Les pays émergents dans la tourmente
La Russie
On peut distinguer trois étapes dans l’arrivée de la crise mondiale en Russie : i) une veillée de crise ; ii) des plans d’enraiement ; iii) un glissement vers une crise généralisée de l’économie russe qui s’observe depuis novembre 2008. L’arrivée de la crise en Russie a été suivie, entre autres, au travers de deux indices boursiers que sont le RTS et le MICEX, le premier en dollars et quelque peu sophistiqué, le second en roubles et plus simple. Il s’agit de marchés boursiers étroits et très réactifs qui ne sont pas restés indifférents à l’effondrement boursier occidental des 21 et 22 janvier 2008, ni à l’annonce du plan Bush de 150 milliards de dollars. Toutefois, ces indices russes sont ensuite remontés pour atteindre leur plus haut historique en mai 2008 avant de retomber assez nettement, puis d’enregistrer une chute vertigineuse mi–juillet. Ce retournement des indices boursiers n’a cependant pas immédiatement entamé la confiance des banques ni dans les banques. Fin août, les dépôts des particuliers ont continué de croître ainsi que les crédits aux entreprises et aux ménages. Le 12 septembre, Poutine parle encore de la Russie comme d’un « havre de paix ». Mais s’est déjà mis en marche un mécanisme de vente d’actions servant souvent de gages à des crédits bancaires qui offraient des ratios extrêmement favorables à l’achat. Ce mécanisme a entraîné un problème important de liquidités au sein des banques. Pour y faire face, à partir de la mi-septembre, la Russie a mis en place un certain nombre de plans d’enraiement de la crise proches de ceux des pays occidentaux, en injectant des dizaines de milliards de dollars puisés dans « l’atout de la Russie » que sont ses importantes réserves de change qui s’élevaient à plus de 500 milliards de dollars, dont 200 milliards de fonds souverains. Le 13 septembre a ainsi été mis en place un plan de 70 milliards de dollars, porté dans un deuxième temps à 120 milliards de dollars, comportant des infusions massives de liquidités dans les banques et des promesses de rachats de Blue chips pour 20 milliards de dollars. Ce plan a été accompagné d’un assouplissement des règles de rappel des marges et d’un début de politique de détaxation vis-à-vis des compagnies pétrolières à la fois sur leurs taux d’imposition et sur la taxe à l’exportation des produits pétroliers. Les règles étaient devenues problématiques avec la chute du prix du baril qui faisait que la taxe avait fini par absorber tous les bénéfices possibles de la part des exportateurs. Ce plan a entraîné un regain des indices boursiers jusqu’à fin septembre où le RTS a perdu la moitié en quelques jours après le plongeon du Dow Jones du 29 septembre, qui est aussi la date du rejet surprise du Plan Paulson. Alors la situation s’aggrave avec un nouveau problème à l’horizon, celui du remboursement des emprunts massifs Les pays émergents dans la tourmente 105 faits par les grandes sociétés russes auprès des institutions financières privées occidentales, qui sont de l’ordre de 460 à 480 milliards de dollars. Ces emprunts russes sur les marchés financiers internationaux doivent faire face à une première échéance de 40 milliards de dollars fin 2008. Pour aider, le gouvernement russe a ajouté 50 milliards de dollars à son plan de sauvetage qui s’alourdit et tend vers les 200 milliards de dollars. A partir de là, on entre dans la troisième étape, celle d’un glissement vers une crise généralisée. La mesure de la mise en place des 50 milliards d’aide au refinancement des entreprises russes qui ont emprunté auprès des banques occidentales a rapidement suscité des réactions parmi les oligarques russes. Sur quels critères seront choisis les « ayant-droit » ? Cette troisième phase s’accompagne d’autres mesures d’enraiement comme une nouvelle baisse significative de la taxe à l’exportation des produits pétroliers, annoncée le 18 novembre, qui était de 39 dollars par baril exporté, soit plus que le prix export et le coût du transport. Par ailleurs, Poutine, en tant que Premier ministre, s’est engagé à faire adopter le 20 novembre une série de mesures remarquable notamment la baisse de 4% de l’impôt sur le bénéfice des entreprises en 2009 afin d’encourager leur autofinancement. Autre décision importante, le 10 novembre, la Banque centrale de Russie a laissé le rouble fluctuer plus bas que le plancher du « corridor » jusque là admis par rapport aux monnaies de références que sont le dollar et l’euro. Cette défense du rouble vise à sauvegarder une partie des réserves dont disposait le gouvernement russe. Depuis, se sont accumulés d’autres signes de crise à savoir : i) un taux du rouble qui tombe entraînant des ventes importantes ; ii) des achats de dollars par les particuliers ; les entreprises et les banques ; iii) des réserves en baisse ; iv) un prix du baril de pétrole brut qui continue à chuter ; v) un début d’annonce de cas de chômage et de licenciements avec en bout de chaîne des réductions d’emploi ; vi) des baisses d’activités en particulier dans le secteur de l’automobile ; vii) une croissance d’ensemble qui faiblit visible depuis novembre au travers d’une baisse de la consommation de l’énergie électrique ; viii) une baisse récente de la notation russe Standard & Poor’s passée de BB+ à BB-. Si le FMI et l’Institut de Vienne pour l’économie internationale ont des jugements plutôt optimistes sur la situation russe, soutenue selon eux par de bons fondamentaux, ceux de la Banque mondiale et de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) sont plus mitigés. Quant à Poutine, il est confiant alors que Medvedev se montre plus prudent. Ce qui est incontestable c’est l’immaturité du système bancaire russe et son incapacité à financer les investissements à long terme des entreprises. Autre caractéristique de la Russie, elle se situe en fin de peloton dans les perspectives de redémarrage étant, en tant que pays exportateur d’énergie, complètement dépendante de la reprise mondiale dans son ensemble.
