Les personnes publiques françaises prises en compte par le droit communautaire
Le critère organique est au cœur des difficultés de conciliation entre les définitions internes et communautaires des « marchés publics ». Le droit français est marqué par une certaine stabilité, voire « résistance », puisqu’il n’a pas modifié le champ d’application du Code des marchés publics depuis sa création, même lors des refontes de celui-ci. Pourtant, on ne peut pas dire que la situation interne soit inchangée puisque le droit communautaire a malgré cela étendu l’application du droit – et non plus du code – des marchés publics à certaines personnes publiques qui n’y étaient pas soumises. C’est par exemple le cas pour les GIP ou les établissements publics industriels et commerciaux nationaux dont la situation est réglée par d’autres textes. La définition communautaire de marchés publics a en effet étendu le champ d’application organique du droit des marchés publics à travers les notions de « pouvoirs adjudicateurs » et, dans une moindre mesure, d’ « entités adjudicatrices » (§ 1er). Face à cette contrainte le poussant à évoluer, le droit français a opposé une résistance farouche en ne modifiant aucunement le champ d’application de son Code des marchés publics, mais il a effectué dans des textes spécifique une transposition scrupuleuse des directives (§ 2e). § 1er : Les notions de pouvoir adjudicateur et d’entité adjudicatrice 350. Organiquement, les directives communautaires sur les marchés publics s’appliquent aux « pouvoirs adjudicateurs » et « entités adjudicatrices ». Nul besoin de rappeler ce que la doctrine unanime appelle le pragmatisme, le réalisme ou le caractère fonctionnel des notions de droit communautaire, qualificatifs qui s’appliquent spécialement à ces notions de pouvoirs adjudicateurs et d’entités adjudicatrices. Si la directive sur les marchés publics de travaux de 71 ne visait comme pouvoirs adjudicateurs que l’État, les collectivités territoriales et leurs établissements publics administratifs6, les directives postérieures, et jusqu’aux plus récentes, ont une approche bien plus large qui vise à recouvrir toutes les manifestations de la puissance publique, voire plus prosaïquement de l’argent public7. Les directives communautaires « secteurs classiques », les 92/50, 93/36, 93/37 et 97/528 mais aussi la directive 04/ qui les unifie présentent toutes le même champ d’application organique : les « pouvoirs adjudicateurs » . La définition unique de cette notion se compose de deux éléments1 : le premier correspond aux entités que nous qualifierons de « pouvoirs adjudicateurs par nature » (A), le second définissant les « organismes de droit public », c’est-à-dire ceux des pouvoirs adjudicateurs qui ne le sont pas par nature, mais en considération de critères additionnels (B). À cela il faut ajouter le cas des « associations » de collectivités publiques ou d’organismes de droit public qui sont, elles aussi, qualifiées de pouvoirs adjudicateurs (C) ainsi que les autres personnes visées par les directives « secteurs spéciaux » et qui s’ajoutent aux pouvoirs adjudicateurs pour la qualification d’entités adjudicatrices (D)
Les personnes publiques, pouvoirs adjudicateurs par nature
Pour les personnes publiques que nous avons qualifiées de « pouvoirs adjudicateurs par nature », les directives distinguent l’État et les collectivités territoriales. Si formellement on ne peut que noter la parfaite similitude avec les personnes visées par le Code des marchés publics, au fond, on peut se poser la question de l’analogie entre les notions internes et communautaires. En ce qui concerne l’État, les doctrines communautaires et universitaires se retrouvent pour juger de l’approche à la fois large et fonctionnelle qu’il convient de retenir. Les trois guides sur les règles applicables aux procédures de passation des marchés publics qui précisaient les trois anciennes directives3 apportaient à ce sujet des éclairages intéressants si on les combine tous les trois. La position de la commission est fondée sur l’arrêt Beentjes4 de la Cour de justice qui a apporté une vision extensive de la notion d’État dans le cadre de la directive Travaux 71/305/CEE. Cet arrêt a en effet considéré que devait être assimilé à l’État, et par conséquent qualifié de pouvoir adjudicateur, une commission locale de remembrement aux Pays-Bas. Cette jurisprudence a été interprétée par deux des trois guides, ainsi que par une grande partie de la doctrine française comme devant comprendre dans la notion d’État d’autres entités. L’État doit, en droit communautaire et aux termes de l’arrêt, « recevoir une interprétation fonctionnelle[…] un organisme […] doit être considéré comme relevant de l’État […] même s’il n’en fait pas formellement partie ». Cette interprétation fonctionnelle oblige à analyser toutes les entités en considération du « moyen