différence qu’elle est plus marquée dans le cas du film de patrimoine. Des discours extrêmes et souvent infondées se laissent entendre, parmi lesquels le fait que les supports issus du numériques cannibalisent les revenus de fréquentation de la salle, lieu qualifié par Raymond Bellour « d’irremplaçable à l’expérience propre du cinéma ». Il va plus loin en déclarant que « toute autre forme de visionnage d’un film constitue une audiovision dégradée57 ». Ces réactions ne sont pas isolées, Susan Sontag, essayiste, déclare par exemple : « To see a great film only on television isn’t to have really seen that film. It’s not only a question of the dimensions of the image: the disparity between a larger-than-you image in the theater and the little image on the box at home. […] The conditions of paying attention in a domestic space are radically disrespectful of film. Now that a film no longer has a standard size, home screens can be as big as living room or bedroom walls. But you are still in a living room or a bedroom. To be kidnapped, you have to be in a movie theater, seated in the dark among anonymous strangers. » « Voir un bon film seulement à la télévision, ce n’est pas avoir vraiment vu ce film. Ce n’est pas seulement une question de dimensions de l’image […] Les conditions d’attention de l’espace domestique sont disrespectueuses à l’égard du film. Maintenant qu’il n’y a plus de taille standard de film, les écrans domestiques peuvent être aussi grands que des murs de salle de séjour ou de chambre à coucher. Mais vous êtes toujours dans un salon ou une chambre à coucher. Pour être kidnappé, vous devez être dans une salle de cinéma, assis dans l’obscurité parmi des étrangers anonymes. » Nous comprenons à la lecture de ces propos que les progrès technologiques de diffusion n’embrassent pas la richesse de l’histoire technologique du cinéma et abaisse le standard d’appréciation de l’art cinématographique en fonction des standards actuels. D’autres critiques annoncent que ces évolutions du média sont synonymes de sa mort, et cela depuis l’entrée en jeu du petit écran. Ils déplorent la perte d’hégémonie et de prééminence culturelle des œuvres en raison de l’exposition continuelle sur les écrans divers à une quantité inimaginable d’images animés, réduisant le grand écran à une « chose qui flotte au loin, une présence spectrale59 ». Les réactions étaient déjà vives en ce qui concerne le devenir de l’essence des films diffusés en dehors de la salle à l’apparition de la télévision, à l’exemple d’un auteur qui déclare : « Cinema died on the 31st september 1983 when the zapper, or the remote control was introduced into the living rooms of the world « , traduit par : « Le cinéma est mort le 31 Septembre 1983, lorsque la télécommande a été introduite dans le salon, parce que maintenant le cinéma doit devenir un art multimédia interactif ». Ces réactions ne s’adoucissent pas devant le succès du mode de diffusion de films à la Netflix. Au contraire le mélange des deux mondes est jugé antithétique à « l’expérience cinéma » . Nous nous questionnons cependant sur la fondation de ces angoisses, car elles semblent limiter l’essence du cinéma à sa première naissance qui correspond à l’apparition de l’évolution technologique du cinématographe. Or, la singularité du cinéma en tant que média relève d’un long processus de développement, à discerner de son apparition . Sous la pression des bouleversements de l’ère numérique, le média cinéma vit une crise d’identité.
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