La Chine Agnès Bénassy-Quéré
En préambule sur la Chine, le gouvernement chinois semble vouloir s’accrocher au chiffre magique de 8% de croissance pourtant difficile à justifier. En effet, on observe aujourd’hui des exportations en baisse, un investissement en chute libre, avec toutefois une consommation plutôt robuste et difficile à expliquer alors qu’on s’attend à des licenciements et donc à une baisse des revenus. Le gouvernement a mis en place une politique de stimulation de la consommation qui n’aura pas nécessairement d’impact dans l’immédiat. Pour illustrer le modèle de croissance chinois et les problèmes auxquels la Chine est confrontée, si l’on part de l’indice 100 en 1993 et l’on regarde le PIB, l’investissement en capital et la consommation, on observe que ces trois agrégats croissent au même rythme de 1993 à 2002, et qu’à partir de 2003 il y a un décrochage de la consommation. La Chine arrive dans la crise mondiale avec un excès important de capacités de production. Or le gouvernement semble vouloir maintenir ce modèle de croissance i) en détaxant les activités exportatrices, ii) en soutenant artificiellement la demande pour les biens d’investissement et la construction. Ces mesures ne sont pas cohérentes avec l’objectif de rebasculer la croissance sur une demande stimulée par la consommation interne. Ces difficultés peuvent provenir du fait qu’en Chine les incitations des gouvernements locaux ne soient pas les mêmes que celles d’un pays capitaliste. La Chine affronte donc la crise avec un système financier qui bénéficie du fait qu’il n’est pas très développé mais avec un handicap qui est son excès de capacité. Françoise Lemoine Les nouvelles qui arrivent de Chine ne sont pas bonnes et annoncent clairement une baisse de la croissance et des exportations. Ce qui se passe en Chine actuellement montre très clairement qu’il n’y a pas de découplage au plan mondial entre pays émergents et reste du monde, ni entre pays émergents asiatiques et reste du monde. La Chine est entrain de passer d’une situation de simple ralentissement cyclique à un atterrissage brutal sous l’effet de la crise économique mondiale. En effet, depuis 2003 la Chine a connu une phase de forte accélération de sa croissance, avec un taux de croissance à deux chiffres sur la période 2007. Depuis le début 2008, elle amorçait cette phase de ralentissement qui suit généralement les phases d’accélération notamment parce que les autorités centrales chinoises commençaient à mettre en place des mesures de politiques monétaires restrictives visant à contenir l’inflation et freiner la spéculation : hausse des taux Les pays émergents dans la tourmente 107 d’intérêt, plafonnement des prêts bancaires. Les premiers effets de ces mesures se sont fait sentir début 2008 notamment dans le secteur de la construction et de l’immobilier qui avait le plus bénéficié de la croissance et dont les poids étaient passés de 5% du PIB en 1993 à 10% en 2007, en créant d’énormes surcapacités. Les politiques restrictives ont rapidement fait sentir leurs effets sur ce secteur qui s’est contracté, entraînant, compte tenu de son poids dans l’économie chinoise, des effets amont extrêmement forts : chutes de prix, mise en difficulté de nombreux secteurs d’industries lourdes jusqu’alors moteurs de la croissance chinoise (production des métaux, de l’acier et du ciment). S’est ajoutée à ceci, pendant l’été 2008, la chute des prix mondiaux des matières premières accentuant d’autant plus les difficultés des secteurs amont. Il y a donc un premier facteur de ralentissement de la croissance qui est un facteur interne. Deuxièmement, il y a dans l’industrie manufacturière chinoise des excès de capacité et, ces derniers temps, des sources de baisse de compétitivité que sont, d’une part, le renchérissement du coût de la main-d’œuvre lié à de multiples facteurs comme l’instauration du nouveau code du travail et, d’autre part, l’appréciation du renminbi (RMB) de plus de 20% par rapport au dollar sur la période juillet 2005-juillet 2008. Donc une perte de compétitivité des secteurs intensifs en main-d’œuvre qui s’est traduite depuis le début de 1998 par le ralentissement des exportations d’une province comme le Guangdong, par exemple, qui exporte surtout des produits à forte intensité de main-d’œuvre. A tout ceci se rajoute plus récemment l’impact de la crise mondiale. Jusqu’en septembre, voire octobre 2008, les exportations chinoises ont assez bien résisté et ont même enregistré une augmentation de plus de 20% en valeur, et de plus de 13% en volume. Ce ralentissement s’est transformé très récemment en un effondrement puisque, d’après les derniers chiffres, les exportations ont baissé de 2% en valeur en novembre 2008. Jusqu’en octobre, le ralentissement économique était essentiellement d’origine interne. Depuis, il