d’action » qu’il représente pour l’État ; si l’entité en cause est effectivement un moyen d’action, elle est assimilée à l’État pour l’application du droit communautaire. Afin de savoir si une entité a cette qualité, l’arrêt Beentjes nous indique les indices à prendre en compte, à savoir le fondement légal de l’existence et du régime de l’entité, la nomination des membres de l’entité par les pouvoirs publics, la garantie des obligations découlant de ses actes et le financement des marchés publics qu’il est chargé d’adjuger . Si l’on retrouve dans cette approche des similitudes flagrantes avec la position interne, par exemple l’assimilation à l’État des organes de l’État exerçant les pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaire6, on ne peut que constater qu’elle apparaît aussi comme bien plus large dans certains hypothèses – c’est notamment le cas d’arrêts qui assimilent les états fédérés ou les collectivités locales7 à la notion d’État. Il nous semble qu’à deux égards, cette vision par trop élargie est non seulement inadaptée, mais qu’elle est, de surcroît, fausse en droit des marchés publics. Inadaptée et fausse, elle l’est en considération des directives « marchés publics » mêmes. Si l’on assimile les collectivités locales à l’État, pourquoi l’article 1b) les inclut-t-il expressément dans les pouvoirs adjudicateurs ? Cette précision apparaîtrait comme surabondante. Plus encore, les indices que pose l’arrêt Beentjes pour qualifier « d’État » l’organisme de remembrement apparaissent eux aussi comme partiellement redondants avec la notion d’ « organisme de droit public »8 qui est aussi utilisée pour qualifier une entité de « pouvoir adjudicateur ». Comment alors retrouver une cohérence, non seulement à l’intérieur de la notion d’État en droit communautaire, mais aussi entre les notions internes et européennes ? La solution se trouve vraisemblablement dans une réinterprétation de l’arrêt Beentjes9. Les tenants d’une interprétation large de cet l’arrêt, ceux qui l’analysent comme une extension de la notion d’État à un grand nombre d’autres entités, oublient l’une des caractéristiques essentielles de l’organisme de remembrement en cause dans l’espèce : son absence de personnalité morale. Or c’est bien cette caractéristique qui est au cœur du problème. Si on l’oublie, on en vient à qualifier d’ « État » des entités qui ont déjà une personnalité morale. Or c’est exactement ce qu’a fait la Cour de justice lorsqu’elle a étonnamment qualifié d’ « État » des collectivités locales dans l’arrêt précité. Les critères de l’arrêt Beentjes avaient pour objectif de rechercher si l’on pouvait rattacher à la personnalité morale de l’État cette entité qui n’en avait pas. Ils ne cherchaient pas à redéfinir l’État lui-même. L’absence de conséquence juridique de cette confusion – puisque collectivité locale ou État, l’entité est de toute façon pouvoir adjudicateur – n’empêche pas que l’on s’élève contre l’incohérence théorique de la situation. Si l’on accepte de n’étendre la notion d’État, dans les conditions de l’arrêt Beentjes, qu’aux seules entités sans personnalité juridique, la cohérence globale de la notion de pouvoir adjudicateur est retrouvée. Ainsi, les assemblées parlementaires comme les Autorités administratives et indépendantes resteront assimilées à l’État pour la passation de leurs marchés publics. À l’inverse, les collectivités locales ou les établissements publics qui remplissaient les conditions de l’arrêt Beentjes, tout en étant respectivement des pouvoirs adjudicateurs par nature et des organismes de droit public du fait de leurs propres personnalités morales, conserveront leurs qualifications initiales, sans avoir à recourir inutilement à la personnalité de « l’État » . Aux vues de ces différences, on peut conclure que le droit communautaire développe en réalité deux notions d’État distinctes. La première a pour vocation de considérer l’État dans sa globalité, y compris ses démembrements – issus de la déconcentration, de la décentralisation ou du fédéralisme – ; la seconde est réservée aux marchés publics, et plus exactement à la notion de pouvoir adjudicateur . Il s’agit alors de considérer l’État comme la personne morale de droit public qu’il est aussi en droit interne2, distincte de ses démembrements, mais incluant des entités sans personnalité juridique qui ne peuvent être rattachées aux collectivités décentralisées ou fédérées. On a donc, dans ces limites, la même notion juridique d’État en droit interne et en droit communautaire pour la qualification de pouvoir adjudicateur, la seule différence qui pourrait apparaître entre les deux serait l’inclusion dans la notion d’État d’une entité sans personnalité morale créée par une seule collectivité locale (par exemple une association non reconnue créée par une commune), mais cette question n’est jamais encore parvenue au contentieux.
Les personnes publiques « organismes de droit public »
La notion d’organisme de droit public est certainement une des plus représentatives de l’approche fonctionnelle de la notion de pouvoir adjudicateur. Elle ne regroupe pas seulement des personnes morales de droit public4, mais également un grand nombre des établissements publics, administratifs et même industriels et commerciaux. Trois critères sont posés par les directives pour reconnaître un organisme de droit public, la complexité restant de mise puisque le troisième ouvre lui-même une triple possibilité5. Notons que la Cour de justice a insisté sur le caractère cumulatif de ces conditions6. Le premier critère est matériel puisqu’il impose que l’organisme soit « créé pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général ayant un caractère autre qu’industriel et commercial » ; le deuxième est quasi-organique puisque l’organisme doit avoir la personnalité morale ; le dernier étant à la fois matériel et fonctionnel dans la mesure où il regroupe trois cas « d’influence » publique sur les entités en cause, influence susceptible de les faire rentrer dans la « sphère » publique. 1) Le critère de la création « pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général autre qu’industriel et commercial » 356. Le moins que l’on puisse dire est qu’encore une fois le droit communautaire essaye de se rapprocher des qualifications juridiques internes. Comment en effet ne pas penser d’une part à la question du service public à voir l’utilisation du vocable « intérêt général », et d’autre part à celle de la différence entre les SPIC et les SPA ou les EPIC et les EPA en voyant apposés les termes industriel et commercial. L’utilisation du vocabulaire français pour « traduire » des notions de droit communautaire – au contenu pourtant différent – est un instrument d’assimilation du droit communautaire dans les droits internes qui n’a pas fait l’objet d’études particulières. Pourtant, elle montre en notre matière une particulière efficacité. Une partie de la complexité des « marchés publics » vient par exemple de l’utilisation de cette qualification aussi bien en droit interne qu’en droit communautaire, alors qu’il ne s’agit pas des mêmes notions juridiques. Cela contraint de droit interne à modifier sa notion, sauf, du fait de l’obligation de transposition, à réduire la lisibilité de son droit. La situation est comparable pour les « besoins d’intérêt général autres qu’industriel et commercial ». En effet, l’annexe de la directive Travaux de 71 présentait une liste des « organismes de droit public » afin de préciser ce que recoupait, en France, cette qualification. Cette liste, qui excluait de prime abord l’ensemble des EPIC, réservait l’application du droit d’origine communautaire aux EPA, mais elle n’était ni exhaustive ni liante . Par ailleurs, la directive prévoyait, comme c’est l’usage, une procédure simple pour sa mise à jour, procédure dans laquelle les instances nationales comme communautaires avaient leur rôle, mais que la commission pouvait modifier unilatéralement. 358. Cette liste initiale évolua peu au fil des années, même si elle fut modifiée deux fois, la première par une décision de 908, la seconde dans l’annexe 1 de la directive 97/52 du 13 octobre 97 . Elle est aujourd’hui à l’annexe III de la directive 04/ et a été sensiblement réduite, au point que c’est en réalité son caractère non exhaustif qui prime aujourd’hui . Depuis l’origine, la Cour de justice s’est exprimée de nombreuses fois sur la consistance de la notion d’organisme de droit public à l’occasion de recours préjudiciels, et seul le caractère « ni exhaustif ni liant » de cette liste a permis qu’elle reste encore en vigueur tant les précisions apportées par ces arrêts sont importantes. Elles portent en fait sur chacun des éléments de la définition : l’existence d’un besoin d’intérêt général autre qu’industriel et commercial (a), la nécessité d’un organisme créé pour satisfaire ce besoin (b) et cela de manière spécifique (c).