se conjugue avec l’impact de la crise mondiale et on a la conjonction de deux phénomènes : un ralentissement cyclique, et un choc externe extrêmement violent parce que l’industrie exportatrice chinoise a une place relativement importante au sein de la production industrielle. On estime que 20% à 30% de la production industrielle est exportée. Ce secteur exportateur contribue à environ 20% de l’investissement. Aussi, les effets en chaîne de la baisse des exportations sont potentiellement très importants. Face à cela, depuis l’été 2008, les autorités chinoises ont pris de nombreuses mesures en injectant 4000 milliards de RMB soit 586 milliards d’euros à dépenser sur la période 2009-2010, soit 8% du PIB. Cependant, il y a des doutes sérieux sur l’ampleur de la relance dans la mesure où un bon nombre des 108 Onze questions sur les grandes économies émergentes mesures incluses dans ce paquet de relance étaient déjà programmées dans le plan quinquennal. Ce plan de relance va-t-il accélérer leurs mises en œuvre, remettre à l’ordre du jour des projets en voie d’abandon ? Donc il ne s’agit pas véritablement de 8% du PIB de mesures véritablement nouvelles et l’ampleur du paquet de relance est difficile à mesurer précisément. D’autre part, comment ce plan de relance va-t-il être financé ? Sur les 4000 milliards de RMB de relance globale, environ 30% doit être financé sur le budget de l’Etat par le gouvernement central. La question qui se pose porte sur le financement des 70% restants sachant bien sûr que les autorités locales sont prêtes à mettre en œuvre ces mesures de relances et font des projets, mais elles disposent de peu de recettes propres, et les gouvernements provinciaux sont pour beaucoup dans une situation financière difficile et n’ont pas le droit de s’endetter auprès des banques même si elles le font officieusement. Aussi, les projets de relance mis en avant par les gouvernements locaux supposent un financement des autorités centrales. Le gouvernement chinois étant très peu endetté, on peut concevoir que les banques financent une partie des plans de relance en achetant des bons du trésor puisque leur situation financière est saine et qu’elles sont peu endettées. Les prévisions des économistes rencontrés sur place se situent autour de 7,5% de croissance pour 2009, soit un très net ralentissement par rapport à 2007 où la croissance était à 11,9% avec une estimation de 9% pour 2008. La Banque mondiale estime que la contribution nette des exportations va être négative, de l’ordre de moins 2 points de PIB en 2009, alors qu’elle était de l’ordre de 2,5% de PIB en 2007. L’économiste Stephan Greene de la Chartered Bank (Shanghai) estime que l’ensemble du paquet fiscal, c’est-à-dire la contribution des dépenses publiques nettes à la fois en termes de consommation et de capital pour relancer la croissance, va être de l’ordre de 2,8 points de PIB en 2009, et qu’il ne semble pas déraisonnable d’arriver à une croissance économique de l’ordre de 7,5 points de croissance pour cette même année si on fait confiance aux autorités chinoises pour stimuler la croissance par des dépenses fiscales notamment en investissements d’infrastructure (routes, ponts) et en dépenses de développement de la couverture sociale (éducation, santé), ces dernières étant plus longues à mettre en œuvre. Ce qui ressort nettement tout d’abord c’est qu’en 2009 la relance, si elle a lieu, se fera par le secteur public et l’investissement public, loin de produire un rééquilibrage de la croissance chinoise au profit de la consommation. L’impact de la crise et les mesures de relance vont accentuer le déséquilibre de la croissance au profit de l’investissement, le seul moteur qui peut tirer la croissance à court terme, du moins en 2009. La deuxième conséquence est que la relance par la consommation ne pourra intervenir que plus tard, éventuellement sur la période 2010-2012. Autre point important c’est que ce ralentissement de la croissance va se faire au détriment du secteur privé qui va souffrir de la baisse des exportations, et dans une certaine mesure du ralentissement de la consommation. Le secteur privé s’est développé dans une phase de surchauffe qui a engendré une prolifération de petites entreprises privées dans des secteurs comme le secteur de la sidérurgie . Cette crise va aussi avoir un effet d’assainissement. De nombreux investissements faits par des entreprises privées sont en surcapacité, ils n’étaient pas rentables et n’avaient pas la taille adéquate. Donc globalement, le choc va affecter le secteur privé alors que les entreprises publiques ont bénéficié de la grande phase de restructuration suite à la crise de 1997-1998. L’année 2009 va être une année de transition qui ne va pas contribuer à résoudre le problème du déséquilibre de la croissance chinoise.